samedi 31 août 2013

qui suis-je

Elle m'accueille en me parlant presque immédiatement d'une photo de mon père, dont elle n'arriverait pas à préciser le lieu où quelque chose comme cela, ce n'est pas très clair, et je ne relève pas, ne souhaitant pas voyager avec elle dans son vaisseau-à-bousculer-le-temps.


Donc nous parlons de tout et de rien en préparant quelques pommes de terre à l'eau qui vont accompagner le poulet rôti que j'ai amené. Elle s'inquiète pour la guerre "et tout ces gens qui vont mourir d'une mort idiote". Elle parle évidemment de la Syrie. Comme c'est un pays qu'elle avait visité avec mon père, elle a deux trois souvenirs à ce propos et elle me fait un portrait du frère aîné de Bachar el Assad et de sa mort en voiture comme si elle avait assisté à la scène et était une amie de la famille. Je n'en reviens pas et je vérifie ces informations - que moi j'ignore - via la connexion Internet de mon téléphone. Elle dit vrai.

Un peu avant de partir j'avise un album photo sur une chaise et je lui demande si c'est là-dedans qu'elle a vu la photo dont elle me parlait tout à l'heure. C'est un album "confidentiel", qui était dissimulé quand nous étions enfants et qu'il nous était interdit de regarder  - ce que bien sûr nous avions pourtant fait. 
Car c'est un album d'amoureux : des photos de mon père et de ma mère dans les mois qui précèdent leur mariage, et il y a quelques photos lestes pour l'époque, c'est-à-dire de ma mère en soutien-gorge.

Ce matin même j'étais allé courir sur le tapis roulant de la mini salle de sport non loin de chez moi, et comme depuis quelques mois les murs ont été tapissés de miroir, je remarquais les veines de mes bras et de mes mains qui gonflaient et poussaient sous la peau, et l'image de ma mère se plaignant du spectacle de ses bras déformés par ces gros vers de terre veineux m'habitait. 
Peut-être plus que d'habitude encore je suis frappé par l'écart qui sépare la jeune femme nattée que je vois sur les photos et cette vielle dame qui feuillette l'album avec une drôle de curiosité. C'est vraiment une expérience singulière de l'observer se regarder, se reconnaissant et ne se reconnaissant pas, les deux à la fois, comme si elle vivait corporellement la faille temporelle qui sépare les deux femmes.

Les photos sont légendées, mais aussi commentées, parfois avec des petits textes. C'est une forme de blog perso avant l'heure. 
Plusieurs fois, le jeune fiancé photographe, papa, a utilisé un retardateur pour prendre un cliché d'eux deux, ce que maintenant les ados font en tendant leur téléphone à bout de bras devant eux.

Grâce à l'un de ces commentaires, maman comprend la période à laquelle l'album a été réalisé, donc avant leur mariage. L'un des textes commence en effet ainsi : "Ce sont mes plus beaux souvenirs de fiançailles, ces promenades dans les bois..."
- Ils n'étaient pas mariés et ils s'embrassaient quand même ?, dit soudain ma mère.
Puis : 
- Mais ça ne se faisait pas du tout à l'époque.
Elle semble réellement choquée. Je risque la précision : "C'est pourtant toi sur la photo..."
Elle détache un instant son regard de l'album pour me demander :
-"C'est moi qui ai pris la photo?"
-"Non, mais c'est toi qui est dessus avec papa."
Elle reste perplexe, elle a l'air un peu rêveur. 
- Mais c'est que je n'imaginais pas du tout Pierre faire quelque chose comme ça.


vendredi 30 août 2013

les évidences...

Je viens juste de terminer Les armoires vides, d'Annie Ernaux. En réalité, tout en sachant très bien depuis longtemps qui est Annie Ernaux, je n'avais lu aucun de ces livres. Et je ressens un plaisir particulier à l'avoir fait si tardivement, comme si l'âge m'en faisait mieux goûter le relief.

Hier je lis cette phrase qui me surprend : "Je n'ai pas de conversation, elles m'apprennent tout, et moi je n'ai rien à leur raconter. Mes succès scolaires ne les intéressent plus, elles ne discutent pas de Corneille, mais de Braque qui vient de mourir et que je ne connais pas."
"Elles", ce sont les copines de classe d'Annie Ernaux (Denise Lesur dans le livre), toutes issues d'un milieu social très différent du sien. C'est déjà l'époque de la seconde, terminé les rivaltés de petites filles, ça discute surboum, James Dean et Françoise Sagan... Et je m'étonne que des collégiennes discutent de la mort de Georges Braque. Bêtement je cherche d'abord la date de publication du livre (1974), avant de tout simplement revenir à la biographie de Braque. 1882-1963. J'apprends à cette occasion (par Wikipédia), que le peintre bénéficia de funérailles nationales, cérémonie devant le Louvre, et qu' "André Malraux y prononce un discours émouvant" (toujours Wiki). Voilà qui explique  vraisemblablement le retentissement que sa mort a pu avoir sur des lycéennes.
Intrigué par l'ampleur donnée au décès du peintre (j'avais le sentiment qu'il avait été au contraire injustement éclipsé par Picasso) je prends donc la mesure de sa notoriété immense et tombe, toujours par la grâce du Net, sur un extrait filmé de la cérémonie funèbre devant la colonnade du Louvre. Procession nocturne, porte-flambeaux... : c'est effectivement solennellement-officieusement-pompeux. Le ton du discours de Malraux, évidemment grandiloquent, en ajoute une couche. Jusqu'à ce que l'avant dernière phrase me fasse sursauter.
Imaginant avoir mal entendu, je cherche cette fois le texte du discours toujours dans les ressources sans fond d'Internet. En voici les deux derniers paragraphes. 

"[...]Enfin, ces tableaux exprimaient la France à l'égal de ceux de Corot - mais plus mystérieusement, car Corot, lui, l'avait beaucoup représentée. Braque l'exprimait avec une force de symbole si grande qu'il est aussi légitime chez lui au Louvre, que l'ange de Reims dans sa cathédrale. Samedi, nous avons retrouvé une tristesse très lointaine mais bien connue; celle qui nous avait saisis naguère quand nous avions entendu : "Debussy est mort".
Demain matin, Madame, que l'on dise aux marins et aux cultivateurs de Varangeville, qui aimaient Georges Braque, évidemment sans comprendre son art : "Hier, quand il était devant le palais des rois et le premier musée du monde, il y avait dans la nuit pluvieuse une voix indistincte qui disait merci ; et une main très simple, une main usée de paysanne, qui était la main de la France, et qui se levait une dernière fois dans la nuit pour caresser doucement ses cheveux blancs".


Et tout de même, entendre un ministre de la Culture clamer dans la nuit "aux marins et aux cultivateurs qui aimaient Georges Braque évidemment sans comprendre son art"... ça fait froid dans le dos.

lundi 26 août 2013

couleurs Maroc

Alors que j'ai publié la veille un billet intitulé Absence, je reçois dans ma boîte mail un commentaire à mon billet Abandons. Un court instant mon esprit s'embrouille : la proximité des deux termes, absence, abandon, me fait douter du mot que j'avais choisi hier.
Je découvre le commentaire : il s'agit en réalité d'un spam. J'en ai reçu plusieurs fois, de faux commentaires qui profitent d'une destination évoquée pour glisser l'adresse de leur hôtel ou de leur agence de voyage, des choses comme cela. C'est la première fois que j'en reçois un de cette sorte, envoyé à l'aveugle, sans aucun lien avec le contenu du texte.
C'est l'occasion pour moi de revenir au billet "spamé" qui s'intitule bien Abandons, et je découvre avec émotion qu'il signalait la mort de la mère de mon ami M.

"Tu m'aurais vue hier ils étaient rouges
comme cela," dit-elle en parlant de ses ongles
et en frappant la nappe de papier.
La gentille dinguerie de la mienne ne m'en paraît que plus précieuse. Elle est justement revenue de vacances et j'ai dîné avec elle ce jeudi. Comme j'arrive à son domicile trop tardivement pour avoir fait des courses, je l'emmène au restaurant. Le japonais semblant la plonger dans des abîmes de perplexité, nous optons pour un resto marocain que je connais un peu. 
Maman mange beaucoup, comme chaque fois, je ne sais plus exactement de quoi nous parlons, les mots n'ont plus tout à fait la même importance qu'avant. Souvent elle dit "c'est bon" avec un air de surprise, elle semble redécouvrir les mets les plus simples, comme un enfant.
Au moment où je paye avec ma carte de crédit, la jeune femme qui me tend le sabot me demande : 
- "C'est la maman ?"
- "Oui, c'est ma mère..." 
Je n'ai pas le temps de m'interroger sur le pourquoi de cette question que je l'entends s'exclamer, avec cette musicalité que je ne connais qu'aux femmes juives et arabes de la Méditerranée :
-"J'en étais sûr mais comme ça se voit comme elle te regarde avec des étincelles dans les yeux et comme elle est heureuse ! Ah c'est vrai ça !"

Je souris. Je regarde maman. Je ne sais pas si elle a entendu ou compris la scène. En tout cas c'est vrai qu'elle à l'air heureuse.

jeudi 22 août 2013

absence

"And when I was asleep I had one of my favorite dreams. Sometimes I have it during the day, but then it's a daydream. But I often have it at night as well.
        And in the dream nearly everyone on the earth is dead, because they have caugh a virus. But it's not like a normal virus. It's like a computer virus. And people catch it because of the meaning of something an infected person says and the meaning of what they do with their faces when they say it, which means that people can get it from watching an infected person on television, which means that it spreads around the world really quickly.
      And when people get the virus they just sit on the sofa and do nothing and they don't eat or drink and so they die. But sometimes I have different versions of the dream, like when you can see two versions of a film, the ordinary one and the Director's Cut, like Blade Runner. And in some versions of the dream the virus makes them crash their cars or walk into the sea and drown, or jump into rivers, and I think that this version is better because then there aren't bodies of dead people everywhere.
[...]
      And I can go anywhere in the world and I know that no one is going to talk to me or touch me or ask me a question. But if I don't want to go anywhere I don't have to, and I can stay at home and eat broccoli and oranges and liquorice laces all the time, or I can play computer games for a whole week, or I can just sit in the corner of the room and rub a pound coin backwards and forwards over the ripple shapes on the surface of the radiator. And I don't have to go to France
[...]
      And then the dream is finished and I am happy."

Extrait de The Curious Incident of the Dog in the Night-Time, de  Mark Haddon, ed. Vintage