mercredi 26 décembre 2012

les Bêtes

Bien que levé tôt pour assister à la fin du monde vendredi, je n'ai rien vu. Ni pluie d'oiseaux calcinés, ni nuées de sauterelles, ni serpent à sept têtes, ni ange détruisant les récoltes à grands coups de serpe... Rien d'autre que la perspective d'une nouvelle journée de travail. L'événement le plus important depuis la création du monde n'a pas eu lieu. Et le pire reste à venir : Noël. C'est le temps des réunions familiales.

Dans le métro, elle, à lui qui reste silencieux :
- Ton père il aime personne. Il n'a besoin de personne. C'est pas normal, ça, de n'avoir besoin de personne. 
Mon père c'est l'inverse. Il peut pas rester seul. Il a toujours besoin de quelqu'un. C'est pas normal, ça, d'avoir toujours besoin de quelqu'un.

La bonne mesure ? La famille est le lieu de l'interprétation. Du trop dit, du pas assez. Des tensions, de l'abattement. Des gestes à peine perceptibles qui racontent l'amour si maladroit à se dire. Des mutismes qui paraîtront tendres ou hostiles.
Quand le cochon arrive sur la table, je ne peux m'empêcher de le photographier. Après coup je me dis que je dois m'identifier à lui, reconnaître quelque chose de moi dans son sourire crispé. Il n'a pas beaucoup de succès en plus le pauvre, avoir donné sa vie pour si peu de reconnaissance, c'est triste. 
Je me souviens d'un séminaire à la campagne où l'on était nourris de cochonnailles et où l'on pouvait aller jouer avec la truie bruyante qui, l'an prochain, nourrirait les stagiaires suivants. D'année en année les cochonnes portaient des prénoms en a, comme sur les premières publicités de Minitel rose.

"C'est maintenant une Bête qui monte de la terre, elle a deux cornes comme un agneau, mais parle comme un dragon. Et elle plie tous les hommes au service de la première Bête". (Beatus de Liébana, texte de Umberto Eco, édition Franco Maria Ricci).

J'ai l'impression qu'à l'intérieur de ma mère, une Bête dévore tout. Lendemain de fête douloureux.

vendredi 21 décembre 2012

pour mémoire

En réalité,  avant d'écrire le billet daté du 7 décembre, où je justifiais mon "absence" par un surcroît de travail, j'avais pris le temps de rendre visite à ma mère.

Sa mémoire est un champ de ruines. Y souffle un vent persistant qui balaie inlassablement le présent et qui par moment et par on ne sait quel mystère de la dynamique des éléments, crée de petits tourbillons où la capacité de raisonnement tourne sur elle-même comme une feuille morte piégée dans une tornade.
Son esprit alors semble une steppe vaste, ouverte à tout, où Raison et Déraison, presque jumelles, jouissent du même droit de cité ; mais où Déraison, admise depuis peu, paraît plus joyeuse, plus dynamique, goûtant mieux cet espace soudain à sa portée, quelle avait convoitée si longtemps. Le risque est qu'elle s'emporte, grisée, gourmande, dévorante.

Amour, de Haneke, est tourné en studio, dans un appartement
construit selon le plan du logement viennois des parents du réalisateur.
Rien de grave pour l'instant. Ma mère se souvient encore de nous, mais c'est chaque fois mon appréhension – au téléphone j'annonce toujours clairement mon prénom, précédé de "c'est moi, maman", façon de glisser aussi l'indication du lien de parenté. Au cas où.

La même semaine je vais au cinéma pour voir, enfin, Amour, de Michael Haneke. C'est au MK2 Beaubourg, dans une petite salle. Au premier rang, un spectateur, dont j'avais noté la forte stature quand il est entré, s'est endormi. On sent que ce n'est pas l'ennui mais autre chose qui a ravi son corps de bûcheron. En fait je n'ai pas compris tout de suite qu'il dormait. Il parlait tellement que j'ai pensé qu'il téléphonait pendant la projection. Non, simplement il racontait dans son sommeil. Ça travaille.

Quelques jours plus tard, au cours d'une soirée qui réunit des amis autour d'un projet professionnel commun, la belle S. lâche, dans un moment d'émotion : "Je suis en train de perdre ma maman". Moi qui suis un peu au courant de la situation, j'observe la réaction des uns et des autres. Chacun pense que la mère de S. est en train de mourir. S. précise, décrit Alzheimer et quelques AVC.
Dire encore : perdre, c'est perdre le lien.

J'ose : "Si tu veux pleurer, tu peux aller voir le film de Haneke, ça parle justement de cela." Je ne pense pas qu'elle ait pris cela pour un conseil amical, mais plutôt comme un genre de boutade un peu provocante dont je peux facilement être l'auteur. Et pourtant. Combien de mères rassemble Emmanuelle Riva dans ce rôle-là ?

En 1959 Alain Resnais et Marguerite Duras lui faisaient dire, en réponse à l'homme qui affirmait, Tu n'as rien vu, tu as tout inventé :

"Rien.
De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierai.
De même que dans l'amour."
(Extrait de Hiroshima mon amour)

lundi 10 décembre 2012

jamón, jamón

« Quittant Tanger en juillet 1959, Bacon laisse derrière lui un ensemble de tableaux dont beaucoup d'inachevés, et cette Peinture. Il aurait voulu tout bazarder. Il avait besoin d'argent, dit Fonfon que le décorateur de Barbara Hutton était venu trouver :"Bacon s'en va, il vend tout!" Jean-Charles Fontana a failli acheter un grand tableau pour..."cinq cents pesetas, environ quinze euros, le prix d'un garçon. Lorsque je suis allé voir Bacon sur son toit, après avoir renversé des cadavres de bouteilles et l'avoir peut-être réveillé, il était assis sur son grabat, il m'a regardé dans les yeux... des yeux fous ! Je lui ai dit, Est-ce que je peux regarder vos tableaux ? Il m'a dit oui. Et dans son œil fou, il voulait que j'achète le tableau, je l'ai senti. C'était une grande toile représentant un matelas au couvre-lit de couleur très bizarre, sur lequel dormait sur le côté gauche un énorme fœtus vert et dans un coin, une espèce de lavabo. J'ai hésité, j'avais rendez-vous avec un marocain musclé, fort comme un lion... J'ai finalement choisi ce garçon. Plus tard j'ai vu le tableau chez Krugier, à Genève, plus de deux millions de francs suisses ! »


Extrait de Tanger 54, de Mona Thomas, édition Stock, collection La Forêt.

vendredi 7 décembre 2012

Afrique frac

Après transparaître, disparaître ?
Cela fait un moment que je n'ai pas glissé la tête dans cette fenêtre numérique, occupé pour une part à travailler, ce qui n'est guère intéressant. Il faut dire que revenir de quelques jours de vacances pour être assailli par la "reprise" du conflit israelo-arabe, la guéguerre Copé Fillon et le brouhaha du gouvernement, rien de cela n'incite à se tenir dans le flux de l'actu.
Je me suis donc plongé dans un bouquin qui m'attendait depuis quelque temps sur ma table de nuit, Tanger 54, de Mona Thomas (guidé là encore sans doute par un désir post Afrique).

C'est un curieux livre, récit et rêverie critique, tout aussi intéressant qu'horripilant. Récit car la quête retracée est réelle et peut même s'illustrer, au fil des pages, en consultant Internet sur les indications de l'auteur. 
Pour faire vite : l'acteur Gérard Desarthe achète sur une brocante normande un dessin de visage, au pastel, annoté  : Will. S Burroughs, Tanger 1954. Son amie Mona mène l'enquête. L'inscription est-elle une signature ou une dédicace ? Le dessin est-il un portrait, et si oui, de qui ? Si l'œuvre n'est pas de la main de Burroughs, qui, en 1954 à Tanger, a pu réaliser ce croquis ? 

Le croquis qui donne lieu à l'enquête
de Mona Thomas, reproduit dans le livre
publié aux éditions Stock.
Cette ville, dont le nom cousine si bien avec danger, est tout autant un rayonnage de bibliothèque, un fragment de littérature, qu'un lieu réel. Mais les écrivains ne sont pas les seuls à succomber aux charmes épicés de la médina et de ses jeunes hommes. Nombre de peintres s'y croisent.
Petit à petit l'auteur découvre que le modèle est un peintre marocain (Ahmed Yacoubi), amant de Bowles puis de Francis Bacon. D'après les photos et les témoignages, l'hypothèse semble crédible. Plus hasardeux, Mona Thomas affirme finalement que le dessin serait l'œuvre de Francis Bacon.

Tandis que la lecture de ces pages fait renaître le Tanger des années 50, avec ces étrangers et leurs gigolos locaux — ce tressage de profits variés qui n'exclut pas l'authenticité —, un hasard né de mon insatiable curiosité me fait découvrir le week-end dernier, en plein Paris, un lieu de prostitution masculine avec de jeunes hommes presque tous d'origine maghrébine. 
Un lieu clos, peint de noir, que l'on atteint après avoir gravi des escaliers et traversé des espaces fort différents et qui m'apparaît, rétrospectivement et de façon fantastique, comme une chambre dissimulée au sein d'une pyramide. Chambre aux trésors ? C'est sans doute un secret de Polichinelle pour les amateurs habitués, qui eux, doivent rejoindre l'endroit à grandes enjambées, en sifflotant, comme s'ils allaient au supermarché G20 du coin.
Ma timidité et ma surprise, entre ces cabines alignées qui toutes abritent un garçon différent, détonnent et m'empêchent de poser toutes les questions qui me brûlent les lèvres. Ainsi, me voici dans l'incapacité d'indiquer combien est facturée la passe. À part les jeunes professionnels, se tiennent là des hommes à cheveux gris, clients bien sûr, et je comprends vite que tout le monde se connaît ici. Ça plaisante, ça chantonne, dans une cabine l'un des "vieux", en costard, pianote sur son BlackBerry pour chercher des nouvelles de la brouille à l'UMP, ce qui donne matière à commentaires.
Comme je suis moi aussi dans la tranche d'âge des consommateurs, on me fait des propositions très explicites (mais non chiffrées) et s'invitent les souvenirs de Marrakech, du livre de Mrabet, Look and Move on, et de celui en cours, Tanger 54.



L'amour, parfois, ne dédaigne pas le commerce. Et l'amour de l'art, avec Mona Thomas, nous emmène donc sur les traces de Francis Bacon à Tanger. Pour ma part, j'ignorais qu'il y avait séjourné. La biographie, ô combien rocambolesque du peintre, sert de prétexte à nombre d'anecdotes qui font du livre une agréable balade. Il y a de jolis passages, d'autres très agaçants, écrits comme une conversation de bistrot zébrée de name dropping. J'imagine que l'auteur est sincère et que ses interrogations sur le statut de l'œuvre hors corpus officiel le sont aussi. Mais j'ai peine à croire qu'un amateur d'art voit dans ce croquis trace de Francis Bacon. Ou alors à accepter, ce que je fais volontiers, que les plus grands artistes sont capables de crobards qui ne méritent ni une telle attention, ni une telle sacralisation. L'argument final qui fait pencher Mona Thomas pour une attribution à Bacon (je ne veux pas révéler la fin pour qui voudrait lire le bouquin), s'avère d'ailleurs tout à fait impensable pour qui s'est déjà frotté à la composition d'une image, mais passons.

Plus tard dans la semaine, un fracas retentit dans mon appartement. Dépité, je découvre qu'une série de petites poteries que je tiens de mon père s'est écrasée sur le sol. Elles étaient accrochées au mur, dans l'entrée, reliées et unes aux autres par un lien d'origine qui a rompu. C'est un souvenir de son service militaire en Tunisie, que le temps avait jusque là préservé.
Mais que me veut le Maghreb ?

vendredi 23 novembre 2012

transparaître

Voici, pour ceux qui ne connaissent pas la ville, et pour illustrer cette vision saisissante dont je parlais  (billet du 16 novembre), une des vues "cartepostalesques" que l'on peut avoir sur Marrakech : les immeubles ocre jaune et ocre rouge, baignés de soleil, surmontés du massif montagneux enneigé. Le tout hérissé de palmiers et de minarets.

Cette image est prise depuis la terrasse élevée du musée de la photographie qui s'avère un endroit charmant : petit riad sans prétention, sans décoration arabisante kitsch, animé par un personnel adorable et, du moins lors de ma visite, presque vide. La restauration proposée sur place n'est pas honteuse, loin de là, et profiter tranquillement du panorama sur la ville, au-dessus des toits, à une heure où toutes les mosquées appellent à la prière comme cela m'est arrivé, est vraiment un privilège enchanteur.
La Medersa ben Youssef. À gauche cliché de vacances,
à droite photo venue du petit musée de la photo.
La fontaine Chrob n chouf ("bois et regarde").
La photo de gauche vient aussi du musée.
En regardant ces photos anciennes, on fait le constat réalisé facilement par ailleurs : l'impression qu'ici le temps s'est par endroit figé, sentiment qui vient en collision avec l'effet de flash-back que j'évoquais hier. Similaires, légèrement modifiées ou inédites, les images se superposent alternant l'idée d'un éloignement irréversible et celui d'une proximité éternelle.
En écrivant cela me reviennent en tête les images d'un photographe des années quatre vingt (dont le nom en revanche m'échappe) qui travaillait sur des superpositions de visages, un peu à la manière de Jason Salavon.
La perception des strates ici est d'autant plus troublante qu'elle se redouble d'une forme d'empilement transparent du langage. Moi je croyais naïvement qu'avec la réarabisation de l'enseignement et l'après protectorat, les mots français auraient été grattés des vitrines et des enseignes, recouverts de peinture et abandonnés. Pas du tout. À la bonne grillade voisine l'Hôtel de Nice et le restaurant La cheminée...
Le passé sédimente partout, sans complexe, et parfois en haut de l'affiche. Ainsi, au-dessus de la porte d'un bar surmonté d'un immense drapeau anglais peut-on lire : English Pub, La Daurade. (J'en ris encore).

jeudi 22 novembre 2012

mémoire

J'étais habité, par instant, lors de mon périple au Maroc, de la sensation de la fuite du temps. Mais l'expression est ici une facilité de langage, loin du réel ressenti que j'en avais, où rien de la fluidité qu'évoque pour moi le mot fuite n'avait place. Le rapt du temps ? Le stroboscope du temps ?
Il s'agit en effet beaucoup plus d'un arrêt sur image, d'une opération de flash-back que j'ai vécu à Marrakech.

J'avais déjà mis les pieds à deux reprises dans la ville. Une fois en décembre 1993 — où j'avais accompagné une amie qui participait à une conférence médicale, une autre fois fin janvier 2001, quelques mois après la mort de mon père.
À mon premier séjour j'avais visité peu d'édifices touristiques, principalement les souks et la médina que j'avais véritablement sillonnée de part en part, et les Jardins Majorelle, une agréable parenthèse de calme dans la ville où, alors, les sollicitations des marchands, guides, calèches et autres bénéficiaires du tourisme étaient proprement éreintantes.
De ma deuxième visite, je garde le souvenir des tombeaux saadiens, des cigognes, et de la vie lumineuse dans les rues où les rabatteurs et harceleurs de toutes sortes avaient miraculeusement disparus (ou presque).

C'est en 2003 que la place Jemaa el Fna a été pavée, perdant ainsi son aspect vaguement médieval. Mais plus que les pavés, c'est l'uniformisation des baraques, notamment celle des vendeurs de jus d'orange, qui modifie le visage de la place sans qu'au premier coup d'oeil on sache vraiment ce qui a changé.
J'étais déjà depuis plusieurs jours au Maroc (en fait j'avais quitté Marrakech pour remonter vers Fès, puis étais revenu sur place) quand je découvre un mail de C. (le seigneur des ano-nymes) qui m'exhorte : Un mail en vitesse pour te déconseiller de revoir le jardin Majorelle (Disney Land de cactées)...
 Las! C'était trop tard. Accompagné les premiers jours de mon voyage par un ami qui souhaitait voir ces Jardins, nous nous y étions rendus déjà. 

Très brefs moment de tranquillité dans les Jardins Majorelle.
À éviter.
Des grappes de touristes déambulent appareil photo à la main dans un lieu qui a perdu tout son charme. Par moment on se croit dans le jardin de cactus de l'aéroport de Singapour. Les bambous sont gravés de prénoms du monde entier. Il faut recadrer son regard (un coin de pot de fleur et un vert végétal) et se boucher les oreilles.
Le jardin accueille maintenant un mémorial dédié à Yves Saint Laurent. Pauvre Yves. La stèle devient une attraction comme une autre devant laquelle se photographier, comme on l'aura fait sans doute préalablement devant la Koutoubia, la Tour de Pise, la Tour Eiffel etc. Pause déhanchée, suggestive, la main appuyée sur la colonne de pierre.
Parfois c'est au contraire juste un support pour poser l'appareil qui, en mode retard, va fixer l'image d'une bande de joyeux ricaneurs en short.

- « C'est n'importe quoi, c'est un parfum Yves Saint Laurent !,  » hurle un gamin d'une dizaine d'années.
- « Mais avant d'être un parfum, c'était un monsieur, » explique sa mère qui se paye de sa minute éducative de la journée.

Je n'ose croire, comme on veut bien le dire, que les cendres de Saint Laurent aient été dispersées en ce lieu, mais plutôt dans le jardin de sa propre maison, à quelques mètres de là.

vendredi 16 novembre 2012

défense

Je suis de retour.
Au Maroc, c'était déjà le début de la saison froide et les touristes en tee-shirt se mêlaient dans les rues aux Marocains en doudoune. Mais ces deux derniers jours, lundi et mardi, il faisait vraiment frisquet dans ce "pays froid où le soleil est chaud", phrase que l'on prête à Lyautey et qui a le mérite de décrire assez bien le climat local et l'impression vive, chaque fois ressentie, à la vision de Marrakech sous la barrière des montagnes enneigées du Haut Atlas.

Parmi les "réjouissances" parisiennes, le dentiste. Rien de particulier n'a changé dans la salle d'attente, c'est moi qui doit être légèrement modifié : je m'interroge aujourd'hui sur la présence d'un piano qui est pourtant là depuis toujours. Je regarde différemment les maquettes de molaires disposées sur l'instrument.

Ce qui m'apparaît, c'est la superposition de l'ivoire (comme une composition de Bertrand Lavier), rapport que j'imagine naître dans mon esprit à cause de l'Afrique (Maroc-Afrique-Éléphants-Ivoire), l'ivoire qui constitue les dents et celui dont on faisait les touches de piano.


samedi 10 novembre 2012

abats

Ce qui me frappe lors de ce séjour, c'est la gentillesse des gens. Ils ont, comme on dit, le cœur sur la main. Est-ce une conséquence de leur grande piété?
Un jeune homme barbu rencontré dans la rue qui tente de m'initier au bénéfice de la foi me décrit un double mouvement qui revient à peu près à cela : en étant bon tu rends grâce à dieu qui en échange te promet le paradis. 
Quand, après un premier échange, il comprit que je ne croyais pas en un être suprême, la nouvelle lui paraît tellement inimaginable qu'il en rit comme d'une bonne blague. 
-"Mais le bonheur dans la vie, c'est l'amour de Dieu!" clama-t-il avec joie et assurance. Comment pouvait-on se passer de cela. Son visage s'éclairait en prononçant ces paroles, mais je crois que son plaisir était aussi d'être en contact avec un mécréant de mon espèce que peut-être il pourrait convertir.
C'est à un prosélytisme different que se livre un autre jeune homme qui, s'exhibant et se cachant en même temps dans un bouquet de palmiers, sort de son burnou un sexe rigide et souple dont la taille et l'ondulation pourraient rivaliser avec celles des serpents de la place Jemaa el Fna.
Ni foi ni cœur, plutôt saucisse donc. 

vendredi 9 novembre 2012

séquence

La maison s'enroule autour de l'arbre, toutes les fenêtres à volets verts s'ouvrant vers lui. Les hôtes naturels de l'hibiscus, des oiseaux au plumage couleur terre sur le corps et gris clair au niveau de la tête, trouvent donc légitime de profiter aussi des pièces ouvertes sur la cour et sautillent sans peur dans le salon jusqu'aux banquettes oú l'on bouquine. Ce matin, en me brossant les dents, je m'aperçois que les dernières fleurs de l'arbustre se reflètent dans le miroir au dessus du lavabo. Je pense à ce film de Victor Erice,  el sol del membrillo, documentaire qui retrace le lent travail d'un peintre autour d'un cognassier de son jardin. 

jeudi 8 novembre 2012

Ici

Il pleut sur Marrakech, ce qui n'est pas un événement en Novembre. Depuis que je suis arrivé la météo avait pourtant été clémente, les averses, peu nombreuses et légères (une distribution générale de gouttelettes d'eau plutôt qu'une vraie pluie), semblant advenir à mon insu, derrière mon dos, profitant de mes absences pour rafraîchir les rues de Casablanca, Meknès ou Fès.
La dernière fois que je suis venu au Maroc, c'était en 2001. Est-ce parce que j'avais alors visité des régions du Sud ? Est-ce parce que mon regard s'est modifié ? Je découvre en tout cas un tout autre pays que celui que mon imagination abritait.

lundi 29 octobre 2012

gossip

- Non mais Stephanie, c'est pas possible, elle est trop refaite. À l'intérieur ça passe encore mais sur la cover c'est pas possible.
(J'assiste à une conversation entre deux journalistes. Il s'agit de Stephanie Seymour, qui fait la couverture du Vogue entourée de deux autres mannequins.)
- Tu trouves ?
- Elle est botoxée de partout elle a la bouche refaite... Ah oui, moi ça me choque sur la cover. 
À mon intention cette fois : 
- Stéphanie moi je l'ai connue chez Elite, on lui faisait mettre des pantalons. Parce qu'elle prenait le métro avec des shorts comme ça (elle montre là où s'arrêtait le tissu du short, vers la ceinture de son jean). Elle avait seize ans mais elle couchait déjà avec John Casablancas qui avait trente ans de plus qu'elle. Ah le John, celui-là...
L'autre nuançant, façon bonne copine magnanime :
- Oui mais elle s'en est bien sortie après. Parce qu'elle était tellement tombée dans la drogue...


Moi ma drogue à moi, c'est l'amour. J'ai passé un bon week-end.

mardi 23 octobre 2012

le doux, le dur

Dimanche soir, dans l'appartement qui se situait dans la partie gauche d'une tache de Rorschach (voir le billet d'hier), j'assieds un moment sur mes genoux le petit garçon à la tête ronde. Il n'a toujours pas un an.
Avec application, il passe la paume de sa main ouverte sur ma joue, mon maxillaire et mon menton qui sont rugueux — je ne me suis pas rasé le matin. Sa main reste en l'air, ouverte encore à la suite de son mouvement, le visage est interrogatif, la bouche ouverte. L'expression d'étonnement le gagne sur celle de l'amusement.
Il recommence, à nouveau, plusieurs fois, comme pour mémoriser cette impression cutanée qu'il ne connaît pas. Il le fait sans fixer mon visage, pour garder cette sensation dans sa main. Le dur doux.

Ce lundi, j'ai rendez-vous tard le soir avec une amie qui veut me parler de je ne sais quoi. Je me déplace pour la rencontrer, à sa demande, et comme d'habitude elle est en retard. Elle ne s'excuse pas parce que c'est toujours de la faute de quelqu'un d'autre si elle est en retard, elle le dit avec une douceur qui m'apparaît, à cette occasion, proprement sadique.
Elle reste un long moment silencieuse sans savoir comment amorcer la conversation qu'elle souhaite tenir. Je ne peux guère l'aider car je n'en connais pas la teneur : j'imagine simplement qu'elle veut me faire payer un service qu'elle prétendait me rendre gratuitement, ce que de mon côté j'avais déjà anticipé depuis des mois.
La conversation pourtant s'envenime rapidement. J'en suis le premier surpris car je suis pas familier de ce mode de communication. Je m'aperçois que c'est impossible, pour moi, de discuter réellement avec elle : d'un côté elle distord la réalité, de l'autre elle refuse de regarder ce qui pourrait être de l'ordre de l'imaginaire, des projections. Il ne reste pas grand chose, donc, pour se rencontrer.
Je suis face à un mur de briques qui se décrit comme une douce brume. Le doux dur.

Je vais demain lui envoyer un chèque d'une somme que, malgré mes efforts, elle s'était arrangée pour que je ne lui paye pas, et que maintenant que je le lui fais remarquer, elle revendique d'un air outragé. C'était couru d'avance ; malgré la prévision, cela me semble pesant.

Je repense à la petite main du garçon à la tête ronde, et le o de sa bouche sans un mot, son application à apprendre et sa capacité à l'émerveillement. Cette immense gravité dans tant de légèreté.

lundi 22 octobre 2012

au-delà du miroir

J'ai bien suivi les instructions (code, bâtiment, escalier, étage) et pourtant je sonne à la porte de parfaits inconnus. Je suis dans l'immeuble miroir de celui où je dois me rendre, comme si je me promenais dans la tache de droite d'un test de Rorschach. Ce pourrait être aussi le début d'un film à la Matrix ou à la Inception où le réel se dédoublerait de lieux symétriques.
Une fois ma méprise comprise, je recommence le même trajet (code, bâtiment, escalier, étage), cette fois dans l'immeuble d'à côté, reconnaissant la cour commune, séparée en deux par une grille, que j'ai déjà traversée. Je ramène de mon excursion dans la quatrième dimension cette image de carrelage : les teintes me font penser à d'anciens tissus coptes, le motif m'évoque les taches d'un pelage et, dans un deuxième temps, les fleurs chères à Murakami.


jeudi 18 octobre 2012

labeur

Il faudra bien que je dise pourquoi le livre de Michaud, que dans un premier temps je qualifiais de satisfaisant, s'avère finalement un grand flop. Je fais allusion à Ibiza mon amour, enquête sur l'industrialisation du plaisir, dont j'ai aussi publié un extrait le 13 septembre.

Mais que signifie mon revirement d'appréciation ?
Si l'on s'en tient au titre principal, Ibiza mon amour, il n'y a rien à dire. On sent effectivement l'amoureux de l'ïle, et la dernière ligne du livre indique qu'il a été terminé à "Cala Tarida, San José, Ibiza, le 21 août 2011". Moi aussi, si j'avais trouvé quelqu'un pour me payer des mois d'écriture et de lecture à Ibiza, j'aurais dit oui, et rêvé de mettre un point final à l'ouvrage les yeux perdus dans la mer. 

No volem autopista. Les banderoles
fleurirent ici et là quand la construction
de l'autoroute se rapprocha. Moi j'avais
confectionné un débardeur militant
avec de l'eau de javel. Il existait un blog
en espagnol, bien nommé la cicatrice,
dénonçant jour après jour
les manœuvres politiques et financières
autour du projet.
À un premier niveau, Yves Michaud nous raconte Ibiza, et c'est un vrai plaisir pour qui, comme moi, partage sa passion : soit que l'on apprenne des choses que l'on ignorait (pour ma part, par exemple, le meurtre de l'assassin de Jaurès, Raoul Villain, réfugié là-bas), soit que l'on se délecte que des faits connus des habitués soient portés à la connaissance du plus grand nombre (les magouilles incroyables de la famille Matutes, dont l'affaire de l'autoroute et du golf par exemple).
Autour de l'histoire des discothèques, il restitue l'environnement festif qu'ont connu les gens de ma génération et d'avant. Et c'est bien de cela que vient l'attente du thème avancé en sous-titre de l'ouvrage : il est en effet impossible d'avoir vécu cet Ibiza-là sans s'être posé des questions précisément sur ce sujet, l'industrialisation du plaisir et de la fête.

Malheureusement j'attends toujours ce qu'Yves Michaud a à dire sur ce thème... Car si l'ouvrage débute par quelques chapitres tentant de nous démontrer que l'intellectuel a vraiment mouillé sa chemise, -– oui il y était dans la nuit ibicenca, oui il était dans telle boîte, oui il était sur le parking de telle autre... –, la plupart du temps, autant le dire, Yves Michaud plane à 5000 km au-dessus du sol.

Des touristes sur le départ interviewés à l'aéroport, qui ne sont venus que pour quelques jours, Michaud nous assure : "ils ont visité toutes les plages et les criques (calas) — qui ne sont pas nombreuses". Difficile de proférer une telle ânerie : les calas sont dizaines (ou centaines) et ces "voyageurs" de quelques jours se rendent invariablement vers les même spots, qui sont généralement un bar sur une plage plutôt qu'une plage en elle-même.

Grande thèse de l'ouvrage, l'hédonisme, "trait constant de l'expérience d'biza" a "été mythifié". Ah bon, auprès de qui ? Ces mêmes touristes qui viennent sur l'île ne connaissent en général rien de l'histoire du lieu (certains ignorent même tout de l'Espagne, la plupart seraient incapables de dire qui sont Raoul Hausmann et Lluis Sert).
La drogue a envahie la nuit d'Ibiza, et par là, elle est partie prenante du tourisme local. Pour Michaud, rien d'inquiétant ("Les discothèques font-elles tant de mal ? En tout cas elles n'en font pas aux affaires. Et pour les overdoses, il y a maintenant l'organisation adéquate. De quoi se plaindrait-on ?") si ce n'est l'arrivée des narco trafiquants!... Il faut dire que Michaud zappe singulièrement deux thèmes pourtant centraux de son enquête : la notion du groupe (et du plaisir en groupe) et la question de l'argent, balayée d'un revers de main dans la conclusion, page 330 du livre qui en contient... 331 :
"...la production industrielle du plaisir [...] prétend pouvoir satisfaire tous nos désirs.
Avec quel argent rétorquera-t-on ? Ce n'est pas un problème ! L'argent, on le cherchera par tous les moyens de la cupidité. [...] À Ibiza, le couple emblématique de la nuit c'est l'oligarque et la (le) putain, le milliardaire de la mode et la (le) putain, la vedette de publicité et la (le) putain".
À en croire Michaud, tous les touristes se payeraient leur vacances en se prostituant... Ben voyons.

C'est sans doute qu'il y a quelque chose du corps et de son inscription qui échappe à Michaud. C'est amusant de voir l'application qu'il met à décrire la nouvelle scène musicale (bibliographie à l'appui), quand il oublie de décrire les mutations de la danse, de ce que ces évolutions entraînent et signifient. De la même façon les effets des drogues ne sont pas analysés comme affectant l'être, le duo et le groupe. Non, c'est un thème traité quasiment uniquement du côté commercial, marchand. Et la sexualité : Michaud nous tartine des pages navrantes sur l'hédonisme, à aucun moment il ne questionne comment les gens vivent-ils vraiment leur sexualité ? Ces touristes qui pour la plupart louent des appartements et des chambres d'hôtels où ils sont entassés à plusieurs, qui sont surveillés dans les discothèques, sont bourrés d'alcool et/ou de drogue... : où quand, comment accèdent-ils à ce plaisir physique promis ?

Tout cela est donc bien rapidement vu.
Pour ma part j'en aurais tiré un autre ouvrage que l'auteur, Vicent Mari Tur, rencontré sur la plage grâce à des amis, m'a gentiment offert : Dones de Pagesa, Els treballs i els dies ( mot à mot : femmes de la campagne : les travaux et les jours). Un livre, cité dans celui de Michaud, qui a eu un grand succès local à sa sortie : il s'agit d'une succession de textes, portraits de vieilles femmes qui continuent de s'habiller à l'ancienne. Les photos, dont celle ci dessous qui fait la couverture du bouquin, sont aussi de l'auteur.


lundi 15 octobre 2012

nébuleux


Ce matin, incrédule, après le week-end gris et pluvieux, je considère le ciel dégagé. Je pointe le nez sur le balcon : je suis assailli par une bouffée d'odeur de jasmin. Quel bonheur ! 
Mais rien à faire, je ne suis vraiment pas matinal, la photo est aussi floue que mon esprit brumeux. Peut mieux faire.

lundi 8 octobre 2012

vos papiers !

Dimanche soir je rentre chez moi après quatre jours de séminaire intensif. Assez fatigué, mais heureux de ce qui s'y est déroulé. Encore dans le couloir du métro, je parcours les derniers mètres jusqu'aux marches qui mènent à la surface quand un bruit extrêmement violent, à la fois sourd et métallique, se fait entendre. Impossible de comprendre d'où cela provient. Du dehors, de l'intérieur ?
Arrivé dans la rue, je constate que, de l'autre côté du carrefour, se déroule une intervention de police "musclée". Il ne semble pas s'agir d'un simple contrôle de papier, plutôt d'une arrestation. Deux ou trois hommes appréhendés, au moins une dizaine de policiers... Je vois la scène de loin sans être sûr de rien, continuant mon chemin, je me questionne : ce bruit, serait-ce la détonation d'un flash ball ? Du coup, je lève les yeux vers les immeubles alentour : certains ont-ils entendu le bruit, y a-t-il des gens qui regardent l'arrestation depuis leur fenêtre ?
Rien. Personne (ou alors 38 témoins ?). Il fait presque nuit. Est-ce la fatigue, la luminosité particulière de la ville à cette heure ? Impression de marcher dans un film coloré où tout est banalité, indifférenciation, impression d'être dans le film et spectateur moi-même.
Mon regard s'arrête sur une fenêtre éclairée de rouge. 
Je me souviens qu'enfant, mon lit était collé contre une large fenêtre à trois battants coulissants qui donnait sur une cour immense, plus exactement un espace grand comme un stade, une succession de cours arborées enserrées ensemble dans une couronne d'immeubles. Quand l'heure était venue de dormir, que dans ma chambre la lumière avait été éteinte, mon regard errait sur toutes les façades assombries et leurs fenêtres illuminées, et elles étaient nombreuses. Je collectionnais les couleurs : une fenêtre éclairée de rouge, une plus orangée, une très bleu, une violemment blanche... Combien de différentes en aurais-je ce soir ? J'associais cette collection de lumière à d'autres carreaux de couleur : les petits papiers translucides qui emballaient les bonbons et que je conservais.


Les petits plaisirs de ma mère :
s'amuser avec la couleur de ses ongles.
Quelques jours auparavant j'ai rendu visite à ma mère. 
Subitement, en sa présence, je me souviens que, lors de ma visite précédente, je l'avais vue avec un livre que j'aurais eu plaisir à lire. Je lui avais alors demandé de me le garder. 
Ma mère, en effet, une fois qu'elle a terminé la lecture d'un ouvrage, l'expédie par la poste pour en faire profiter une de ses sœurs.
Cette fois c'est ma mémoire qui fait défaut.
- Tu te souviens, maman, quel livre tu étais en train de lire la dernière fois et qui m'avait fait envie ? Tu as pensé à me le mettre de côté ?
- Oui, bien sûr, il est là, dit-elle en quittant la pièce précipitamment et en revenant quelques secondes plus tard avec La carte et le territoire en main.
- Ah oui, le Houellebecq, c'est bien ça. C'est gentil, merci.
Je m'étonne intérieurement qu'elle ait pensé à me le réserver. Avant de comprendre ce qui s'est passé. Comme elle se sait oublieuse, ma mère développe des stratégies pour compenser ce symptôme. Elle a donc cessé la lecture du livre immédiatement après ma demande pour le mettre de côté. Sinon, le temps de finir sa lecture elle aurait bien entendu oublié ma requête et posté ce bouquin avec d'autres. Et elle le sait.
- Mais prends le temps de le terminer puisque tu l'avais commencé (je viens de trouver un marque page à la page 81). Regarde, tu avais déjà lu quatre-vingt pages.
-Mais non, ça ne fait rien, je le reprendrais après.
Je la regarde avec surprise prendre un petit bout de papier sur lequel elle note le numéro 81, papier qu'elle glisse au hasard dans un programme télé qui traîne sur sa table. Je sais qu'elle a pris l'habitude de noter les choses pour parer l'incapacité de les mémoriser. Je me demande si bientôt nous allons trouver ici et là, autour d'elle, des petits papiers cachés n'importe où, avec des mots et des chiffres sibyllins, censés lui rappeler on ne saura quoi, si ce n'est autant d'oublis, cette fois matérialisés.

mardi 2 octobre 2012

migration

Parce que j'ai promis à une ancienne connaissance, revue dimanche soir, de lui prêter le DVD des arrivants, j'ai pris le temps de le regarder à nouveau. Histoire de vérifier aussi que le film en ma possession, copie pirate venue des trottoirs de Marrakech, était tout bonnement utilisable. La deuxième vision n'émousse pas le choc et l'impression de tension extrême que j'avais ressentis la première fois au cinéma.

Documentaire de Claudine Boris et Pascal Chaignard (2010), le long métrage est tourné presque exclusivement dans les locaux de la Cafda (Coordination pour l'accueil des familles demandeuses d'asile). Arrivants et accueillants se partagent presque toujours l'écran, saisis dans le même plan, dans le même cadre : celui de la législation auxquels ils sont tous soumis, ceux qui demandent de l'aide et ceux qui demandent à en donner. 
Pas d'angélisme. La balance ne penche ni d'un côté ni de l'autre, exaspérants et touchants ils le sont tous tour à tour : le fléau est au centre. C'est Babel. La salle d'attente semble un radeau de naufragés. Certains viennent juste d'apprendre qu'ils sont en France, d'autres peinent à faire comprendre d'où ils viennent. On suit les péripéties d'une jeune Érythréenne enceinte de huit mois, d'un couple arrivé de Mongolie, d'une famille tamoule et d'un Éthiopien avec femme et bébé... Problème de traduction, pétage de plomb, paperasserie, mensonge et ignorance, tout s'imbrique, c'est parfois Kafka chez les Marx brothers. 
Pas de démonstration. Ce qu'il en reste, c'est l'impression d'une immense énergie vitale qui balaye tout.

lundi 1 octobre 2012

speed dating



-"C'est vrai, Marraine, que tu allais tous les dimanches à la messe!!?"
-"Bien sûr. À l'époque il n'y avait pas de discothèque, c'était la seule façon de voir du monde. Et de voir de quoi ils avaient l'air, les garçons du bourg, une fois qu'ils étaient rasés, lavés, bien habillés."
Ensuite, de savants jeux de regards, œillades appuyées et battements de paupières codaient  silencieusement le langage de l'intérêt et du désir, à la grâce de Dieu.

L'anecdote m'est racontée samedi midi par un cousin plus âgé que moi. La femme en question, qu'il avait questionnée, avait environ vingt ans dans les années trente. La scène décrite se passe dans un village du centre de la France, en Creuse. 
Autres temps.



"Lorsqu'une jeune fille a atteint l'âge de se marier, elle va tous les dimanches en robe de fête avec sa famille pour entendre la messe. Elle est ornée de chaînes d'or à son cou, une partie de la richesse de la famille (le même genre de chaînes qu'on voyait déjà sur les statuettes carthaginoises). Devant l'église, la jeune fille a la permission d'adresser des paroles cérémonieuses à de jeunes gens qui lui plaisent. À un jour fixé, les jeunes gens, parfois plus d'une douzaine, arrivent à la maison des parents de la jeune fille. Ces soirées, la plupart du temps c'est le jeudi ou le dimanche, se répètent chaque semaine. Alors, les garçons disant qu'ils vont a festajar (esp. cortejar - faire la cour, ibiz. faire la fête).

C'est une coutume inviolable que l'heure de la visite, c'est-à-dire deux heures, est divisée en minutes entre les aspirants. Arrivés à la sala de la maison des parents de la jeune fille, ils s'asseyent le long du banc de pierre ou sur des chaises rangées. Au milieu de la sala il y a trois chaises. Maintenant la jeune fille entre en robe de fête et traditionnellement un mouchoir à la main. Elle étale un drap de laine (abrigall) sur la chaise de gauche et s'assied dessus. Et la cour commence. Chacun à son tour, en observant sévèrement la règle des minutes permises, l'un des garçons après l'autre s'assied sur la chaise de droite, laissant celle du milieu libre, il met le pied gauche sur le rayon de la chaise du milieu. En cette position on fait une conversation très innocente en chuchotant. Les minutes de conversations passées, les autres garçons jettent des petites pierres, réservées dans leurs poches, pour le forcer de faire place à son successeur. Si la jeune fille est d'une beauté reconnue – et il y en a quelques unes –, et s'il y a plusieurs sœurs à a maison, les garçons amènent leurs amis et il y a parfois une grande société. En ces circonstances, la jeune fille peut festejar avec deux garçons à la fois, ce qu'elle sait faire très habilement et spirituellement ; car jusqu'au moment qu'elle a choisi, elle n'a pas la permission de préférer personne."
Raoul Hausmann, extrait de Recherches ethno-anthropologiques sur les Pituyses, Revue anthropologique, cité dans Raoul Hausmann architecte. 1933 1936, Ibiza, édition Fondation pour l'architecture.

Les photos d'aujourd'hui sont prises dans la lounge Cathy et David Guetta à l'aeroport d'Ibiza.
Les photos d'hier sont tirées, en haut du livre Ibiza de 1967 que j'ai déjà cité en légende dans le billet du 13 septembre (photo Joaquim Gomis), et en bas du livre noté ci-dessus.

jeudi 27 septembre 2012

Grrr...

J'avoue. La valise est encore dans l'entrée, la gueule ouverte comme une palourde agonisante, demi pleine demi vidée, entourée de débardeurs colorés, en boule, qui attendent ici leur passage en machine alors qu'ils devraient sagement s'entasser dans le panier à linge exactement créé pour.

C'est que moi aussi j'ai un peu l'humeur en boule, chiffonnée, marquée d'eau salée. Ce fichu séjour à Ibiza a passé trop vite, et c'est la première fois que je me trouve de mauvaise humeur de retour de vacances. Et ce n'est pas, évidemment, la météo qui va me mettre du soleil en tête.

Repenser, devant ma salade de fruits Cojean, qu'il y a quelques jours le charmant A me cueillait des figues sur l'arbre qui pousse à côté de l'arrêt du bus, non loin de la plage quasi sauvage. Repenser, devant l'écran bleu de mon ordi, aux poissons joueurs qui s'approchaient si près de mon visage, sous l'eau, tandis que je les appâtais de petits morceaux de pain.

Il a fait beau. Chaud. (Un éclair jaune allais-je écrire, quand le souvenir du Petit prince a troublé cette image.) Alors une parenthèse, mais si serrée (), presque un zéro, un o dans l'eau. O bleu.
Et pas pris le temps d'envoyer une seule carte postale. Pour me faire pardonner, ci-dessous, le chemin de la plage.

jeudi 13 septembre 2012

ibiza


 « Dans le même temps le nombre de touristes venant à Ibiza augmente considérablement – 350 000 en 1970, huit fois plus qu'en 1961 – et la "fièvre de l'or" immobilière s'est emparée de l'île. On y construit à tout-va, y compris n'importe quoi n'importe où et n'importe comment.
   Le régime franquiste est à bout de souffle et prend fin en 1975 avec la mort du dictateur [...].
   C'est précisément au milieu des années 1970 que s'ouvrent les temps d'Ibiza la fête : au croisement de la culture hippie, de l'invasion touristique et de l'explosion de la "transition" (la Movida).
   Le Pacha ouvre à Ibiza en 1973. C'est au départ une simple succursale du Pacha de Sitges ouvert en 1967 sur la Costa Brava par le chef de famille qui en est encore propriétaire, Ricardo Urgell. Le club ouvre dans un no man's land au nord de la ville, de l'autre côté du port, passé la zone de cultures maraîchères de Ses Feixes et au milieu des marécages pleins de moustiques, alors que le port n'a pas encore été agrandi. L'investissement ne coûte pas cher. Sur le moment personne ne pense que l'endroit a le moindre avenir tant il est excentré et dans une zone inhospitalière quasi vide de constructions. Excellent pari de son fondateur, le Pacha se retrouve aujourd'hui en plein milieu du quartier luxueux de la marine de Botafoch, le port de plaisance privé créé pour agrandir le port, dans une  zone pour résidents riches et maintenant pour les people un peu âgés comme le père du président Sarkozy.»
Extrait de Ibiza mon amour, enquête sur l'industrialisation du plaisir, de Yves Michaud, éditions Nil.

À gauche et en haut, photo tirée d'un livre de photo de 1967
que je viens d'acheter et dont je reparlerai, au centre, carte postale et, à droite,
photo glanée sur le Net (Alberto Loyo/Photaki.es). Alors que les modifications
 de la ville sont peu visibles sur les images, on note clairement l'expansion du port
et les constructions qui l'entourent maintenant.


mercredi 12 septembre 2012

acceptance, forgiveness and love

Ce week end j'ai regardé un ancien Woody Allen que je n'avais jamais vu, Broadway Danny Rose. Je ne savais pas à quoi m'attendre et j'ai été extrêmement surpris de ce film, extrêmement charmé. A-t-on déjà vu ça ? C'est un long plaidoyer pour la tendresse, la gentillesse, le désintéressement (bien loin de la stupide une de presse, "casse toi riche con" que je découvre lundi matin sur mon iPhone et qui – mais c'est sans doute parce que je suis vieux et triste – me paraît choquante, inutile, violente). 
Filmé en noir et blanc, sorti en 1984, Brodway Danny Rose débute et se termine au restaurant Carnegie Deli. 

Au départ, une bande d'acteurs comiques attablés se remémorent les tribulations de Danny Rose (Woody Allen), manager de performers plutôt désuets sinon losers (sculpteurs de ballons de baudruche, dresseurs de perruches pianistes etc) et l'une de ses mésaventures en particulier qui donne prétexte à un flash back se déroulant en 1969.

Le personnage de Danny Rose, gentiment ringard – chemise à motifs et pendentif doré en hébreu – s'investit dans le come back d'un chanteur, auteur d'un ancien et unique succès qui tente de surfer sur une vague rétro nostalgique. Pour se faire, Danny Rose doit chaperonner la maîtresse de cet homme, Tina (Mia Farrow) qui, par malheur, a eu une aventure passée avec un mafieux. Quiproquo, maladresse,  course poursuite..., les péripéties du scenario n'ont d'autre intérêt que de mettre en situation les caractères opposés de Danny et Tina.
Mia Farrow joue la partition la plus éloignée d'elle qu'elle ait jamais jouée, perruque bouffante et immuables lunettes fumées sur le visage, fille un peu paumée qui tente de se protéger de tout pour s'en sortir. Danny Rose Woody Allen est au contraire un adepte de la culpabilité, moteur de toutes ses actions qui le pousse à vouloir prendre soin de tous ses petits protégés, ponctuant sa véhémence de dictons ou de sentences venus d'un oncle, d'un cousin ou d'une tante, dont le "acceptance, forgiveness and love", fil rouge du film.


C'est la capacité des personnages à produire de l'émotion qui est mise en avant – le mafieux amoureux est poète, le chanteur has been fait le show malgré tout, la fille paumée rêve d'être décoratrice – dispositif qui préfigure le chanteur sous sa douche du récent to Rome with Love où Allen est à nouveau dans le rôle d'un manager atypique.
Juste avant la scène devant le Deli (ci-dessus) qui boucle le flash back dans le film, se tient une scène de réveillon minable absolument merveilleuse, tous les pathétiques artistes de music-hall réunis autour d'une dinde surgelée pour la meilleure soirée qu'il leur ait été donnée de vivre : c'est freaks au paradis.  I love you monsieur Woody.

vendredi 7 septembre 2012

les Doltrucs

«    J'avais à l'époque une grande admiration pour Dolto, pour "Françoise", personnage central de l'École, la magicienne, celle qui, disait-on, opérait des miracles par son écoute. [...] Ce prestige augmenta à partir du congrès de Lille, alors qu'elle annonçait publiquement qu'elle prenait sa retraite pour se consacrer à la mise en ordre de ses notes. En vérité, pour lancer la prodigieuse opération médiatique qui allait doltoïser la France entière et eut pour effet de faire d'elle la papesse incontestée d'une certaine vulgarisation psychanalytique. Cette admiration ne résista pas à l'épreuve des faits. 
   [...] Je ne manquais jamais, sur le chemin de retour de l'hôpital de Meaux à Paris, d'écouter l'émission qu'elle animait chaque jour sur France Inter en compagnie de Jacques Pradel. Cette émission était riche en conseils que je me proposais de mettre en pratique, à présent que je disposais d'une consultation pour enfants au centre de Montrouge.
   Les deux complices évoquèrent un jour la question de l'énurésie, ce mal qui frappe les grands enfants qui mouillent encore leur lit pendant leur sommeil.
   "C'est un trouble facile à traiter, annonça Dolto. Comment ? En plaçant au chevet de l'enfant un verre d'eau. Si la chose ne marche pas, on remplace ce verre par un bocal renfermant un poisson rouge."
   J'étais tellement fasciné par la magicienne que pas un instant je ne me suis posé la question : qu'avait donc de freudien, de psychanalytique, ce magnifique bocal au poisson rouge ? Mais n'étais-je pas au début du long chemin de ma formation ?
   Le lendemain, un mercredi, jour de ma consultation pour enfants, je reçus un enfant de six ans, un petit Portugais qui souffrait d'énurésie. Je me frottai les mains devant une telle aubaine. Après un long entretien avec la mère et l'enfant, je sortis ma botte secrète : le verre d'eau au chevet. Mon intervention n'eut aucun effet, pas plus que le bocal au poisson rouge qu'en désespoir de cause j'administrai. Pendant son sommeil l'enfant finit par renverser le bocal sur sa couche, l'inondant copieusement cette fois. Il était temps d'arrêter les frais. Parlant à mes collègues de ma mésaventure, on me répéta la remarque qui  courait les couloirs de l'École :
   "Les trucs de Françoise ne marchent souvent qu'avec elle". »

Extrait de Le jour où Lacan m'a adopté, Gérard Haddad, Grasset 2002. Le livre existe aussi au Livre de Poche, collection Biblio essai.

Là ?! Quand ?

Quelle mouche m'a piqué ? J'ai subitement eu le désir de me plonger dans Lacan. 
Pas le Lacan théoricien des Séminaires et des Écrits, non, le Lacan praticien, analyste, le Lacan du 5, rue de Lille, à Paris. L'envie a dû naître de la lecture, au mois d'août, d'un ouvrage assez intéressant sur Freud et de quelques livres en revanche très médiocres écrits par des psys médiatiques ou cherchant à l'être : donc du désir par cousinage de sympathie et par réaction agacée.

J'ai délaissé momentanément un autre bouquin satisfaisant, Ibiza mon amour, de Yves Michaud, sous-titré "enquête sur l'industrialisation du plaisir", que je lisais avec gourmandise pour anticiper mes prochaines vacances sur l'île.

Dans cet ordre-là, j'ai lu :
- Jacques Lacan, 5, rue de Lille, de Jean-Guy Godin (1990)
- Une saison chez Lacan, de Pierre Rey (1989)
- Le Jour où Lacan m'a adopté, de Gérard Haddad (2002).

Le premier m'a un peu intéressé, le deuxième m'a tiré des baillements et j'ai dévoré le troisième comme on avale un roman policier, pressé de dégager des plages de temps rien que pour moi afin de retrouver le tête à tête avec le livre. Happé par un suspense qui n'existe pas : alors quoi, que va-t-il se passer ? Haddad arrivera-t-il a mener à bien sa passe ? Alors, Haddad va-t-il divorcer ou ré épouser sa femme ? Alors quoi, Lacan va-t-il mourir ou bien est-il éternel ? À cette dernière question les deux réponses sont sans doute possibles.


Le livre de Godin m'a donné quelques indications sur la manière de Lacan, certaines que j'avais perçues, d'autres que j'ignorais, positives et négatives. Celui de Rey m'a plutôt indisposé : outre le portrait de Lacan, Rey y dresse le sien avec une complaisance absolument insupportable et par-dessus tout, parsème son propos de quelques réflexions psychanalytiques lacaniennes qui hésitent entre tentatives de vulgarisation et ânnonements de premier de la classe récitant son Lacan. Nauséeux.
Celui de Haddad a plein de qualités. D'abord c'est avant tout la narration d'une analyse, ce qui est une rareté : ça veut dire histoires des protagonistes, de la relation de transfert, des rebondissements liés à la cure (déménagements, changements d'orientation professionnelle, nouveaux engouements... ) Gérard Haddad bouge beaucoup et entraîne sa famille dans son sillage. Il se montre sans fard, très loin d'être toujours à son avantage (aïe, j'ai plaint sa femme, Antonietta, mille fois !!). La fin est très intéressante, avec la dissolution de l'Efp et Lacan en colosse vieillissant tandis qu'autour s'affairent les vautours de la jeune garde guettant la mort du maître.

dimanche 2 septembre 2012

projections

C'est l'anniversaire de ma mère dans quelques jours. Je vais la voir demain. Deux ou trois semaines se sont écoulées depuis ma dernière visite chez elle où je l'avais trouvée assez en forme d'une certaine façon, à nouveau diminuée d'une autre.
Son visage commence à ressembler maintenant à celui de sa propre mère. À part la mémoire, elle perd curieusement certaines facultés de raisonnement. Elle avait l'air, cette fois, déterminée à se faire suivre médicalement pour ces problèmes, mais je doute qu'elle persiste dans cette voie.


On discute à nouveau de ce qu'elle pourrait avoir envie de faire à la rentrée ; je tente de la persuader depuis longtemps de suivre une activité qui l'obligerait à des contacts sociaux, à une ouverture sur le monde, toutes choses qui me semblent propices à ralentir un certain vieillissement : gymnastique, cours de dessin, atelier d'écriture, cinéma... Tout y passe et rien ne la tente. Elle affirme qu'elle est heureuse chez elle à faire peu de choses, lire beaucoup, sortir pour quelques courses dans son périmètre bien connu. Finalement elle dit : "je vois bien que je ne suis pas comme vous aimeriez que je sois."

Je prends cette phrase dans la figure. Je n'ai jamais crédité ma mère d'une grande intelligence, ni d'une grande clairvoyance psychologique. Là, en revanche, elle épingle très clairement mes projections intimes sur la vieillesse. Elle ne se trompe pas sur mes intentions "louables", et elle ne les remet pas en question : mais elle me questionne sur autre chose.
Il est vrai que dans ma famille de centenaires, aussi bien du côté maternel que du côté paternel, les grands-parents et arrières-grands-parents ont toujours été des modèles de dynamisme, de présence au monde, aptes à transmettre. J'imagine qu'inconsciemment je jauge, sans la juger, ma mère à cette lumière qu'elle semble trouver trop crue pour elle. Je ravale mes grands discours, mes caisses de sollicitude, mes valises de "il faudrait que" et prends sa main ridée.
Une jolie petite pierre dans mon jardin que je garderai longtemps comme on garde quelquefois un galet ramassé sur la plage.

Je reçois ce soir un sms d'une amie qui a été voir la Vierge, les Coptes et moi, film que je conseille à qui veut m'entendre depuis mercredi soir. Elle se dit émue.
La bande annonce du film laisse penser qu'il est cocasse, drôle. C'est vrai. Mais il est surtout émouvant. Souvent d'ailleurs, le réalisateur lui-même semble partir d'un petit rire, s'évader par la dérision.
J'imagine que mon amie ML, comme moi, aura été touchée par la scène primordiale du film (on aimerait écrire la scène primitive), qui dure fort peu : celle où l'on raconte au réalisateur comment, à lui tout bébé que sa mère avait laissé au village pour partir en France, on expliquait qu'elle reviendrait, qu'elle réapparaîtrait, fidèle au portrait d'elle accroché au mur en pisé.

jeudi 30 août 2012

écran total

Août. Je fais le bilan des messages que j'ai postés ce mois-ci. Six.
Sigmund, mes j.o., firmament(s), stèle, technicolor, ramadan. C'est peu, mais cela reflète bien ces quelques semaines.

Cartes postales reçues cette semaine :
en haut, l'île grecque de
Sifnos ; en bas, chapelle
mauresque de Lège-Cap-Ferret.
En proximité, dans ce quartier que je connais peu – j'y réside depuis cet hiver seulement –, j'ai vu les voisins se mettre à l'heure d'été.
Ici les locataires, presque nus toute la journée, ont banni les rideaux et vivent dans les courants d'air et de lumière qui traversent leur appartement ; là c'est la jeune femme de la chambre de bonne sous le zinc des toits, à l'atmosphère sûrement surchauffée, qui passe ses soirées à lire et à téléphoner en nuisette sur un gros coussin qui recouvre entièrement sa micro terrasse (entre scène d'opéra et Paris vu par Hollywood*) ; un balcon tout vilain il y a quelques mois verdit et fleurit en un temps record, pris en charge par un jardinier torse nu. Plus loin, d'autres qui se devinent à demi dévêtus, en taches couleur chair.

Moins plaisant : ce jeune couple que j'ai déjà entendu s'engueuler et qui cette fois, toute fenêtre ouverte, ne nous épargne aucun détail de sa dernière crise. Les portes claquent, les propos enflent, et malgré tout, dans les invectives, on sent une tentative désespérée de rester en lien, ne serait-ce que de cette façon. Il y en a, comme ça, qui ont besoin de tirer sur la corde pour vérifier sa solidité.



C'est les vacances pour d'autres que moi. Je reçois de charmantes cartes postales. Parfois, je flâne dans la ville avec mon amie N. qui, de s'être éloignée de la France, se permet une âme de touriste. Près du Forum des halles en travaux, je lui décris le vilain projet et l'amène devant les palissades qui en affichent une simulation (voir aussi le billet l'affaire du trou, 8 juin 2011). Elle n'en croit pas ses yeux. Soudain, détaillant l'image, je remarque que les passants y sont représentés plongés jusqu'à mi-cuisses dans l'herbe... ou le béton. J'en ricane encore.

Pour me mettre définitivement de bonne humeur, je file voir la Vierge, les Coptes et moi, de Namir Abdel Messeeh, faux vrai documentaire, comédie qui s'intéresse moins à la vérité qu'à la possibilité de l'apparition et aux conditions nécessaires et suffisantes pour qu'on y croit.
Qu'on croit à quoi ? Au retour de la mère, au projet collectif, à la puissance de l'illusion. C'est-à-dire à l'amour, à la politique, au destin. Ou à la parole, au lien, à l'image. Ou ou ou, car la force de ce film faussement maladroit est de multiplier, sans rien paraître, les niveaux de lecture.
Cerise sur le gâteau, ceux qui ne connaissent pas l'Égypte découvriront sa campagne et ses visages magnifiques ainsi que sa singulière gaieté.

Scène du film la Vierge, les Coptes et moi. Au centre,
le réalisateur Namir Abdel Messeeh.


* Il y a une expo sur ce thème par ailleurs à l'Hôtel de ville de Paris à partir du 18 décembre.

mardi 21 août 2012

ramadan

« J'étais Dieu ; maintenant je suis une femme. » 


J'ai évidemment l'esprit retors mais quand j'ai lu cette phrase, je me suis dit qu'elle était parfaite pour clore les festivités du ramadan qui se sont achevées dimanche 19. Fête que j'honore avec gourmandise grâce au talent de Z., experte en pâtisserie ad hoc. Merci encore.

Cette phrase, si elle m'a fait sourire, porte pourtant en elle son poids de souffrance. Il s'agit des propos de Joan, jeune femme schizophrène suivi à Chestnut Lodge à partir de 1953 par Harold Searles.

« Au long des années il devint peu à peu évident qu'elle était engagée simultanément dans deux tâches fort absorbantes. L'une était sa lutte pour naître [...] et ne plus vivre comme un "élément" (illimité, qui pouvait, selon les cas, être la lumière, l'électricité, l'air ou l'eau) et pour avoir un corps à elle dans lequel habiter. [...] mais d'autre part naître signifiait l'abandon de son omniprésence infinie et de son immortalité. Durant ces années-là, elle consacra une bonne partie de son temps, entre les séances, à tenter de construire, au sens propre, un corps (au moyen de toute sorte de matériaux – bois, toile, fils de coton avec lesquels elle assemblait les parties du corps), à tenter aussi de transformer, comme si elle était Dieu, en formes humaines et vivantes, des feuilles mortes et d'autres choses, qu'elle jetait dans les toilettes, persuadée que "les tuyaux" pouvaient servir à créer magiquement la vie. C'est de toute évidence avec des sentiments mêlés d'accomplissement et de perte qu'elle m'a dit il y a six ans environ, lorsque le travail de naissance fut bien avancé : "J'étais Dieu ; maintenant je suis une femme."»

Extrait de : le Contre-transfert, Harold Searles, éditions Gallimard, coll. connaissance de l'inconscient.

lundi 20 août 2012

technicolor

-"Vous n'allez pas la mettre sur Internet, n'est-ce pas," affirme plus qu'il ne le demande le compagnon de la femme aux ongles multicolores dont je viens de photographier les pieds. Pour ne pas mentir, j'esquisse un sourire imbécile en guise de réponse.

Bien entendu que je comptais faire profiter la Toile entière de cette petite fantaisie de manucure. Et il me semblait, ce soir ou nous attendions la projection des Demoiselles de Rochefort en plein air, que toute fantaisie se devait d'être déployée sur grand écran. C'était donc la semaine dernière, soirée finale du festival Cinéma au clair de lune (organisé par le Forum des Images) dans le creux du pont du 15 août. Pas trop de monde, pas de lever de lune, et un Demy bien frais.


samedi 11 août 2012

firmament(s)


À quels cieux se vouer ? Les jours et les nuits s'emmêlent et avec le recul, petites anecdotes et grands événements se retrouvent, comme par l'illusion d'optique que la distance permet, rassemblés les uns avec les autres en toute négligence de leur échelle.

Je me demande ce qu'aurait pensé Ray Bradbury des images qui nous sont parvenues de Mars : photo en noir et blanc rétro dont émane le charme des clichés des découvreurs du Moyen ou de l'Extrême-Orient, photo couleur qui reproduit à l'identique l'image qui naissait dans mon esprit à la lecture des Chroniques martiennes.


Photos de mars : Nasa/JPL-Caltech

Deux jours avant, dans un ciel obscurci que les nuées d'oiseaux avait finalement délaissé, le clair de lune au-dessus de la Place des Vosges rendait hommage au festival de cinéma en plein air du même nom : j'étais avec N., sur l'herbe, à visionner les Diaboliques, de Clouzot, entouré du public le plus éclectique qui soit. Collusion d'écranc : il était si imposant ce disque lunaire, c'était presque Melancholia, de Lars von Trier, qui se profilait au-dessus des toits.

Finalement les étoiles des jo sont plus faciles à suivre pour moi quand les manifestations sont en décalage horaire, à regarder la nuit tombée. Je n'ai rien vu en direct sauf les demi-finales de la perche que j'avais affichées sur un écran alors que je bossais sur un autre : hypnotique ballet des corps s'élevant et chutant, chaque fois rediffusé au ralenti et accentuant cette sensation d'apesanteur et de fluidité comme si l'on assistait à des plongeons diffusés à rebours. Petites vidéos saisies ensuite ici et là, bourrées de tension, de réussite et d'échec. Mon dieu que ces athlètes sont jeunes!