mardi 31 janvier 2012

alcool

Hier j'évoquais quelque chose qui me semblait une faute de goût sur un carton de vernissage reçu récemment. Qu'on en juge. Il s'agit de l'exposition de Boris Mikhailov à la galerie Suzanne Tarasiève, à Paris. 
Sans titre, Boris Mikhailov (galerie Suzanne Tarasiève)

Ce photographe ukrainien, né en 38 (pas un gamin), a saisi les métamorphoses de l'ex-URSS apparentes dans les scènes de rue : misère, alcool, errance etc, et nouvelle richesse avide, maladroitement, de consommation. C'est trash, il n'y a qu'à voir l'image du carton d'invitation (d'ailleurs plutôt soft par rapport à certaines autres photographies), elle donne un peu le ton.
La série, réalisée à Kharkov s'intitule Tea, Coffee, Cappuccino : le titre fait référence aux femmes qui vendent ces boissons chaudes dans la rue sur de petits chariots, à la criée. Double constat là-dedans : celui des métiers précaires et celui des nouveaux produits (le cappuccino) qui ont surgi dans cet Est si longtemps rationné.

Au verso du flyer, la mention d'un champagne sponsor, à consommer avec modération : n'est-ce pas esthétiquement contestable ? (Ou carrément saoulant ?)


Boris Mikhailov, Tea Coffee, Cappuccino : 7 rue Pastourelle, 75003 Paris (jusqu'au 3 mars).
Et aussi une autre expo de lui, toujours par la galerie Tarasiève : I am not I, au Passage de l'Atlas, 5, Villa Marcel Lods,75019 Paris (jusqu'au 10 mars).

lundi 30 janvier 2012

un artiste

Évidemment c'est un peu cruel de chroniquer une exposition alors qu'elle vient de s'achever. Mais c'est aussi l'occasion de célébrer un artiste que j'aime beaucoup, Tadashi Kawamata : un homme à l'opposé de ces faiseurs d'objets clinquants (trash, fun, kitsch ou pseudo chic) qui encombrent souvent le devant de la scène de l'art contemporain. 

Kawamata utilise quasiment toujours le bois (à ma connaissance) dans des installations qui ont l'allure de propositions d'architecture : tour, pont, passage, cabane, tunnel etc. Parfois, il joue du module, de la répétition, de l'empilement de matériaux pauvres, comme mis au rebut : chaises, caisses, cageots etc.
Familier des workshops, il associe facilement à sa démarche étudiants ou usagers de l'espace sur lequel il intervient, donnant ainsi à lire dans ses œuvres plusieurs histoires : histoire de l'œuvre elle-même, superposée, architecturée sur l'histoire du lieu, puis histoire de l'œuvre "à vivre". En effet, avec Kawamata, le "spectateur" est un acteur, un expérimentateur de l'œuvre, il est central ; son usage de l'œuvre, avec les émotions produites, fait partie d'un dispositif qui appartient à chacun le temps de l'exposition, qui ne s'exhibe que de son utilisation. À Bordeaux, par exemple, en 2009, pour la première manifestation Evento, Tadashi Kawamata avait construit une passerelle qui reliait le centre ville au fleuve, tout en restant en suspend au-dessus de l'eau. Je crois que tous les bordelais sans exception sont montés dessus pour profiter de cette nouvelle perspective sur leur ville !
Extrémité de la passerelle de bois qui reste suspendue
au-dessus du fleuve. L'artiste a travaillé en collaboration
avec la filière bois régionale.
La cour de la galerie au 47, rue Saint-André-des-Arts
A l'intérieur, les curieux sont parfois photographes.

L'exposition qui vient de se terminer à Paris avait lieu à la galerie Kamel Mennour : la cour devant, ainsi que tout l'espace intérieur, présentaient une surface de planches flottantes comme si le visiteur se trouvait sous des eaux charriant des débris de meubles ou d'habitations de bois. L'artiste est japonais, et l'évocation du récent tsunami était bien sûr présente : l'installation s'intitulait "Under the Water" et au sous sol, une projection de diapos témoignaient aussi du désastre. Samedi était le dernier jour d'exposition : il y avait donc du passage et le beau Kamel se tenait, altier, dans sa galerie, conscient de l'impact de cette oeuvre. La partie visible dans la cour attirait les passants néophytes, touristes et curieux (cour dans laquelle trônait, malheureusement, une voiture de luxe qui semblait celle du galériste. Faute de goût qui me rappelle un récent carton de vernissage de la galerie Tarasiève dont je vous ferais sûrement part prochainement...). 

Pour finir, quelques images des cabanes que Kawabata avait accrochées sur le centre Pompidou en 2010.




vendredi 27 janvier 2012

trébucher

C'est vraiment un joli livre ce "Dieu gît dans les détails" de Depussé, que j'ai donc relu puisque chacun a compris que la caisse des livres condamnés (voir billet du 19/01/12) est en réalité une caisse de rescapés.
La densité du temps qui s'écoule, l'obstination à être, tout cela s'y écrit lentement, avec une gravité sans pesanteur. Il y a des phrases qu'on voudrait noter, des pages qui s'éclairent d'un sourire, d'autres que l'on s'en veut d'avoir si tôt oubliées. D'autres pages qui font mal, tout de même.
Jean-Claude Polack, une vidéo Uto Psys sur Vimeo
On y voit passer O., qui n'est autre que Jean Oury, et Félix, appelé parfois le commandant, qui est bien sûr Félix Guattari, ces deux portraits en creux suscitant une tendresse infinie. Pour avoir un aperçu assez vivant de La Borde et de ces deux "énergumènes", on peut écouter et se régaler d'une vidéo de 40 mn, témoignage de Jean-Claude Polack qui a travaillé sur place (vidéo qui ne laissera pas indifférent ceux qui s'intéressent à la psychanalyse, à l'analyse existentielle, à Binswanger, Maldiney, Pankow etc, suivez mon regard). C'est sérieux et drôle, comme la folie.


S'y tient aussi, dans le livre, à peine, affleurant le texte par moment, une autre défunte, la mère de la narratrice. Elle fait signe lors d'une lecture, dans la chapelle transformée en bibliothèque, du Barrage contre le Pacifique, puis dans un chapitre où il est question de Loyse, une jeune femme devenue mère à La Borde. Lame de fond, mouvements secrets, remous, clapotement du passé. C'est ma mère – oui, la mienne cette fois – qui m'a fait trébucher dans le texte d'hier. Au moment où j'écrivais le mot claudication, j'allais ajouter entre parenthèse : ce mot-là, c'est l'apparition de ma mère dans le texte (en effet, ma mère boite). (Autre parenthèse, ces derniers mots ne font-ils pas penser à un cercueil maternel?). Bref, imaginant que c'est l'image de ma mère qui me faisait choisir le terme de claudication, j'ai écrit "claudiquement". Qu'en dites-vous ?
Clôt dit que ment ?

jeudi 26 janvier 2012

abandons

Hier midi je téléphone à M., dont la mère est morte un jour avant. Une journée, voilà le petit délai que je m'accorde pour lui témoigner mon amitié sans faire effraction dans sa première douleur. 
De suite, j'entends dans sa voix un grain que l'absence irréversible de sa mère a fait naître. J'entends aussi que m'ayant identifié il autorise un peu d'abandon à cette voix devenue légèrement étrangère à lui, retenant malgré tout son émotion : il a encore une pleine après-midi de travail à assurer avant l'épreuve du lendemain, celle de l'enterrement. 
J'aime ce qu'il me dit de sa détresse – le mot me semble ici adéquat –, qu'il aimerait partager avec celle-là même qui vient de partir, sa mère. Il est forcément et intensément enfantin comme, je crois, nous le sommes tous quand nous perdons un parent, il redoute les heures à venir mais, le connaissant, je sais qu'il mènera à bien toutes les tâches qu'il s'est donné de faire.

Nadia Barentin et Karin Viard dans le film de Pierre Pinaud,
Parlez-moi de vous.

Ensuite, de mon côté, je passe une très mauvaise fin de journée, sans que je sache si les choses sont liées, je ne les mets en rapport que maintenant, dans ce temps de l'écriture.
Le soir j'ose une escapade cinématographique qui me semble de circonstance, un film léger (mais pas que) où il est question de l'absence de la mère (je simplifie), Parlez-moi de vous. Il tient très largement ses promesses, tentant ouvertement d'avancer un pas dans la comédie, un pas dans le "drame psychologique", cette claudication casse-gueule assurée avec brio et sensibilité par Karin Viard. Tout ce qu'on peut reprocher à ce film (la caricature autant sociologique que psychologique) est déjà tellement donné avant d'arriver en salle que cela est plus à prendre comme faisant partie du cahier des charges que comme un défaut réel : c'est le handicap du genre, rien de plus. En revanche la fin, insistant de façon inattendue et émouvante sur le rapport entre la voix et le maternel, clôt le film de très très belle façon.

Le personnage de la mère est joué magistralement par Nadia Barentin à qui le film est dédié car elle est morte depuis la fin du tournage. Je l'avais appris sans l'avoir mémorisé par l'émission Comme on nous parle (France Inter) et l'information me revient lorsque je surfe après coup pour en savoir plus sur cette actrice. Décidément, côté mère morte (je me retiens de faire des jeux de mots aquatiques), je suis dans le thème.

mardi 24 janvier 2012

musique et mémoire

Je me rend chez une amie, l'autre soir, qui habite momentanément rue Charlot. Je passe, pour la rejoindre, devant la cathédrale arménienne Sainte-Croix, que j'ai déjà citée un jour où j'allais voir l'exposition du photographe Michael Wolf (billet vu! du 23/11/10) : elle est célèbre pour ses orgues, et la beauté des chants à l'office du dimanche  (j'y pense d'autant plus ce soir car la loi sur la négation du génocide arménien vient d'être adoptée, si j'en crois une dépêche du Parisien datée de moins d'une heure ; loi mémorielle qui procure autant de baume que de violence bien évidemment).
Plus loin presque arrivé à la rue des Quatre-Fils, je tombe sur la vitrine d'un Gepetto du saxo devant laquelle il est impossible de ne pas s'extasier : les instruments, à foison, avec leurs ors, et une multitude de petits personnages figés dans cette forêt muette (évidemment une fois le rideau de fer tiré, toute cette bande exulte, fanfaronne, s'agite, bastringue et festoie jusqu'à l'aube et au matin reprend, fourbue, sa fausse immobilité).

La vitrine de l'artisan Guy Collin, 6 rue Charlot, 75003 Paris

L'expression Gepetto du saxo est restrictive, l'artisan lui-même apostrophe le musicien par ces mots : "que vous soyez flûtiste, clarinettiste, saxophoniste, bassoniste, hautboïste..." Je n'y connais rien, mais ça n'a pas l'air du pipeau : on chuchote que cet orfèvre du vent fait des merveilles.
Une fois chez mon amie Yop je profite de la vue plongeante sur le bâtiment des Archives nationales que je contemplais souvent lorsque que j'allais rejoindre, il y a longtemps (plus d'une décennie tout de même) un magasin de déco vintage pour lequel je travaillais, rue de Poitou. Je n'ai jamais su qui en était l'auteur et je réclame que l'on furète de suite sur Internet. Réponse : Stanislas Fiszer, en 1988. C'est un bâtiment dont j'ai toujours aimé une forme d'humilité, à savoir un modernisme sans arrogance et une façon de s'intégrer dans un environnement hétérogène, et du coup, d'en être comme le liant.
Sculpture de Ivan Theimer. Image issue du site
www.archivesnationales.culture.gouv.fr

Après cette soirée (nous avions autre chose à faire que de papoter archi plus longtemps) je cherche de nouvelles infos sur les Archives et je tombe par hasard sur cette amusante anecdote. La sculpture en façade dont j'ignorais la signification (je la cherchais en lien avec les archives) est en rapport avec la légende des Quatre fils Aymon qui donne son nom à la rue (car une auberge à cette enseigne s'y tenait autrefois). Et je me demande si c'est pour le plaisir de la population du quartier à fort pourcentage homosexuel que le sculpteur a doté ses héros de ces étranges sous-vêtements échancrés.

jeudi 19 janvier 2012

c'est fou !

Les livres ont une complainte particulière, un appel de sirène, une mélopée sournoise qui me tortillonne et soudain m'abat. J'étais pourtant bien parti. J'avais juré que, mêmes les livres, si!, j'allais réussir à m'en débarrasser, à faire le tri. J'avais commencé par remplir un carton d'ouvrages que je ne relirais pas, que je ne lirais pas, que je n'aurais jamais dû lire, que... 
Mais il aurait fallu les supprimer sans les regarder, appuyer sur la gâchette en détournant le regard.
Dans cette boîte, cercueil de condamnés, j'avais glissé Jeunes Turcs, de Moris Fahri que je n'avais jamais ouvert. Mais finalement, quoi de plus tentant qu'un livre intact, vierge, qui ne demande qu'à être effeuillé ? Donc je l'ai maté, caressé, amadoué et j'ai encore le nez dedans, l'ayant pour l'instant à demi lu...

Photo Raymond Depardon tirée de son reportage sur l'Ile de San Clemente.


Voilà pourquoi je n'avance pas : j'ai bien retenu la leçon du petit poucet, je ne sème pas de miettes sur mon passage mais de petits cailloux. Et voulant revenir à l'un d'eux (cette fois un blog que j'avais bien aimé et que je souhaitais intégrer à ma liste de liens, ici à droite), je l'ouvre et découvre son dernier billet qui évoque la Borde. Illustré de photos de Diane Arbus (pas bête). 
Flûte, me voilà sans plus attendre, comme somnambule, à extraire du tas de livres condamnés Dieu gît dans les détails, de Marie Depussé, sous-titré La Borde, un asile. Tout cela sous le fumeux prétexte de vous en donner deux extraits.

« Le commencement.

Je suis arrivée à La Borde un jour d'été. J'avais, il me semble, vingt ans. C'était la fin d'une guerre, un ami sortait de prison, il faisait beau. Son amante du jour était médecin à La Borde. La clinique avait un grand parc, ouvert sur le pays de Loire.
C'est comme ça que je suis arrivée.
[...]
Dans la cuisine, des malades essuyaient la vaisselle.
Une grande femme rousse, autoritaire et belle me regarda et dit : 
"Vous, mon petit, ça n'a pas l'air d'aller bien fort. Prenez donc ce torchon."
Je le pris. C'est comme ça que je suis restée. »

« Les fous.

Je dis les fous. Par prudence. Dire, comme chacun s'autorise à le faire, les psychotiques, est une violence qui engendre des diagnostics, à vie. Par tendresse. On ne peut dire "les fous" sans les aimer un peu. Tous les pensionnaires ne méritent pas le mot. À côté des fous, il y a les fragiles, les boudeurs de la vie, les très fatigués. Si je m'autorise à les désigner, indifféremment, par le mot, c'est que les habitants de La Borde l'aiment bien. Nous, les fous.
Il ne les vexe pas : au contraire... »

Extraits de Dieu gît dans les détails, de Marie Depussé, éditions Pol, pages 9 et 11, et page 28.

mercredi 18 janvier 2012

jeudi soir zurichois


Je suis dans un autobus. Autour, la nuit, et un quartier de la ville que je ne distingue plus, tant les vitrines et les éclairages sont rares, et presque rien ne troue ce noir bitume qui englue tout.
Quelques heures plus tôt j'ai fait le même trajet, dans le sens inverse, par une obscurité moins dense, et la laideur des lieux m'a frappé au visage. Qu'est-ce que le beau quand on est élevé ici, quand le regard s'éduque dans cet environnement ?
Le bus continue sa traversée du quartier. À l'étage d'un immeuble, furtivement j'aperçois un groupe de femmes en justaucorps : mouvements de bras en l'air, mouvements des têtes qui suivent celle de la prof de fitness. Stores vénitiens, buée sur les vitres. Plus loin, un rez-de-chaussée affiche le mot massage en lettres lumineuses, maladroitement tracées avec une guirlande multicolore. Massage suisse ? À l'edelweiss et au lait de vache ?... Enfin l'autobus atteint une partie de la ville plus vivante. Un arrêt devant un vieux cinéma qui programme toujours des films labellisés art et essai. Encore un arrêt et je dois normalement trouver le Pekin's garden dont m'a parlé A.
Le voici. À l'intérieur, ambiance fast food, asiatique. Des panneaux de couleur avec les photos des mets, des formules menu a, menu b etc.
Je commande un "poulet satay",  ("poulet sataille", reprend la serveuse) et un "klein Coca" ("klein Cola" dit-elle). À ma gauche, un écran de télévision diffuse une finale (?) de lancer de fléchettes. Compétition entre un homme en chemisette blanche et un homme en chemisette noire, physique de bikers du Wyoming, buveurs de bière, mimiques de concentration et gestuelle de catcheur disproportionnée après le jet de ces mini javelots à ailettes. Un moment je me laisse prendre, hypnotisé, par l'alternance de gros plans de la cible et de plans américains des joueurs qui brandissent le poing vers la salle, éructant des cris que je n'entends pas.

Harmonie de la literie d'hôpital
et du petit arrangement des drains où le sang
forme un joli pointillé rouge sur l'oreiller bleu.
Je dévore mon plat : ce n'est pas mauvais et je meurs de faim. Il est déjà un peu tard, j'ai passé quelques temps auprès de A. à l'hopital, où il a subit le matin une intervention chirurgicale sans gravité mais tout de même. Je reprends ensuite le bus empruntant la Langstrasse de mauvaise réputation où s'alignent les bars à hôtesses – comme on dit légèrement pour éviter le mot putes – qui se parent souvent de noms "exotiques" à consonnances latines ou brésiliennes. Une fois hors du bus, quelques minutes de marche dans le froid m'amènent à l'appartement que je sais à l'avance chauffé comme une serre.

lundi 9 janvier 2012

ciné dimanche

Conseillé par mon amie F. (qui s'y connaît en art de mettre l'eau à la bouche, certains le savent), je me suis rendu hier au MK2 seine pour voir Shame, de Steve McQueen.
Occasion de passer en vélo sur le pont Lafayette, tout en béton ("à poutres triangulées en béton armé" dit-on à l'école polytechnique) que l'on doit à Albert Caquot, structure ô combien cinématographique avec celle de son petit frère en métal, à 50 mètres de là, le pont de la rue de l'Aqueduc. On les aperçoit dans Paris vu par... (1965) et dans Clair de terre par exemple, (de Guy Gilles, déjà cité rapidement ici) mais sûrement dans plein d'autres films et j'aimerais une autre vie pour m'amuser à recenser leurs apparitions à l'écran.

C'est difficile de parler d'un film réussi et raté comme Shame, en l'occurence très subtil par moment et globalement premier-degré-ringard, d'autre part objet de critiques outrées elles-mêmes contrastées, excellentes ou désastreuses. Pour donner le pitch rapidement : c'est le portrait d'un homme accro à la baise de façon pathologique ; un moment, une drague plus que fugace avec une collègue de travail et sa sœur qui s'invite dans son mini appartement bouleversent ses habitudes, le regard qu'il a sur lui-même ; c'est la prise de conscience addiction = impossibilité de relation. C'est tout.

C'est vrai que c'est bien filmé : esthétique, cadrage, plans séquence ou montage rapide... c'est beau, efficace et censé. Il y a là dedans les plus belles scènes de baise jamais vues au cinéma (avec celles de Intimacy, de Chéreau, qui sont pourtant comme leur contraire), les plus honnêtes peut-être aussi. Le réalisateur se dit sensible à la présence physique à l'écran et de ce côté là, –charnel, corporel –, le spectateur est comblé. 
Pour le reste, on a à faire avec un drôle d'objet. C'est titré Shame, mais la honte n'est jamais évoquée. Ça veut parler de sexualité pathologique, mais là, le portrait est vraiment tracé à trop gros traits. Notre héros consomme des prostituées, est adepte des rencontres furtives avec des inconnues, consomme de la pornographie en magazine, en film chez lui et à son bureau, du sexe interactif sur Internet et il se masturbe plusieurs fois par jour de façon compulsive. C'est trop, il faut choisir, ce n'est plus un addictif, c'est un additif! Et il manque sacrément à l'image la capacité de plaisir ou de jouissance du névrosé basique : là pour le coup c'est trop peu, trop fugace. 


Le scénario est effrayant de platitude, je ne vais pas le dévoiler ici mais il est si prévisible que quinze minutes après le début de la projection vous aurez déjà compris où on vous emmène. Et ce n'est pas très grave, c'est comme la baise, on sait souvent comment cela se termine. D'une certaine façon le film est à l'image de cet extrait ci-dessus (mais ce n'est pas une vidéo, juste la chanson, je n'ai pas trouvé d'extrait qui reprenne toute la chanson) : Sissy, la sœur du héros (Brandon) chante dans un bar (devant lui et son boss) un New York New York si ralenti que toute la dimension victorieuse, combattante, en est absente : ne reste que le regard de la provinciale exclue sur la ville et sur ses désirs, et elle sait qu'elle n'y croit plus. C'est un moment assez émouvant où se dit sans se dire tout le passé commun du frère et de la sœur, ce qui les réunit, ce qui les a amochés et ce qui a façonné leur être au monde d'aujourd'hui. Et bien croyez-moi ou non, le réalisateur a choisi de faire pleurer le héros à ce moment. Le marteau pilon qui écrase la libellule.

À part ça j'aime bien Jean-Sébastien Bach et Nicole Beharie qui sont aussi au générique. Et j'aimerais savoir si dans la VO (trop occupé à lire les sous-titres je n'ai pas prêté attention) il y a la même utilisation du mot vintage dans la scène du chapeau de Sissy et dans la scène à l'hôtel avec Marianne (si quelqu'un a noté, suis preneur de l'info).

vendredi 6 janvier 2012

post-scriptum 1

Ne faut-il pas en ce début d'année, un "post" de bonne résolution ?
Eh bien j'étais résolu à opérer quelques corrections, précisions ou enrichissements aux publications de l'année 2011..., et tout cela m'a jeté dans un tourbillon d'infos, de films, de liens, de blogs... si bien que je ne sais, tout en écrivant, ce que je vais vouloir ou pouvoir restituer.

Tokyo, vue dans Six, court-métrage de Giovanetti et Zencirci

Vous souvenez-vous du film Ata, réalisé par Guillaume Giovanetti et Çagla Zencirci (billet "Touchables" du 15/11) ? À la suite de mon commentaire, les cinéastes m'ont gentiment envoyé un mot dans lequel ils me signalaient leur dernier court-métrage, tourné au Japon et intitulé Six, disponible ici.
C'est un drôle de film, que j'ai regardé dans de mauvaises conditions (qui ne m'a pas beaucoup ému mais peut-être est-ce pour cette raison-là). Il a des qualités indéniables en tout cas : il fournit quelques instantanés du Japon et propose une forme de narration singulière. Une de ses particularités tient dans le personnage principal, Mama Kawai San, tenancière – absente, c'est l'Arlésienne nipponne – d'un bar (qui de façon métonymique finit par tenir son rôle) où se lit sa passion pour le cinéma et des fragments de sa vie. Gros plan sur une pile de CD : on devine l'Orchestre National de Barbès et la bande son de Crossing the Bridge!...  Le bar est microscopique, tapissé d'affiches de ciné et il porte un nom français : la jetée, en hommage au film de Chris Marker.
- Jetée, jetée, c'est comme je t'aime ? demande une jeune fille.

La banlieue parisienne, vue par Pialat dans l'Amour existe.

C'est en cherchant des images de la Jetée (le film, 1962) que je tombe, via le site d'une librairie bretonne (oui, tout cela est étrange), sur un blog intéressant qui affiche la première partie d'un documentaire de Maurice Pialat sur la banlieue, daté de 1960, l'Amour existe, et en bonus le texte de la voix off du film, écrit par Pialat lui-même.
"Ce film a obtenu le prix Lumière 1961 et le Lion de Saint-Marc, Venise 1961", annonce un cartouche au début du générique (on trouve facilement la partie 2 sur youtube). Les premières images me font penser à Chronique d'un été, de Jean Rouch, que j'ai évoqué bien trop vite sur ce blog (billet du 23 juin 2011), et avec une erreur de poids, toutes choses qui nécessitent correction.

Toujours la banlieue, mais filmée par Rouch, Chronique d'un été.

Je voulais mettre en ligne un extrait incroyable de ce film, ce que je ferai plus tard, vraisemblablement dans un "post scriptum 2" et rectifier ce que j'indiquais : "la prise de son est synchrone à la capture des images".
Cette rectification a deux buts. D'abord d'insister sur la nouveauté que représentait cette synchronisation (apparente nous verrons pourquoi), qui évitait le stratagème de la voix off et permettait donc cette dimension de cinéma vérité affirmée au début du film. Il fallait déjà pour cela disposer d'une caméra silencieuse, facilement transportable, et d'un équipement audio portatif. À ce titre ce long métrage a vraiment quelque chose d'historique, et il me semblait que mon explication lapidaire du premier billet ne le laissait pas comprendre.
Deuxième partie de cette rectification : en réalité, techniquement, la prise de son n'est pas synchrone. Il y a bien un équipement audio portatif, issu du matériel utilisé par la radio ; mais si la prise de son est directe (les acteurs se promènent avec un magnétophone de cinq kilos dans un sac !) l'appareil pour le son et l'appareil pour l'image (pas très léger non plus, 50 kilos !) fonctionnent indépendamment. Il a donc fallu un travail de montage considérable – trois monteuses pendant neuf mois !– pour ajuster bande son et images mobiles. 
Toutes ces précisions m'ont été apportées au hasard de mes promenades sur la Toile par un article signé Séverine Graff (Techniques légères et cinéastes du direct : un cas de "Rouchéole" ?), dont on retrouve facilement le fichier format pdf si on le souhaite.
Bonnes balades à vous...

mercredi 4 janvier 2012

gourmandise et curiosité

Deux images que j'ai faites en toute fin d'année dans un restaurant du quartier. Ce n'était pas exactement celui dans lequel je souhaitais aller, mais l'établissement où j'avais prévu de dîner était pris d'assaut et une file d'attente se faisait même dehors... Je n'avais jamais vu cela avant. Ceux qui l'ignorent le comprendront aisément avec ces photos, le quartier de la gare du Nord est un quartier indien. 


Au Madras Café.

Cette "little India" s'étend symétriquement au nord et au sud de La Chapelle, remontant la rue Max Dormoy jusque la place Paul Éluard et descendant jusque la gare du Nord, égrènant ses commerces autour de la rue du Faubourg-Saint-Denis.
Sur la photo, en bas à droite, quatre dents révèlent que contrairement à la plupart des consommateurs ici, je mange avec une fourchette n'ayant pas la dextérité nécessaire pour maintenir avec les doigts le riz et les aliments en un bloc conglutinant.


Voulant retrouver sur Google Maps l'adresse exacte du Madras café (donc : photos ci-dessus et en vrai au 180 de la rue du Faubourg-saint-Denis), je me balade dans la rue grâce à la fameuse fonction street view avec laquelle je m'amuse toujours beaucoup (voir billet "american pixel", du 03/11, ou "entre les mailles" du 19/11), et je découvre nombre d'endroits, brasserie franchouillarde ou pizzeria, qui sont devenus, depuis les prises de vue de Google, des restaurants indiens. 
C'est encore grâce aux ressources du Net que je peux maintenant éviter les approximations et préciser que plutôt que d'un quartier indien il faut parler d'un quartier tamoul, et qu'à ce titre, l'appellation "little Jaffna" (ville du nord du Sri Lanka") est plus juste que "little India". 
Car le gros du mouvement migratoire qui a donné son visage au quartier est constitué de tamouls du Sri Lanka qui, fin 70 début 80, commencent à fuir leur pays où sévit la guerre civile. Ce sont d'abord des hommes seuls, beaucoup souhaitant rejoindre l'Angleterre mais qui, stoppés ici par le durcissement des lois anglaises sur l'immigration, restent dans l'alentour des gares où foisonnent les hôtels peu chers. Dans les années 80 femmes et enfants commencent à rejoindre les premiers arrivés puis, enfin, en 88, les Tamouls bénéficient du statut de réfugiés politiques : "les Sri Lankais constituent donc jusqu’en 1995, une des premières nationalités à se faire reconnaître le statut de réfugié", écrit Anthony Goreau-Ponceaud dans  « La diaspora tamoule en France : entre visibilité et politisation », l'article dont je tire toute ma science récente. Cette info m'étonne tellement que je glisse mon nez dans l'historique de l'Ofpra. Où je lis : "Parmi les flux qui se sont développés depuis le début de la décennie [note : c'est un texte historique, il s'agit des années quatre-vingt ici ], il faut souligner la demande des Tamouls du Sri Lanka, révélatrice de l'importance des conflits ethniques dans les problématiques de notre époque en matière de droit d'asile. Son importance numérique, la durée du conflit et le taux d'accord élevé ont fait de la communauté tamoule sri lankaise la première population de réfugiés statutaires ces dernières années". Ça concorde.
Après les régularisations, les modalités de cette immigration se modifient : les réfugiés font moins appel aux structures d'aides et s'appuyent plus sur la communauté installée, et s'ils transitent toujours par le 10e et le 18e arrondissements, ils s'installent avec des perspectives de long terme et résident le plus souvent en banlieue.
C'est fou ce que la gourmandise nous apprend, non ?




L'article d'Anthony Goreau-Ponceaud, La diaspora tamoule en France : entre visibilité et politisation, (Sur le vif 2009, mis en ligne le 13 mai 2009) est tiré de la revue en ligne EchoGéo.
Pour télécharger la brochure historique de l'Ofpra, c'est là.

lundi 2 janvier 2012

rien n'est préparé à l'avance...

Cette nuit, j'ai rêvé de Nadine. 
Immensité : voilà ce que je ressens lorsque je rêve d'une personne disparue. Comme si mon corps était l'espace d'une narration affective d'où jamais ne s'absenteront les êtres aimés, une sorte de hall de gare, de salle des pas retrouvés. Le songe en lui-même n'était pas très joyeux, il se déroulait dans un cadre professionnel. De fait c'était le décor de mes relations avec Nadine, avec qui je n'étais pas assez proche pour me dire son ami. Je la considérais comme une copine, mais l'annonce de sa maladie nous a rapprochés d'une façon singulière. Une vilaine maladie, la sclérose latérale amyotrophique, qui l'a emportée bien vite. 
Je pense très souvent à Nadine et c'était heureux, ce matin, de se réveiller pour la nouvelle année avec sa silhouette en tête, de goûter cette impression étrange de se sentir hanté par elle.


En réalité je m'étais plus ou moins décidé à écrire un billet sur la relaxation psychanalytique, et l'écriture me fait dévier. Pas seulement l'écriture, aussi la couverture d'un livre de la mère de Nadine, Ruth, consacré à Joyce McDougall, que j'ai déjà cité et dont la présence dans mon champ de vision a sans doute conditionné cet écrit.
Donc le 23 décembre un lecteur anonyme mais avisé réclamait un "post" sur la relaxation psychanalytique selon Sapir. 

Puisque je ne la pratique ni en tant que psy, ni en tant que patient, je n'ai d'autre légitimité que celle d'un observateur curieux pour en parler. D'autre part ma lecture, voire ma compréhension de cette relaxation sont teintées d'un certain regard sur la psychanalyse (qui pourra paraître réducteur) ainsi que de mes exigences en matière de thérapie qui prennent en compte, pour faire large et le dire vite, la psychothérapie dite humaniste.

Tout cela pour affirmer que je ne suis pas la bonne personne pour présenter cette relaxation psychanalytique et que je vais tout de même le faire, m'appuyant sur Traverse, cet ouvrage que je détiens et qui est une publication de l'Areps (association de relaxation psychanalytique Sapir).
Mes propos seront sûrement caricaturaux mais cet espace public du Web permettra que les commentateurs avisés commentent et avisent.

Michel Sapir
 Il y a un double mouvement. D'un côté une histoire de la relaxation qui, instaurée en milieu médical dans les années 50 et 60, se teinte de psychanalyse ; de l'autre, la recherche de la part de psychanalystes contemporains d'un cadre nouveau, qui prendrait en compte le corps et le ressenti, pour sortir d'une psychanalyse uniquement langagière.

De l'aspect historique je connais peu de choses, hormis de ce j'ai lu dans l'ouvrage cité ci-dessus et glané sur le Net. Dans les années cinquante arrive en France le training autogène de Schultz, une méthode de relaxation très formatée : les choses à dire (ex : "je suis calme" "mon bras est lourd" etc) , la durée progressives des séances, etc. À noter, le "relaxateur" peut toucher le patient. 
Michel Sapir à cette époque pratique des cures de sommeil pour les malades hyper tendus à l'hôpital Rotschild. Il y a dans le milieu médical, une forme d'engouement pour les techniques de relaxation, qui tend à multiplier les expériences. À tel point qu'en 1960, Sapir crée un enseignement de la relaxation (différentes méthodes) en hôpital. Bien vite la relaxation ouvre, dans un contexte médicalisé, une brèche qui laisse place à autre chose que le malade réduit à un organe malade face à un médecin : il est question du corps, de comment il s'exprime, de la psyché. 
Et bien vite aussi, Sapir s'aperçoit que faire des séances de relaxation régulièrement avec des patients qui parlent d'eux... ça louche sacrément du côté de la psychanalyse (lui même à fait une analyse dans les années 50). Il s'écarte de plus en plus de la méthode Schultz et officialise le fait que la relaxation soit "psychologisée". Les inductions que donnent le "relaxateur" – c'est-à-dire les instructions verbales ou les moments de toucher – deviennent plus libres, moins codifiées, finalement adaptées à une relation transférentielle. Les années soixante sont aussi celles qui voient la traduction française du livre de Balint, "Le médecin, son malade et la maladie". Petit à petit, on passe d'une relaxation psychologisée à une psychanalyse à médiation corporelle.

Michael Balint
 À côté de cet historique présenté à la serpe, il y a donc l'interrogation de psychanalystes sur leur pratique. N'est-on pas forcément en relation quand on est "pris" dans le jeu du transfert ? Et de quelle façon ? Comment aider à se connaître soi-même si on ne questionne pas le ressenti corporel ? Comment vivre avec le corps si celui-ci n'est observé que lorsqu'il est malade ? Que fait-on des imprégnations vécues par l'individu avant l'accès au langage et donc avant la verbalisation ? ...
À l'évidence la liste des questions serait longue, qui justifie que l'on donne au corps, aux ressentis corporel et émotionnel, et à la relation psy patient un autre cadre d'expression que celui de la cure traditionnelle "freudo-freudienne", où souvent, entre le fauteuil de l'un et le divan de l'autre, même le simple regard manque. C'est l'objet des réflexions engagées par ces "psychanalystes relaxateurs"


Extrait : " La suggestion est abandonnée, ainsi que les consignes mais les inductions demeurent, l'induction verbale et le toucher, car ce sont bien elles qui produisent ces effets si féconds dans une relation assumée comme transférentielle par les thérapeutes à l'écoute du sujet. 
Dans son ouvrage La relaxation à inductions variables, M. Sapir [...] précise les deux principes fondamentaux qui guident cette induction : "Le premier est simple, le discours de l'induction doit se rapporter toujours au corps, qu'il s'agisse du corps entier ou partiel, de sa surface ou de son dedans, d'un corps immobile ou en mouvement, en situation, à condition de ne jamais déformer la vérité anatamo-physiologique. Ce qui ne veut pas dire que ce disours n'ait pas un sens symbolique ou qu'il évite de fantasmer sur le corps [...] La deuxième est plus complexe : l'induction est faite avons-nous dit à partir de ce que le relaxateur perçoit, sent et sait du relaxant. Rien n'est préparé à l'avance, toute stéréotypie est évitée".

On lit, dans cette dernière phrase, une volonté toute phénoménologique.


Traverse, relaxation psychanalytique, coll. Champs du corps, Areps, éd. L'Harmattan.
La relaxation à inductions variables, Michel Sapir, éd. La pensée sauvage.