vendredi 30 mars 2012

exercice de style 5

Pour fêter les beaux jours revenus (qui, entendais-je hier dans les vestiaires de la salle de sport, vont repartir aussi vite) je suis bariolé de couleurs : pantalon vert, tee-shirt bleu, écharpe jaune, chaussures blanches, sac orange... Étonnant que le résultat ne soit pas plus déroutant. Bien que sur les boulevards, je capte quelques regards appuyés sur moi et je ne demande si je ne vais pas finir épinglé dans la rubrique "exercices de style" d'un autre blogueur.
Quittant le bureau au soir, je partage l'ascenseur avec l'exquise C. B., journaliste de mode invariablement vêtue de noir, ou de noir + blanc, ou de noir + argent. Une pie et un perroquet dans une boîte à chaussures. Elle apprécie mes audaces et me glisse gentiment "tu portes très bien la couleur", tout en soulignant qu'elles ne sont osées qu'en fonction du contexte parisien : "À Londres, personne ne le relèverait. Bonjour Paris!"

Peut-être arrivera-t-il un jour où, billet après billet j'aurais recopié tout le livre Exercices de style, de Raymond Queneau et où les éditions Gallimard m'attaqueront en justice. 
Dans la situation initiale qui sert de prétexte à la déclinaison de textes, il y a d'abord une scène de bousculade dans le bus, puis on retrouve l'un des protagonistes devant une gare, avec un autre homme qui lui donne des conseils au sujet du bouton de son pardessus. Le premier homme porte un chapeau avec un galon atypique, et possède un drôle de long cou. 

Ici, c'est le col de chemise qui m'a fait penser au long cou du bouquin. Le col s'échappe littéralement de la veste, il cherche  à s'envoler, à s'émanciper et de la cravate et, qui sait, de la chemise elle-même. Dans quelques stations à coup sûr il va battre des ailes et passer au-dessus des oreilles de son propriétaire. D'ailleurs quand le jeune homme passe devant moi pour quitter la rame, sur la nuque le col de chemise est déjà très haut, découvrant toute la cravate, celui de la veste semblant comme un étage abandonné.


"Dans un autobus (qu'il ne faut pas prendre pour un autre obus), je vis (et pas avec une vis) un personnage (qui ne perd son âge) coiffé d'un chapeau (pas d'une peau de chat) cerné d'un fil tressé (et non de tril fessé); Il possédait (et non pot cédait) un long cou (et pas un loup con). [...]"
Extrait du chapitre Distinguo, Exercices de style, Raymond Queneau, Gallimard.

jeudi 29 mars 2012

police

Samedi ce n'était pas le jour. J'étais arrivé au commissariat pile en même temps que deux jeunes filles qui venaient pour la même chose : une procuration. Le policier à l'extérieur qui organise un premier tri dans les visiteurs nous avait laissés entrer en précisant "y'a de l'attente". Confirmation à l'intérieur, au guichet d'accueil : le week end n'est pas le bon moment pour cela à cause du manque d'effectif. "Comprenez, la personne qui peut s'occuper des procurations doit aussi s'occuper d'autres choses..."

Lundi midi nouvelle tentative. Même tri à l'entrée, puis attente au guichet. Il y a devant moi une femme en train de remplir un questionnaire, un homme qui vient là pour un vol de mobile, et tant qu'il y est, une procuration aussi. De l'autre côté du guichet, une fonctionnaire d'un profil que vous devez connaître : celle qui aime quand votre dossier est incomplet, qui semble jouir de vous dire non et parait considérer l'humanité entière comme une bande de rigolos qui tentent de lui extorquer quelque chose qu'elle ne veut pas donner. D'ailleurs quand la femme lui tend son formulaire, c'est à grosse voix, et balayant toute l'assistance du regard pour nous prendre à parti, qu'elle vocifère. 
-"Mais voyons, là aussi il faut remplir. Ce n'est pas terminé. Il faut lire." 
Re mimique vers nous. À la cantonade : "Les gens ne savent plus lire."
L'homme qui dépose sa plainte pourrait aussi faire sa procuration ici puisqu'il travaille dans le quartier, s'il a une attestation de son employeur "mais faites-le à votre domicile c'est plus facile" dit la femme qui ne sait même pas où l'autre habite ni quels sont ses horaires de travail.

C'est mon tour. 
-" Vous avez un justificatif de domicile ?"
-"Eh bien non car avant de venir j'ai consulté Internet, ce n'était pas indiqué qu'il en fallait un"
- "On ne peut pas tout noter"
-"Euh, mais j'ai tout de même ma carte d'électeur"
-"C'est votre adresse-là?"
-"Non, je viens de déménager il y a trois mois. Mais je suis toujours dans le 10e"
-"Vous n'avez aucun document avec votre nouvelle adresse, une quittance de loyer, un chéquier..."
- "Si un chéquier. Regardez ma nouvelle adresse est là, c'est toujours dans le 10e"
-" Mais c'est encore une autre adresse sur votre carte d'identité ?"
-"Oui, sur ma carte d'identité c'est une adresse encore plus ancienne mais ça ne change toujours rien, c'était toujours dans le 10e"
-"Ce n'est pas très facile si vous déménagez tous les trois mois"
-"??? mais je ne déménage pas tous les trois mois ?!!"
-"Enfin là j'ai trois adresses et aucune qui est bonne!"
-"??? au contraire, elle sont toutes bonnes, elles ne correspondent pas aux mêmes périodes, c'est tout!"
-"De toutes façons ce n'est pas possible car cette année, la Mairie envoie de nouvelles cartes et vous ne pourrez pas voter sans cette nouvelle carte. On ne sait pas si vous serez dans le même bureau de vote qu'avant. Il faut que vous alliez à la Mairie pour vérifier."
Ça y est, ça a été long, mais elle a réussit à dire non.

 Ce matin j'y retourne. (Entre temps je suis allé à la Mairie et comme je m'y attendais tout le monde a bien rigolé et me confirmant que tout cela était des sornettes et que le commissariat n'avait absolument pas à se préoccuper du bureau de vote ni à me poser toutes ces questions.) 
J'avance d'un pas décidé et le policier en faction m'appelle et me demande si j'ai une carte professionnelle. 
-"Une carte de quoi ?"
-"Vous travaillez ici ?" Je ne sais ce qui lui a fait croire que je n'étais pas un citoyen lambda,  mon air déterminé, ma chemise blanche ou l'heure matinale... ?
Ma requête éclaircie me voici autorisé à accéder au guichet. Je suis seul. Le hall est gris, un mur décoré de typographies qui retranscrivent la déclaration des Droits de l'Homme, des toilettes sans porte attirent l'œil par la lumière blanche de bloc opératoire qu'elles diffusent dans la pièce sombre. Un policier grand et mince arrive et me donne les formulaires ad hoc sans me poser de questions superflues et en m'expliquant clairement comment remplir. Il est courtois, un peu emprunté : on pourrait l'imaginer entravé par la taille de son corps. De temps en temps il se retourne comme s'il avait peur qu'on l'observe ou que je sois complice d'une caméra cachée destinée à le piéger.
En réalité il est embarrassé car lui "n'a pas la Marianne". Comprendre : il n'a pas le tampon officiel pour valider ma demande. Du coup il doit aller trouver quelqu'un dans les étages pour faire tamponner le formulaire. Je ne sais pas si sa gène est de me faire attendre ou de se révéler en quelque sorte subalterne, dépendant du bon vouloir d'un supérieur.
C'est assez rapide malgré tout. Pendant que je suis sur place arrivent une jeune fille pour une procuration, un jeune homme pour vol et utilisation abusive de chéquier, un autre homme qui veut porter plainte pour une histoire de voiture. Je remarque que le policier est bienveillant, il prend l'initiative de rassurer le jeune homme au chéquier : "vous verrez, vous serez remboursé assez rapidement."

monstre

Il est prisé l'abri, sous l'auvent de la Matmut boulevard Magenta, où cet hiver un homme sdf a trouvé la mort (voir billet du 13 février 2012, sdf mdf). Sans cesse il est occupé par de nouveaux errants. L'un me demande une cigarette l'autre jour mais je ne fume pas. Sait-il qu'il est installé là où l'autre s'est endormi gelé ? J'irai fumer sur vos tombes. J'irai manger sur vos tombes. J'irai dormir sur vos tombes...
J'avais noté à l'époque que l'indication de la nationalité du mort dans le journal contextualisait le décès et en même temps créait une distanciation confortable pour le lecteur. "Ah, c'est un roumain, c'est donc ça (il est de passage, il n'est pas français, il est en situation de précarité etc). Cela ne va pas m'arriver et, de plus, je n'y pouvais rien. "

La nature humaine n'échappe pas aux lois de
la nature. Les plans les plus rigoureux semblent
donner naissance aux formes les plus libres,
les plus folles. Dessin de Ernst Haeckel
Aujourd'hui, je me demande à quoi sert le mot monstre. C'est frappant non? La façon dont il est utilisé, par qui, et le fait que personne n'ait l'air de s'en soucier ?
J'écoute, je lis les déclarations successives de Nicolas Sarkozy, d'Alain Juppé et de Henri Guaino concernant le jeune tueur jihadiste de Toulouse : il s'agit d'asséner que M. M. ne fait pas partie de l'espèce humaine, n'a rien à voir avec nous, ne saurait être en lien de quelques façons avec nous, société humaine, société française, société de croyants etc.
 
Chacun est invité à ne pas : ne pas réfléchir, ne pas chercher d'explications, ne pas regarder ce mal-là. Ou le regarder comme une chose abstraite, une chimère, quelque chose qui ne pourra pas être en rapport avec nous. Ce n'est même plus un autre.
(Même sa famille est sommée de se taire, dans la honte. C'est énorme, non, que le discours officiel d'une république évoluée puisse être celui-ci ?)

C'est évidemment la démarche inverse qui est fertile. Permettre la parole, oser le regard, mettre en lien, questionner. Comprendre comment l'imaginaire façonne une société. Voilà pourquoi tenter de réduire un homme à un mot est une entreprise vaine, porteuse de refoulé. Le mot comme le monstre sont des créatures de l'homme.

mercredi 28 mars 2012

hier


Lumière de midi : mon dentiste a changé son éclairage. Sa nouvelle lampe ressemble à un insecte, une mante religieuse martienne qui se penche sur moi avec un air un peu surpris : qu'est-ce que je fais dans ce fauteuil ?
Lumière du soir : le lustre du théâtre Petit Montparnasse. Qu'est-ce que je fais dans ce fauteuil ? Pensées secrètes, d'après David Lodge. Pas facile de mettre en scène cette succession de monologues, avec si peu de dialogues directs entre les deux acteurs. Christophe Lidon s'en sort très bien. Les critiques de la presse sont bienveillantes. Pas grand chose à ajouter malheureusement.

mardi 27 mars 2012

butterfly

Hier midi, je retourne dans le petit restaurant asiatique de la rue Helder dont j'ai déjà parlé ici. En chemin (en réalité juste au coin de cette rue et du boulevard Haussmann), je tombe sur un groupe de touristes asiatiques bardés de sacs de marques de luxe, mais tellement chargés, et de tant de sacs ! que j'hésite un instant à en faire une photo. 
Mais étant plutôt pressé ce jour-là je ne m'attarde pas et me rends à mon lieu de prédilection. Il est plus tôt que d'habitude, j'essaye en principe d'y être vers 14h00, 14h30 pour éviter le rush. Là, je me vois contraint de me glisser entre deux consommateurs déjà attablés (l'endroit est tout petit).
À ma gauche il y a une jeune fille qui déguste une soupe que je n'ai jamais goûté, celle aux pieds de cochon. Je ne sais comment elle réussit à saisir ces gros blocs d'os du bout de ces baguettes, le cou s'inclinant délicatement comme la tige d'une fleur vers son bol pour ensuite ronger quelques morceaux de viande ou de cartilage sur l'amas d'osselets. 
Je me fais cette réflexion : que beaucoup des femmes asiatiques que je croise ici ont une grâce végétale. Il n'empêche que je me demande également si elle ne va pas laisser échapper ce bout de pied dans la soupe, éclaboussant ainsi mon cachemire gris clair qui sort juste du pressing... 

Pour plus de dépaysement on oublie les plats présentés dans
le petit comptoir-vitrine pour choisir une des spécialités
affichées et illustrées. La soupe de bœuf, en haut à gauche
est excellente.
Entretemps est entrée une habituée dont j'ai déjà remarqué la beauté précédemment. Elle possède une forme de tonicité, de vivacité contenue, qui lui donne l'allure d'une héroïne de film d'action. Elle est cette fois accompagnée d'une femme plus âgée, européenne, qui paraît enquêter auprès d'elle sur les mœurs des acheteurs asiatiques. Je les entends peu mais je comprends que certaines personnes que j'ai prises ici pour des vendeurs des stands de marques de luxe seraient des "personal shoppers" : elles aideraient les clients à choisir leurs achats en un temps record. L'enquêtrice émet une hypothèse : les japonais sauraient mieux que les Chinois quoi acheter, ils seraient mieux informés, plus habitués à s'y retrouver entre toutes les offres. 
"Non, rétorque l'autre en secouant la tête, visiblement peu disposée à établir des hiérarchies entre nationalités : c'est juste une question de temps. Ils ont si peu de temps pour faire leurs courses entre les différentes visites qu'il faut les aider à acheter très vite."

Avec les beaux jours tout le monde s'habille différemment. Je note que ces femmes asiatiques ont toutes les bras nus, et des tenues noires qui mettent en valeur leur carnation laiteuse : oui, c'est amusant, elles ont la peau très blanche ces femmes soi-disant jaunes, plus claire que la mienne, surtout une peau parfaite qui capte joliment la lumière.
Une autre arrive qui me surprend par sa tenue vestimentaire différente justement. Jean skinny bleu, larges lunettes noires et long cheveux de jais, elle porte une forme de cape ou de mini-poncho avec, par-dessus, un foulard coloré noué autour du cou. D'une tape sonore elle claque les fesses d'une cliente qu'elle reconnaît, en riant, et va commander au comptoir. Qu'a-t-elle dit ? Sont-ce ses quelques mots ou son geste qui suscitent ces chuchotements dans son dos ? Quelques instants plus tard elle est assise de profil devant moi, remonte ses solaires en bandeau dans ses cheveux et pianote sur son Blackberry blanc. Ah, en fait, cette femme est un homme. C'est peut-être l'explication des messes basses.

Tout récemment en remplissant un formulaire électronique sur Internet, je me trouvais à devoir cocher un certain nombre de cases. Je me suis arrêté assez amusé devant le choix êtes-vous a) un homme, b) une femme, c) autre. Rimbaud aussi aurait souri.

dimanche 25 mars 2012

exercices de style 4



Lorsqu'il est entré dans le métro à Strasbourg-Saint-Denis, j'ai été tenté de lui sourire comme on le fait parfois avec des personnes agissant en toute conscience de façon un peu excentrique. Mais à son visage fermé j'ai de suite compris que son parti pris vestimentaire n'était pas là pour faire ricaner. J'ai imaginé qu'il avait fait une tentative de réappropriation du style british, ce mélange des genres qui ose chemise à carreaux avec veste prince-de-galles, ou pantalon pied-de-poule avec veston à chevrons. Une opération, dans ce cas-là, qui aurait été réalisée avec les moyens du bord.

Je n'avais que l'espace de quelques stations de métro pour le prendre en photo. Son corps adoptait une position aussi verrouillée que son visage qui me laissait penser que s'il s'apercevait de quelque chose, il le prendrait plutôt mal. Ensuite je me suis dis : il est peut-être parti de chez lui le matin d'humeur clown, primesautier comme Achille Talon, puis dans la journée une tuile ou une mauvaise nouvelle lui serait tombée dessus et il ne sait comment répondre à tous ces regards qui cherchent en vain le nez rouge assorti à son costume ?...


"Un dai vers middai, je tèque le beusse et je sie un jeugne manne avec une grète nèque et un hatte avec une quainnde de lèsse tresssés. Soudainement ce jeugne manne bi-queumze crézé et acquiouse un respectable seur de lui trider sur les toses. Puis il reunna vers un site eunoccupé.
A une lète aoure je le sie égaine : il vouoquait eupe et daoune devant la Ceinte Lazare stécheunne. Un beau lui guivait un advice à propos de beutone."
Chapitre Anglicismes, Exercices de style, Raymond Queneau, éd. Gallimard.




vendredi 23 mars 2012

scénario

"Digne d'une production cinématographique" écrivais-je hier pour qualifier l'assaut de la rue du Sergent Vigné que j'avais imaginé ainsi. Pour apprendre plus tard qu'il n'en était rien, ou alors d'une production à petit budget et nombreux figurants.


Quel film avais-je visionné il y a peu qui documentait une action de la police américaine ? Je ne m'en souviens plus mais ce qui m'est resté en mémoire, ce sont les policiers avec leur caméra à infra rouge capable de détecter les corps grâce à leur chaleur. J'avais été marqué car, pour connaître l'existence de ce type de matériel, j'ignorais qu'il puisse avoir une telle puissance : là, dans ce film, c'était depuis un hélicoptère que l'on suivait la cavale d'un piéton à travers différents bâtiments.

Alors forcément, le bilan en forme de verre à moitié plein de l'action du Raid paraît bien vide. 
Je me laisse aller au calcul mental. Le jeune M. tire 30 coups, l'action dure 5 minutes, cela fait 1 coup toutes les 10 secondes en moyenne. C'est long 10 secondes. 
Cependant on indique 300 cartouches au total, soit au moins 270 pour les forces de l'ordre, dont une seule fait mouche, tirée de l'extérieur. Où sont passées les autres ?
Le tout se passe dans 38 mètres carrés. Je regarde le plan de l'appartement sur un site, plein d'autres photos aussi des hommes cagoulés, vêtus de noir des pieds à la tête. Sur une des images, j'en dénombre 35. Presque un homme au mètre carré. Pourtant M. traverse entièrement l'appartement sans être touché pour aller de la salle de bains aux fenêtres du balcon.
Dans tous les articles on retrouve le chiffre de 300 – qui résonne comme le titre du film de Jack Snyder – pour signifier le nombre d'hommes mobilisés dans le quartier, pompiers compris.



Il y a une gêne palpable dans les commentaires de l'affaire aujourd'hui. Certains demandent à comprendre se qui se passait dans la tête du jeune homme, comment il a pu en arriver là. Pour moi ce n'est pas le plus incroyable, le plus inaccessible, le plus incompréhensible. En revanche je me demande ce qui s'est passé dans l'appartement de la rue du Sergent Vigné.
Quel dommage que le Raid n'ait pas, comme M. M., filmé ses actions.


Ci-dessus la bande-annonce du film de Philippe Faucon, "la Désintégration", sorti mi-février. Encore en salle actuellement.

jeudi 22 mars 2012

destins

Hier matin je me réveille avec la radio, comme souvent. C'est ce jour que l'on apprend que le tueur de Toulouse, le tireur en scooter, est identifié. Malheureusement pour tout le monde il ne s'agit pas d'un dément qui aurait tué au hasard : il se réclame du Jihad, que l'on traduit souvent par guerre sainte, oubliant par habitude la dimension d'oxymore de l'expression. 
Quelques jours auparavant, toujours à la même heure devant mon café, ce sont les accords d'Évian de mars 1962 que j'entendais célébrés sur les mêmes ondes : la fin de la guerre d'Algérie, conflit dont l'évocation va souvent de pair avec celle des jours de cohabitation heureuse entre les différentes communautés et les différentes religions.
La jeunesse du forcené-jihadiste me déprime un peu. Toujours entre ma tasse de café et mon yaourt aux fruits, j'écoute le commentateur préciser que l'enfant est retranché dans un appartement et que sa mère ne souhaite pas y aller, qu'elle déclare n'avoir plus de contact avec lui ni d'influence sur lui. On cite aussi un frère mais pas de père. La voix du maternel est balayée par celle du Dieu père. Ce dieu-là choisit de drôles d'attachés de presse, et il leur fait bien mal.
On parle déjà d'une identification qui aurait eu lieu il y a plusieurs jours, d'une surveillance datée de plusieurs années : je pense que des questions vont se poser quand au traitement de ces informations. Pouvait-on comprendre, agir plus vite ?

Le soir je glane des informations sur Internet. L'enfant armé est toujours chez lui, il se rendra peut-être. Je prends le temps de lire les billets postés par des internautes : les réactions les plus courantes sont des commentaires sur la durée du siège. Agacement ou cynisme : attend-on le journal de 20 heures pour donner l'assaut ? Mais moi, à l'heure où je lis ces propos, vers 22 heures, je sais que cela n'a toujours pas eu lieu. Il y a quelques mauvaises photos du jeune homme aussi en ligne, j'ai l'impression de voir les images d'un déjà mort.



Christian Boltanski,
Les 62 membres du Club Mickey en 1955,
ADAGP, Paris. Saisi sur le site
www.photoanonyme.fr


Ce matin, nouvelle aube, nouveau réveil, nouveau café. Nouveau jour. Sans doute le dernier de l'enfant-tueur puisque finalement il ne se rendra pas. J'imagine qu'il voulait laisser son nom quelque part. Le fait divers est une façon relativement efficace pour le faire, en effraction. Il y a deux jours la une de Libération ressemblait à une pierre tombale, toute noire avec le nom et l'âge des morts. Celle du Figaro d'aujourd'hui m'évoque un à-la-manière-de Boltanski trop bavard, avec tous les portraits des victimes, et le nom du meurtrier, au centre, en énorme, plus imposant que les images.
Puis à l'heure où j'écris ce texte c'est l'assaut, digne d'une production cinématographique, et l'annonce de la mort de M. M., égaré, instrumentalisé et maintenant inexistant. 

mardi 20 mars 2012

des fins

Ce week end une amie qui déménage me propose... des livres ! De quoi faire sourire les lecteurs qui auront suivi ici mes tergiversations quand à ma propre bibliothèque. Son offre s'appuie sur des terrains de complicité communs : elle me propose entre autres de piocher dans son rayon psy.
C'est aujourd'hui seulement que j'ai l'opportunité de la rejoindre dans la drôle de petite maison XVIIIe qu'elle vient d'acquérir. À l'étage, des rayonnages de bois clair sont déjà bien remplis de volumes divers et, au sol, s'empilent des cartons où leurs frères attendent d'être adoptés. Je regarde avec intérêt et détachement ces bouquins : je sais que j'en emporterai quelques uns – quelques uns seulement – comme pour la délester d'une partie de ce poids et la remercier de son attention.

J'emporte ces quelques livres dans le sac
en plastique d'un magasin de sport : le corps et l'esprit...

Je reste peu de temps. Mon amie elle-même est pressée par les impératifs de son installation. En sortant dans l'élégante cour pavée – soleil, pierre blonde et volets gris pâle –  j'éprouve un sentiment similaire à celui ressenti lors des obsèques d'un ami proche où j'avais conservés quelques livres et quelques objets pour soulager la famille qui, sans moi, les aurait fichus à la poubelle avec gêne et tristesse.
Associer aussi évidemment le déménagement et le deuil me fait sourire. Oui, c'est bien chaque fois de cela dont il est question : une certaine façon de vivre disparaît pour laisser place à une autre, et dans cette modification, quelque chose de soi meurt.

vendredi 16 mars 2012

appartement témoin

J'aurais bien aimé en dire du bien, du très bien. Sans doute parce que je me suis lassé ces jours-ci de voir des films décevants, en DVD, sur Internet et au cinéma. Aussi car le fait divers qui en est à l'origine et ses multiples prolongements sont passionnants.

Je veux évidemment parler de "38 témoins", le film de Belvaux, et de l'affaire Kitty Genovese, dont je conseille à chacun de lire le déroulé sur Wikipédia (je conseille rarement Wikipédia comme source d'infos mais là, ça donne un bon aperçu des enseignements de l'affaire).
(Je simplifie : une femme est victime d'une agression – coups de couteaux et viol –, en deux temps, au bas d'un immeuble. Normalement quantité de personnes auraient dû entendre ses cris et agir, au moins appeler la police. Or initialement tout le monde affirme n'en avoir rien su. Ou si peu. Lâcheté ? Effet de groupe ? Enquêtes, traumatisme et théories...)


Avec beaucoup d'intelligence (et de bonheur pour les amateurs d'architecture) le réalisateur a pris le parti de tourner au Havre. On y goûte les œuvres de béton de l'architecte Auguste Perret, la fameuse église Saint-Joseph, les perspectives et les ensembles de la rénovation intensive d'après-guerre. Et en prime les étonnants décors du port avec ses robots de station spatiale, ses bidules géants métalliques, cette démesure partout des machines écrasantes face aux hommes et tous ces containers qui, subitement, à l'écran, semblent métaphores de l'âme humaine.

Mais la faiblesse du film est de n'avoir pas su choisir entre autres, entre ces deux univers. 
D'un côté la volonté de la reconstruction citadine, associé au fantasme de la cité radieuse, à ces appartements modèles, identiques, qui se regardent de partout, cette promotion du confort individuel des années 50, tout en placards, en arts ménagers et en fausses commodités, tout cela encore très présent dans le passé architectural de la ville pouvait servir de corset à cette histoire de culpabilité, de regards croisés, de mitoyenneté. (Les îlots de la rue de Paris où le tournage a eu lieu ont été construits en 1951-52)
D'un autre côté, l'immensité de la mer, la confrontation de l'être dans sa singularité avec les éléments invincibles, avec le gigantisme, une forme d'épopée de soi-même, de bras de fer avec son propre destin, appellent une toute autre dramaturgie, sans voisins, un tout autre cinéma. Ici, on est ballotés de l'un et de l'autre, perdant les bénéfices de chaque points de vue.


De la même façon, le film balance sans arrêt du mutisme au bavardage. On pourrait objecter : c'est le thème. Dire ou ne pas dire, s'avouer à soi-même ou faire taire sa conscience, l'ouvrir ou la fermer. En cela, le scénario est malin, il met en situation le protagoniste qui a vu, entendu, su, et son amie, absente le soir du drame. Mais voilà, est-ce qu'il suffit de filmer un homme silencieux sur fond de mer grise pour suggérer qu'il est pris de remords ? Est-ce qu'il faut vraiment voir le même, la tête dans les mains, hurler "j'entends encore ses cris" pour insinuer qu'il va bientôt passer aux aveux ? On est vraiment dans le cinéma de papa, la série télé des années soixante.
Les personnages de voisins ne sont pas mieux traités (je croyais que le ciné français excellait dans les seconds rôles ?) alors que l'on pouvait s'attendre à une partie d'échec psychologique entre les partisans du silence et celui qui va révéler que, oui, dans les immeubles alentour, on entendait tout (la scène de reconstitution du crime, avec ses cris, est d'ailleurs impressionnante).

Mais ce qui ruine irrémédiablement le film c'est le personnage de la journaliste. Là c'est découpé à la serpe, écrit au bazooka. Cette Madame Je Sais Tout (avec hochements de tête compatissants) doit devenir en vingt minutes une Madame J'accuse (agitée, ô, de terribles cas de conscience), ce n'est pas facile. Nicole Garcia joue comme un cochon. On assiste à des plans cinématographiques surréels que je n'avais plus vus depuis longtemps à l'écran : toujours vêtue de son manteau de cuir à capuche (c'est son estampillage baroudeuse urbaine) la soi-disant journaliste fait des mines de circonstances (c'est dur de balancer mais j'ai fait mon travail) au petit matin devant les fourgonnettes qui chargent l'édition du jour. Non, dans la vraie vie, les journalistes ne passent pas la nuit à l'imprimerie et une partie de l'aube à empaqueter les journaux. C'est grotesque.
On sort de la salle sans s'être enrichi. Moi je cherche en rentrant mes photos faites au Havre la dernière fois, pour vous régaler de béton inspiré... Où sont-elles passées ?... Introuvables! Bon, je verrai ça plus tard, je publie en l'état...

mardi 13 mars 2012

en voyage

Finalement je me suis lancé dans le bookcrossing. Avec une mega réticence à m'inscrire sur le site Bookcrossing.com, un peu agacé par l'aspect marchand du truc et pas forcément très intéressé par le suivi des livres dans la nature. Ensuite, il m'a été impossible d'éditer des étiquettes en français pour identifier mes livres, j'ai dû utiliser un logiciel spécifique, ce qui m'a paru peu pratique (bref...)
Mais j'avais vraiment envie de commencer ce vendredi pour, de circonstance, lâcher Freaky Fridays, de Brigitte Aubert, dans la ville. Et je lui offert un compagnon de baroud égyptien d'à propos : le voyage de Râ, recueil de nouvelles de Nabil Naoum.

Rayon de soleil se reflétant sur le sol,
devant le porche de mon immeuble (le voyage de Râ).

Les laissant sur deux sièges dans une station de métro, de part et d'autre d'une jeune femme qui attendait sa rame, j'ai eu quelques minutes pour observer l'étonnement de certains, voir aussi une autre jeune femme empiler les livres l'un sur l'autre car elle voulait un siège de libre...  mais je n'ai pas vu qui s'en est saisi, m'engouffrant finalement dans le métro à mon tour. Ou peut-être quelqu'un, énervé, les aura jetés dans une poubelle ? Non, je n'y crois pas...

lundi 12 mars 2012

la voix

Hier soir j'arrive un peu trop tôt devant le mini théâtre du XVe arrondissement où j'ai rendez-vous et j'en profite pour me balader dans ce quartier je ne connais pas. Je fais la même constatation que lorsque j'étais allé dîner chez un cousin dans le bas du XIVe, autre territoire où mes pas me portent peu : ce sont des lieux où cohabitent les styles d'habitats les plus variés, sans homogénéité. Presque une forme d'urbanisme cacophonique. Ici des ensembles des années 60 laissent devant eux un drôle de grand parc à qui l'hiver donne des allures de zone inhabitée et hostile. Là un immeuble des années 70 affiche sa façade de métal blanc devant des bâtisses de pierre de taille ou de béton blanchi. Je continue ma déambulation quand soudain des cris d'oiseaux emplissent la rue. Cest que j'arrive proche d'un terrain ceint de palissades qui cachent au regard un immense terrain rasé où deux grues, perchoirs démesurés, accueillent des nuées de moineaux. Le ciel a déjà pris les teintes du soir, légèrement rosées.
Finalement j'entre dans un café tabac, tout en longueur, large couloir où le comptoir laisse peu de place à quelques tables à la queue leu leu. Je commande un café au zinc. À ma droite, deux hommes que j'identifie rapidement comme des habitués, le plus éloigné de moi paraissant tanguer sur ses jambes. L'âge ou l'alcool ? 
Il n'y a pas plus de six ou sept consommateurs. Ayant reçu mon café je prends soudain conscience du volume sonore de la télévision qui diffuse plus fortement que n'importe qui dans cet endroit. J'entends qu'on nous décrit par le menu une affaire de pédophilie, un grand-père ayant imposé une fellation à sa petite-fille.
Je ne vois pas l'écran qui est assurément derrière moi puisque les autres consommateurs ont l'œil rivé dans cette direction. Un court instant j'ai le vertige du temps qui passe et de la mutation de la société : moi qui ai connu la télévision noir et blanc de l'Ortf, je m'étonne presque qu'aujourd'hui on puisse discuter fellation à l'écran, et que cela puisse être hurlé ainsi dans un lieu public (Dutroux et DSK sont passés par là).
- "Eh ben tu sais, dit le consommateur titubant à son voisin, Momo m'a promis de me faire une cuisse de lapin à la moutarde. ça va être un grand moment dans ma vie."
-"Et il va te l'envoyer par l'Internet, c'est ça ?", répond l'autre avec un fort accent.
-"Non non, en vrai. Mais t'es sûr que tu veux pas reboire un truc ?"
Pendant ce temps-là "la voix" ne nous a pas épargné les détails de l'enquête. Le grand-père dit que la fillette était consentante. Elle a approché sa bouche de son pénis quand il lui a demandé. 
-"Mais pourquoi l'a-t-il demandé ?, s'enquiert le policier chargé de taper le compte rendu. "C'est sous le coup d'une pulsion, c'est comme ça que ça s'appelle : une pulsion?", ajoute-t-il désesperément. 
Des détails crus continuent d'être braillés dans le café, où maintenant tout le monde, même le couple de tenanciers, tend le cou vers l'écran.
-"... fumier! sa fille" s'exclame mon voisin.
-"Non, c'est sa petite-fille" rétorque un autre consommateur.
-"Qu'est-ce qu'il dit ?" braille subitement le buveur-tangueur.
Bon prince, mon voisin à l'accent explique :
-"Que sa fille a approché sa bouche".
-"Non, sa petite-fille", répète à nouveau notre généalogiste improvisé. Puis comprenant que pour mon voisin "petite-fille" semble signifier "fille petite" il insiste : "Lui, c'est le grand-père".
-"Il faut se méfier avec les enfants parce que parfois, ils mentent" (c'est encore le buveur tangueur, Outreau et Iacono aussi sont passés par là).
-"Oui mais c'est pas pareil, là il a avoué", informe encore mon voisin.
J'ai terminé mon café. Je paye. Je ne sais toujours pas ce qu'affiche la télévision derrière moi, sûrement une succession de plans américains d'un homme au visage flouté, alternés de plans américains d'une fillette au visage flouté. Et des gros plans sur les mains, sur les ordinateurs de la police. Enfin à coup sûr, rien à voir, mais tous les consommateurs regardent vers là-bas, vers "la voix". L'un a même quitté le comptoir pour s'approcher, pour voir ce qu'il n'y a pas à voir.
"La voix " précise que la police a suffisamment d'éléments pour inculper le grand-père mais qu'elle préfère réaliser une confrontation. Ainsi, toujours selon les policiers qui parlent d'un ton très docte, commentant l'affaire comme s'ils étaient des experts psychologues, la fillette verra qu'on la croit.
Pour bien montrer qu'on peut écouter sans comprendre, l'un des hommes du café crie dans mon dos, à la cantonade :
-" Ah elle est vraiment pourrie la loi française, la petite est obligée d'être confrontée à son grand-père, elle n'osera plus rien dire..."
-"Elle est obligée de fréquenter son grand-père ??!!" s'indigne mon voisin dont, décidément, le français n'est pas la langue maternelle.
-"Non, pas fréquenter, confronter".
L'un des consommateurs parie que le grand-père, ce salop, ne va rien regretter.
Je m'absente pour aller aux toilettes. En retournant dans la salle, je ne vois que les dos des consommateurs, le visage tourné vers ce soleil rectangulaire, extra plat, qui diffuse une lumière blafarde dans la salle. Je n'avais pas imaginé un écran si large : les êtres y apparaissent deux fois plus grands qu'en réalité. Il est accroché au dessus de la porte. Voulant quitter les lieux, je dois contourner le patron du café qui, en sortant pour descendre ses volets, s'est arrêté dans le passage, happé lui aussi par la grande bouche. Pour voir.

mardi 6 mars 2012

le sillage

J'écris fort peu ces derniers temps car ce que j'aimerais partager m'apparaît trop "exposant" quant à mon intimité ou à la réserve que je conserve concernant mes activités professionnelles. Exhibitions..., pour reprendre le titre de l'exposition du Quai Branly, cela n'est pas mon fort, contrairement peut-être aux apparences : je suis parfois sauvage à moi-même.


Ces derniers jours se concentrent quelques faits qui me ramènent au début de l'aventure de ce blog et me poussent à les raconter.
J'avais récemment mis de côté un livre de Brigitte Aubert, Freaky Fridays, publié depuis peu, que, sans le lire, j'avais prêté à un proche, amateur de polar. Brigitte Aubert est un auteur de roman policier (entre autres) dont j'ai croisé la route il y a fort longtemps (à l'époque, fin des années 80, elle n'avait publié qu'une nouvelle je crois) car elle était du cercle d'amis de Fréd (Lou Goaco). Nous avions vécu chez elle à Cannes quelques week-ends et je garde d'elle le souvenir, très ancien, d'une forte personnalité, indépendante, anticonformiste, à l'intelligence vive et tranchante. Depuis lors je n'avais lu d'elle qu'un livre, Transfixions, polar assez sanglant qui avait la particularité de mettre en scène un héros travesti sur fond de côte d'Azur, et qui a fait l'objet d'une adaptation cinématographique dont l'action fut transposée... en Belgique (mystère des productions)!

Freaky Fridays m'étant restitué, j'en débute la lecture et tombe de suite sur ce détail amusant : l'héroïne, vieille dame jetée dans une affaire de règlement de compte, se nomme Mamie Hélène. Difficile pour moi de ne pas faire le lien avec cette autre Hélène, mamie Laine, amie de longue date de la maman de Fréd (Lou Goaco), qui m'avait fait la surprise de commenter ce blog en début d'année dernière (voir les billets du 7 et du 9 janvier 2011). 
Aussi quand il y a trois jours, une personne a publié aussi des souvenirs de Fréd à Nice sur le billet Visages du 2 janvier 2011, ...  tout cela m'a paru un intrigant faisceau de coïncidences.
Voici un Polaroid que j'adore. La photo n'est pourtant
pas très lisible. C'est la fin des années quatre-vingt, un de ces week-ends
à Cannes que j'évoque plus haut. Fréd et moi sommes en bateau :
on me distingue à peine car j'avais froid et Fréd me recouvre
pour me protéger du vent.



"Freaky Fridays" est publié aux belles éditions La branche, collection Vendredi 13.
"Transfixions" a été publié au Seuil, d'abord en collection Polar puis en format poche Point policier. Le film qui en a été tiré est "Mauvais genre", réalisé par Francis Girod, avec Richard Bohringer et Robinson Stévenin (César du meilleur jeune espoir masculin pour ce rôle en 2002).

jeudi 1 mars 2012

des spectres

Je déjeune souvent dans un petit restaurant asiatique proche des Galeries Lafayette. Les clients en sont principalement Chinois, ou d'origine chinoise, touristes ou vendeurs salariés des stands de luxe du proche grand magasin. C'est donc un public d'habitués pour la plupart, s'apostrophant de table en table (l'endroit est minuscule), et la sympathie de la patronne fait qu'elle est souvent sollicitée dans les conversations. Rapidement le petit espace se trouve  traversé de la musique particulière de la langue chinoise, ce qui rend le déjeuner fort dépaysant.

L'autre jour se faisaient face deux jeunes hommes en costume, l'un visiblement asiatique, silencieux, l'autre visiblement européen,volubile et animé. Celui-ci racontait avec force mimiques quelque chose relatif aux premiers hommes qui aurait conduit, selon son interprétation, à ce que, des milliers d'années avant ce déjeuner dans le neuvième arrondissement, des ancêtres poilus migrent, qui en Europe, qui en Asie, pour ne plus jamais se rencontrer et donner ainsi naissance à des types d'hommes différents.
Homo erectus est la star du site archéologique de Zhoukoudian, en Chine.
C'est aussi le fantasme de l'origine autre, de la lignée singulière, à l'œuvre
dans la construction identitaire chinoise.

Je ne sais si ce jeune homme connaissait la bagarre scientifique qui opposa (ou qui oppose encore ?) les partisans de l'homo sapiens et ceux de l'homo erectus comme origine du type asiatique. Ni s'il savait comment cette question de l'origine fut vive dans la construction identitaire chinoise (on peut voir ici une intéressante émission sur ce point). Toujours est-il que, poursuivant avec fougue la description de son scénario, il imaginait la drôle de situation qu'eut pu être cette rencontre entre ces deux êtres devenus si différents, si elle avait eu lieu, un truc de dingue à l'entendre, comme se retrouver "devant quelqu'un de tout bleu, ou tout vert par exemple", et le rire le faisait se plier sur la table.
L'autre jeune garçon, à la peau plus ocrée, droit comme un i, conservait son visage sans expression. Enfin il lâcha froidement : "euh, bleu, pour la couleur, je ne crois pas que ce soit possible."
La couleur de la peau : la différence s'exprime sur toute la superficie du corps.

La scène me fit sourire, d'autant que j'étais tout particulièrement, cette semaine là, sensible à la question de la différence. Une amie m'avait indiqué avoir vu le triptyque de documentaires Noirs de France (de Pascal Blanchard et Juan Gélas) et je m'en voulais car j'avais loupé leur diffusion sur le Net. Trop de choses en tête ces derniers jours. Je pus cependant regarder le troisième volet encore diffusé en "replay", qui me parut restituer avec mesure et intelligence les enjeux contenus dans son titre. 
Ce fut aussi l'occasion pour moi d'apprendre que Audrey Pulvar est noire. Oui, je sais, cela peut paraître étrange mais pour moi Audrey Pulvar est journaliste. Et si je fais abstraction de cette image sociale, Audrey Pulvar me paraît plutôt... indonésienne ? Non, je ne sais pas, mais en tout cas je ne pourrais pas la décrire, comme elle le fait elle-même, comme noire : "ce n'est tout de même pas facile d'être noire en France" dit-elle, je cite de mémoire. Et, à ces mots-là il n'y a rien à objecter : juste à constater que, à certains moments, pour elle, c'était la réalité.


C'est sans doute habitué par les motifs de l'Autre  que je me suis décidé à aller voir l'exposition Exhibitions au quai Branly, dont j'attendais une ou deux choses que finalement je n'y trouvai pas. L'expo porte comme sur-titre l'invention du sauvage, et de ce côté-là je pense qu'elle remplit son contrat. Pour ma part je ne venais pas y chercher un discours du style "les zoos humains, c'est mal" mais plutôt une analyse plus subtile qui aurait décortiqué comment on passa de la monstration de l'autre pour ce qu'il est, à l'autre pour ce qu'il fait. En effet les "sauvages" au début exhibés par des scientifiques deviennent bien vite des troupes importées par de véritables imprésarios du spectacle qui ne scénographient pas seulement des danses et des scènes de chasse mais aussi jongleries et autres prouesses dignes du cirque. Et si aucune confusion n'est faite entre tout cela au cours de l'expo, peu de matériel offre au visiteur de la matière à penser. 
De la même façon j'aurais goûté une intelligente réflexion sur la tension entre la réelle curiosité suscitée par l'autre – voir aussi la curiosité sexuelle – et les conditions de son assouvissement qui détruisent l'objet-sujet de désir.


Antonia Gonsalvus, demoiselle
atteinte d'hypertrichose.

Dans cette mise en abyme, j'observais moi-même, du coin de l'œil, les visiteurs regarder les diaporamas qui affichaient ces êtres différents que l'on avaient jadis montrés en spectacle : l'homme lion, l'homme chien, le géant, le soi-disant aztèque, etc. 
La pulsion voyeuriste n'était-elle pas à l'œuvre au quai Branly ?


Le petit restaurant dont il est question s'appelle Opérasie, et se trouve rue du Helder.
Le documentaire en trois volets "Noirs de France" est édité en double DVD facile à trouver.
L'exposition "L'Invention du sauvage, Exhibitions" se tient au musée du Quai Branly jusqu'au 3 juin.