dimanche 22 décembre 2013

l'exil

Quand je l'appelle jeudi dernier pour lui annoncer que je viens dîner avec elle le jour même, elle est toute désemparée. Elle est persuadée de devoir se rendre ce soir-là chez mon frère pour "une grande fête, dit-elle, avec plein de monde".
Je comprends qu'elle pense que nous sommes déjà Noël et je l'encourage à vérifier auprès de ma belle-soeur qu'elle se trompe de quelques jours. Je lui précise que Noël, c'est chaque année le 24, ce qui la laisse dubitative. Elle est perdue, et se sentir perdue l'égare toujours davantage.

Plus tard dans la journée, je l'ai à nouveau au téléphone. J'entends au son de sa voix que le calme est revenu en elle :
- "C'est bon, claironne-t-elle, c'est mardi, c'est le 24", le tout avec un ton d'assurance qui laisserait penser qu'elle m'informe de quelque chose dont je n'aurais pas été sûr.

Je retrouve le soir ma mère toute petite. J'ai le sentiment qu'elle a été réduite de 5% et c'est la première fois que je considère sa fragilité physique et le fait qu'elle pourrait mourir. L'ombre du visage de sa mère, Maïté, passe sur le sien.
Nous parlons de très peu de choses réellement car elle a du mal à terminer ses phrases, c'est éprouvant pour elle comme pour moi. Elle ne commente pas le bouillon de poule maison que je lui ai apporté, j'imagine qu'elle ne l'aime pas beaucoup, elle le termine tout de même mais avant cela elle se lève pour chercher dans sa chambre une photo d'elle et une photo de moi qu'elle amène sur la table, je ne sais pourquoi. Elle voulait montrer une photo où nous étions tous les deux, mais elle ne l'a pas trouvé.
Elle dit : " J'en ai une où ils sont tous les deux". 
Elle est maintenant incapable de dire "où nous sommes tous les deux". Je l'avais déjà remarqué quand je l'avais prise en photo avec mon téléphone, elle regardait les images et parlait d'elle en disant "elle" plutôt que "moi". Si bien que je ne savais pas réellement si elle se reconnaissait.
-"Quel âge il peut bien avoir, là ?" questionne-t-elle en montrant ma photo.
-"Je ne sais pas, j'ai peut-être dix sept ans ?"
-"Tant que ça ?"
-"Ou quinze peut-être."
Plus tard dans la soirée, je remarque sur un meuble la photo qui nous réunis et qu'elle devait chercher tout à l'heure : c'est à la campagne, nous nous tenons dans l'embrasure d'une baie vitrée qui donne sur le jardin. 
Elle compare notre taille joyeusement : "Tu as vu comme elle est petite ? Elle lui arrive là."
Cette histoire de pronoms personnels me rappelle des anecdotes de peuplades primitives ne comprenant pas le sens des images. Ce "elle" côtoyant ce "moi" impossible semblent caractériser deux territoires chez ma mère, dont l'un, sauvage, tend à prendre toute la place. Maman s'exotise. Sur son île déserte, la Robinsone se rabougrie, minoritaire, alors que Vendredi le primitif prend des airs de colon et va bientôt la reconduire à la frontière.

Quand je dois la quitter, je m'habille et je la regarde chercher ses chaussures. Je m'inquiète qu'elle ait dans l'idée de me raccompagner à la bouche du métro, ce que je refuse toujours, ayant toujours peur de la savoir dans les rues, seule, aux heures tardives. Je l'interroge sur ce qu'elle fait, elle s'énerve :
- "Mais enfin je ne vais pas sortir pieds nus !"
Puis, sur un ton encore plus furibard : "Il faut bien que je rentre chez moi!"

Elle se demande à elle-même ce à quoi j'ai déjà renoncé : rentre à la maison, maman.

samedi 21 décembre 2013

kmer Noël

"Quand j'arrivais à Siemreap en 1965, le Cambodge vivait plutôt calmement à côté du Vietnam plongé dans la guerre, et, dans l'arrière-pays, malgré les incidents de frontières, les villageois demeuraient comme en dehors du temps. La Révolution culturelle couvait chez le voisin chinois. L'Europe encourageait partout ceux qui travaillait au renversement des vieilles sociétés féodales pour l'avènement d'un monde meilleur. L'intelligentsia de tous les pays conspuait l'engagement américain au Vietnam.
Moi je n'étais ni pour ni contre : ma pensée était ailleurs. [...] Sans que je ne me le sois jamais formulé, les seuls dieux qui vivaient en moi étaient américains : le dessinateur Saul Steinberg et le saxophoniste Charlie Parker... C'est dire qu'à mon arrivée en Indochine, j'avais peu de raisons de me reconnaître dans l'a priori hostile qui caractérisait la plus grande partie de la communauté française à l'égard des États-Unis.
Il apparaissait, au contraire, que les paysans qui m'entouraient, dont j'allais partager l'existence répétitive en m'établissant dans un village reculé d'Angkor, avaient tout à perdre de l'arrivée des communistes. Dans ma passion pour les religions et les coutumes du passé, que je voulais voir se perpétuer, j'aurais plus volontiers pris le contre-pied des idéologies en vogue. Mais écartelé sur place, très vite confronté aux plus absurdes contradictions, je fus réduit au désespoir. Des 1970, date de l'arrivée des Américains au Cambodge, et jusqu'en 1975, l'irresponsabilité de ceux que j'avais cru mes alliés dans cette impossible quête, leur immense maladresse, leur coupable et fausse naïveté, leur cynisme même, provoquèrent, sur le coup, plus de fureur et de révolte en moi que, bien souvent, le mensonge des communistes... Pendant ces années de guerre, battant frénétiquement l'arrière-pays pour rechercher les vieux manuscrits que les chefs des monastères conservaient secrètement dans des coffres laqués, je fus le témoin de l'imperméabilité des Américains aux réalités cambodgiennes... Mais je ne saurais dire aujourd'hui ce que je leur reproche finalement le plus, de leur intervention ou de leur désengagement."
Extrait de l'avant-propos du "Portail", de François Bizot, éditions La Table ronde, 2000.



Le cadeau de Noël que je me suis fait cette année.

lundi 16 décembre 2013

soupe opéra

- Ça a l'air bon. Et c'est joli, cette couleur, ça va bien avec le bleu de mes ongles.
Ma mère redécouvre tous les aliments. Elle ne se souvient plus vraiment les avoir goûtés dans le passé, encore moins de les avoir préparés. 
Quand je cuisine chez elle, elle aime à se rendre utile. Je lui donne souvent les légumes à éplucher. Parfois cela se déroule comme une activité familière, parfois un rien la laisse perplexe.

De quelle façon détailler cette courgette ? Je lui montre comment j'opère, elle regarde, attentive, puis reproduit mes gestes avec application. Si il lui semble qu'elle a été trop lente, ou si elle n'a pas executé la découpe exactement à ma manière, elle dit en forme d'excuse, avec un petit rire coquet :
-"ben, j'apprends..."

Ce soir-là on commence par une soupe de poireaux pomme de terre.
-"C'est excellent!" s'exclame-t-elle.
C'est de la soupe en brique que j'ai achetée au supermarché, dépité qu'elle ait laissé moisir dans son refrigerateur une préparation maison à la courge. Et aussi des légumes cuits à sa demande il y a quinze jours. J'ai l'impression qu'une fois que les aliments sont rangés au frais, elle ne les reconnaît plus. Cette fois j'ai préparé du poisson à l'avance. Il finira peut être aussi à la poubelle.

Au cours du dîner elle se pique de lire les emballages, peut être parce qu'elle m'a vu scruter les barquettes et blisters dans son réfrigérateur pour vérifier les dates de péremption.
Le pain de mie qu'elle a acheté elle-même retient toute son attention. 
-"Je le fais souvent celui-là", affirme-t-elle en le montrant du doigt.
-"Qu'est-ce que tu veux dire exactement ?"
-"J'en achète souvent." Puis elle enchaîne, lisant sur le paquet  : "Pain de mie nature ! Parce que les autres ils ne sont pas nature ?"
Plus tard ce sont les emballages de yaourts qui suscitent sa curiosité, elle se demande pourquoi ils comportent un dessin de laitière, et pourquoi, quand on sépare les quatre yaourts, certaines phrases sont coupées, commençant sur le couvercle de l'un pour se terminer sur l'autre. 

Comme avec les enfants, je sens que mes réponses, pour compréhensibles qu'elles soient, n'épuisent pas tout le mystère de la réalité. 

dimanche 15 décembre 2013

bande à part

Installé dans le métro me dirigeant chez ma mère, je vois une jeune femme s'installer dans le siège en face du mien. J'observe son look étudié, tout en teintes complémentaires à sa chevelure rousse : des verts et des bleus, jusqu'à son sac à main en lainage, motif tartan (c'est la tendance) dans les mêmes tons.
Je remarque une note scintillante sur l'ensemble, une broche de tissu doré, à demi pailletée qui me paraît au premier coup d'oeil singer une branche de corail. Puis qui me paraît ressembler - je m'en veux de cette pensée grivoise- à un sexe masculin stylisé, la partie à paillettes representant un ejaculat festif. Il me faut quelques instants pour comprendre que c'est cette deuxième idée qui est la bonne, quand j'aperçois de subtils détails sur la broche qui ne laissent plus de doutes.
J'ai tout juste le temps de prendre une photo, je suis arrivé à destination et n'ai pas l'opportunité de questionner cette voisine qu'il aurait fallu sortir de son bouquin, et de sa musique.

mardi 10 décembre 2013

noirs désirs

Avant de quitter Biarritz dimanche, B. et moi prenons un dernier bain de soleil à la terrasse d'un bistrot. Nos boissons chaudes arrivent avec des sucres marqués "Café Negro, Bayonne". Et, je le remarque ensuite, les tasses aussi portent ce nom et le logo, tête frisée sans nez ni bouche derrière une tasse stylisée.

C'est évidemment en relation avec l'actualité (la cérémonie officielle à Soweto) que je le publie aujourd'hui.


Avant de chercher mention de ce "Café Negro" sur Internet, je me tourne vers l'histoire de Bayonne. Un port européen a presque toujours des souvenirs de la traite des esclaves. Bayonne n'est pas le pire, même pas dans le peloton de tête. C'est Nantes le grand port négrier de France, suivi ensuite de Bordeaux, La Rochelle et Le Havre (un tiers du trafic pour les trois). Une dizaine d'expéditions négrières seulement seraient parties du port de Bayonne aux grandes heures de ce commerce. (Ici un mini métrage au sujet de la recherche archéologique sur l'Île de Tromelin où un bateau bayonnais a échoué en 1761.)

C'est ensuite que je découvre que le Café Negro est un célèbre café torréfacteur de la ville de Bayonne, maison familiale créée en 1930, qui possède même sa page facebook et a reçu récemment un prix pour la qualité de ses produits.
Je ne sais que penser de ces images héritées de l'ancien colonialisme, hésitant entre l'esprit bien pensant et politiquement correct qui voudrait les voir disparaître, et mes souvenirs d'enfant nourri au Banania qui n'y voyait aucun mal et associait le visage noir aux bienfaits nourriciers, à la gourmandise et aux épices, forcément exotiques. Que des connotations positives, donc.
Plus tard, adolescent, le disque de Lamine Konté que j'écoutais en boucle s'intitulait "Chant du nègre, chant du monde" (et non pas "chant nègre", comme l'indique improprement le site vers lequel je vous renvoie pourtant ci-contre). Un extrait ici.

dimanche 8 décembre 2013

du b, du bon, du bonnet

Me voila parti rejoindre B., à B., initiales que j'avais précédemment liées au dessin d'un decoletté, lui-même en association au cancer du sein (voir billet du jeudi 5 septembre, "A. et B.")
À l'aéroport, le wifi reconnaît la dernière identité sous laquelle je m'étais "logué" au réseau et mon téléphone affiche : prénom Brigitte, nom Bardot, adresse mail lamadrague@hotmail.fr.
Ça pigeonne effectivement.
J'avais oublié cette facétie qui m'est pourtant familière : Pablo Picasso, Jacques-Alain Miller, Charles de Gaulle...,  je m'identifie avec les noms les plus divers. Je ne sais pas pourquoi BB a été mémorisée (est-ce vraiment la dernière identité utilisée?) mais la coïncidence avec les initiales pré-citées me surprend. Ce B que l'on retrouve dans le mot ablation.


Au dessus des nuages ce sont les retrouvailles avec le beau temps et je prends un bain de soleil, hébété, endormi contre le hublot, la bouche ouverte. Toute cette énergie solaire disponible ici dans le ciel me fascine.

B. est venue me chercher, elle me pose à mon hôtel à côté de chez elle, puis nous nous retrouvons plus tard pour passer la journée ensemble.
Elle aussi a ses réserves d'énergie et ses moments nuageux. Aujourd'hui c'est grand bleu. Côté météo aussi : on file au bord de mer qui, de toute façon, aimante toute vie ici. Sur le chemin on croise de nombreux petits princes en tenues noires, surfeurs que la combi achève de rendre identiques à des animaux marins et qui vont attendre la montée du désir là-bas dans l'eau glacée.

B. m'offre un bonnet, elle en a plein depuis qu'elle n'a plus ses cheveux, dit-elle, et celui-ci ne lui est pas agréable au crâne. Moi le mot bonnet m'évoque encore un soutien-gorge.
Le lendemain le beau temps est à nouveau au rendez-vous et nous cédons aux sirènes de la plage : pique-nique sur le sable à quelques mètres de l'eau. À cet endroit les vagues sont arrêtées loin par des rochers qui délimitent une forme de lac calme que les surfeurs doivent traverser : curieux spectacle de les voir, planche sous le bras, au milieu des cailloux, croiser des ramasseurs de coquillages en bottes. 
Nous, on fait notre possible pour lutter contre le crabe à grands coups d'amitié.
Chacun son crustacé et sa crête de vague.

jeudi 5 décembre 2013

ours brun

Une amie me réclame les photos des ours rencontrés près de Tad Kouang Si (voir billet du 04/11/2013). Voici donc l'épisode de jeu entre le petit et deux adultes, où la joie de l'un et des autres est tout à fait perceptible.