mercredi 26 décembre 2012

les Bêtes

Bien que levé tôt pour assister à la fin du monde vendredi, je n'ai rien vu. Ni pluie d'oiseaux calcinés, ni nuées de sauterelles, ni serpent à sept têtes, ni ange détruisant les récoltes à grands coups de serpe... Rien d'autre que la perspective d'une nouvelle journée de travail. L'événement le plus important depuis la création du monde n'a pas eu lieu. Et le pire reste à venir : Noël. C'est le temps des réunions familiales.

Dans le métro, elle, à lui qui reste silencieux :
- Ton père il aime personne. Il n'a besoin de personne. C'est pas normal, ça, de n'avoir besoin de personne. 
Mon père c'est l'inverse. Il peut pas rester seul. Il a toujours besoin de quelqu'un. C'est pas normal, ça, d'avoir toujours besoin de quelqu'un.

La bonne mesure ? La famille est le lieu de l'interprétation. Du trop dit, du pas assez. Des tensions, de l'abattement. Des gestes à peine perceptibles qui racontent l'amour si maladroit à se dire. Des mutismes qui paraîtront tendres ou hostiles.
Quand le cochon arrive sur la table, je ne peux m'empêcher de le photographier. Après coup je me dis que je dois m'identifier à lui, reconnaître quelque chose de moi dans son sourire crispé. Il n'a pas beaucoup de succès en plus le pauvre, avoir donné sa vie pour si peu de reconnaissance, c'est triste. 
Je me souviens d'un séminaire à la campagne où l'on était nourris de cochonnailles et où l'on pouvait aller jouer avec la truie bruyante qui, l'an prochain, nourrirait les stagiaires suivants. D'année en année les cochonnes portaient des prénoms en a, comme sur les premières publicités de Minitel rose.

"C'est maintenant une Bête qui monte de la terre, elle a deux cornes comme un agneau, mais parle comme un dragon. Et elle plie tous les hommes au service de la première Bête". (Beatus de Liébana, texte de Umberto Eco, édition Franco Maria Ricci).

J'ai l'impression qu'à l'intérieur de ma mère, une Bête dévore tout. Lendemain de fête douloureux.

vendredi 21 décembre 2012

pour mémoire

En réalité,  avant d'écrire le billet daté du 7 décembre, où je justifiais mon "absence" par un surcroît de travail, j'avais pris le temps de rendre visite à ma mère.

Sa mémoire est un champ de ruines. Y souffle un vent persistant qui balaie inlassablement le présent et qui par moment et par on ne sait quel mystère de la dynamique des éléments, crée de petits tourbillons où la capacité de raisonnement tourne sur elle-même comme une feuille morte piégée dans une tornade.
Son esprit alors semble une steppe vaste, ouverte à tout, où Raison et Déraison, presque jumelles, jouissent du même droit de cité ; mais où Déraison, admise depuis peu, paraît plus joyeuse, plus dynamique, goûtant mieux cet espace soudain à sa portée, quelle avait convoitée si longtemps. Le risque est qu'elle s'emporte, grisée, gourmande, dévorante.

Amour, de Haneke, est tourné en studio, dans un appartement
construit selon le plan du logement viennois des parents du réalisateur.
Rien de grave pour l'instant. Ma mère se souvient encore de nous, mais c'est chaque fois mon appréhension – au téléphone j'annonce toujours clairement mon prénom, précédé de "c'est moi, maman", façon de glisser aussi l'indication du lien de parenté. Au cas où.

La même semaine je vais au cinéma pour voir, enfin, Amour, de Michael Haneke. C'est au MK2 Beaubourg, dans une petite salle. Au premier rang, un spectateur, dont j'avais noté la forte stature quand il est entré, s'est endormi. On sent que ce n'est pas l'ennui mais autre chose qui a ravi son corps de bûcheron. En fait je n'ai pas compris tout de suite qu'il dormait. Il parlait tellement que j'ai pensé qu'il téléphonait pendant la projection. Non, simplement il racontait dans son sommeil. Ça travaille.

Quelques jours plus tard, au cours d'une soirée qui réunit des amis autour d'un projet professionnel commun, la belle S. lâche, dans un moment d'émotion : "Je suis en train de perdre ma maman". Moi qui suis un peu au courant de la situation, j'observe la réaction des uns et des autres. Chacun pense que la mère de S. est en train de mourir. S. précise, décrit Alzheimer et quelques AVC.
Dire encore : perdre, c'est perdre le lien.

J'ose : "Si tu veux pleurer, tu peux aller voir le film de Haneke, ça parle justement de cela." Je ne pense pas qu'elle ait pris cela pour un conseil amical, mais plutôt comme un genre de boutade un peu provocante dont je peux facilement être l'auteur. Et pourtant. Combien de mères rassemble Emmanuelle Riva dans ce rôle-là ?

En 1959 Alain Resnais et Marguerite Duras lui faisaient dire, en réponse à l'homme qui affirmait, Tu n'as rien vu, tu as tout inventé :

"Rien.
De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierai.
De même que dans l'amour."
(Extrait de Hiroshima mon amour)

lundi 10 décembre 2012

jamón, jamón

« Quittant Tanger en juillet 1959, Bacon laisse derrière lui un ensemble de tableaux dont beaucoup d'inachevés, et cette Peinture. Il aurait voulu tout bazarder. Il avait besoin d'argent, dit Fonfon que le décorateur de Barbara Hutton était venu trouver :"Bacon s'en va, il vend tout!" Jean-Charles Fontana a failli acheter un grand tableau pour..."cinq cents pesetas, environ quinze euros, le prix d'un garçon. Lorsque je suis allé voir Bacon sur son toit, après avoir renversé des cadavres de bouteilles et l'avoir peut-être réveillé, il était assis sur son grabat, il m'a regardé dans les yeux... des yeux fous ! Je lui ai dit, Est-ce que je peux regarder vos tableaux ? Il m'a dit oui. Et dans son œil fou, il voulait que j'achète le tableau, je l'ai senti. C'était une grande toile représentant un matelas au couvre-lit de couleur très bizarre, sur lequel dormait sur le côté gauche un énorme fœtus vert et dans un coin, une espèce de lavabo. J'ai hésité, j'avais rendez-vous avec un marocain musclé, fort comme un lion... J'ai finalement choisi ce garçon. Plus tard j'ai vu le tableau chez Krugier, à Genève, plus de deux millions de francs suisses ! »


Extrait de Tanger 54, de Mona Thomas, édition Stock, collection La Forêt.

vendredi 7 décembre 2012

Afrique frac

Après transparaître, disparaître ?
Cela fait un moment que je n'ai pas glissé la tête dans cette fenêtre numérique, occupé pour une part à travailler, ce qui n'est guère intéressant. Il faut dire que revenir de quelques jours de vacances pour être assailli par la "reprise" du conflit israelo-arabe, la guéguerre Copé Fillon et le brouhaha du gouvernement, rien de cela n'incite à se tenir dans le flux de l'actu.
Je me suis donc plongé dans un bouquin qui m'attendait depuis quelque temps sur ma table de nuit, Tanger 54, de Mona Thomas (guidé là encore sans doute par un désir post Afrique).

C'est un curieux livre, récit et rêverie critique, tout aussi intéressant qu'horripilant. Récit car la quête retracée est réelle et peut même s'illustrer, au fil des pages, en consultant Internet sur les indications de l'auteur. 
Pour faire vite : l'acteur Gérard Desarthe achète sur une brocante normande un dessin de visage, au pastel, annoté  : Will. S Burroughs, Tanger 1954. Son amie Mona mène l'enquête. L'inscription est-elle une signature ou une dédicace ? Le dessin est-il un portrait, et si oui, de qui ? Si l'œuvre n'est pas de la main de Burroughs, qui, en 1954 à Tanger, a pu réaliser ce croquis ? 

Le croquis qui donne lieu à l'enquête
de Mona Thomas, reproduit dans le livre
publié aux éditions Stock.
Cette ville, dont le nom cousine si bien avec danger, est tout autant un rayonnage de bibliothèque, un fragment de littérature, qu'un lieu réel. Mais les écrivains ne sont pas les seuls à succomber aux charmes épicés de la médina et de ses jeunes hommes. Nombre de peintres s'y croisent.
Petit à petit l'auteur découvre que le modèle est un peintre marocain (Ahmed Yacoubi), amant de Bowles puis de Francis Bacon. D'après les photos et les témoignages, l'hypothèse semble crédible. Plus hasardeux, Mona Thomas affirme finalement que le dessin serait l'œuvre de Francis Bacon.

Tandis que la lecture de ces pages fait renaître le Tanger des années 50, avec ces étrangers et leurs gigolos locaux — ce tressage de profits variés qui n'exclut pas l'authenticité —, un hasard né de mon insatiable curiosité me fait découvrir le week-end dernier, en plein Paris, un lieu de prostitution masculine avec de jeunes hommes presque tous d'origine maghrébine. 
Un lieu clos, peint de noir, que l'on atteint après avoir gravi des escaliers et traversé des espaces fort différents et qui m'apparaît, rétrospectivement et de façon fantastique, comme une chambre dissimulée au sein d'une pyramide. Chambre aux trésors ? C'est sans doute un secret de Polichinelle pour les amateurs habitués, qui eux, doivent rejoindre l'endroit à grandes enjambées, en sifflotant, comme s'ils allaient au supermarché G20 du coin.
Ma timidité et ma surprise, entre ces cabines alignées qui toutes abritent un garçon différent, détonnent et m'empêchent de poser toutes les questions qui me brûlent les lèvres. Ainsi, me voici dans l'incapacité d'indiquer combien est facturée la passe. À part les jeunes professionnels, se tiennent là des hommes à cheveux gris, clients bien sûr, et je comprends vite que tout le monde se connaît ici. Ça plaisante, ça chantonne, dans une cabine l'un des "vieux", en costard, pianote sur son BlackBerry pour chercher des nouvelles de la brouille à l'UMP, ce qui donne matière à commentaires.
Comme je suis moi aussi dans la tranche d'âge des consommateurs, on me fait des propositions très explicites (mais non chiffrées) et s'invitent les souvenirs de Marrakech, du livre de Mrabet, Look and Move on, et de celui en cours, Tanger 54.



L'amour, parfois, ne dédaigne pas le commerce. Et l'amour de l'art, avec Mona Thomas, nous emmène donc sur les traces de Francis Bacon à Tanger. Pour ma part, j'ignorais qu'il y avait séjourné. La biographie, ô combien rocambolesque du peintre, sert de prétexte à nombre d'anecdotes qui font du livre une agréable balade. Il y a de jolis passages, d'autres très agaçants, écrits comme une conversation de bistrot zébrée de name dropping. J'imagine que l'auteur est sincère et que ses interrogations sur le statut de l'œuvre hors corpus officiel le sont aussi. Mais j'ai peine à croire qu'un amateur d'art voit dans ce croquis trace de Francis Bacon. Ou alors à accepter, ce que je fais volontiers, que les plus grands artistes sont capables de crobards qui ne méritent ni une telle attention, ni une telle sacralisation. L'argument final qui fait pencher Mona Thomas pour une attribution à Bacon (je ne veux pas révéler la fin pour qui voudrait lire le bouquin), s'avère d'ailleurs tout à fait impensable pour qui s'est déjà frotté à la composition d'une image, mais passons.

Plus tard dans la semaine, un fracas retentit dans mon appartement. Dépité, je découvre qu'une série de petites poteries que je tiens de mon père s'est écrasée sur le sol. Elles étaient accrochées au mur, dans l'entrée, reliées et unes aux autres par un lien d'origine qui a rompu. C'est un souvenir de son service militaire en Tunisie, que le temps avait jusque là préservé.
Mais que me veut le Maghreb ?