mercredi 25 septembre 2013

comme si de rien n'était

La dernière fois elle avait un vernis anthracite. Je lui en ai promis un bleu, qui ressemble à la gouache bleu cendre que j'utilisais beaucoup quand j'étais illustrateur.
Ce soir je me suis attelé à lui faire une ratatouille, pour qu'elle mange plus de légumes et qu'il lui suffise de réchauffer tout cela. J'ai passé un tablier de cuisine griffé RATP, lot d'un concours de cuisine il y a quelques années, et ça me fait sourire car j'avais participé à ce concours dans l'unique but de gagner le DVD du film... Ratatouille, ce qui fut fait.



Pendant que tomates, aubergines et courgettes cuisent, je regarde sur mon iPad (merci Arte replay) un documentaire dont les références m'ont été soufflées par mon amie M. Comme si de rien n'était, de Julie Talon, est centré sur une femme semblable à ma mère, qui oscille entre prise de conscience et déni de la maladie d'Alzheimer.
Le mot qui revient souvent et qui leur est commun : débile. Pour Rose, la grand-mère de la réalisatrice, ce sont les tests qu'on lui fait passer, les questions qu'on lui pose à l'hôpital qui sont débiles. Pour ma mère, c'est le mot de l'autonomie, quand elle a l'impression que l'on veut décider pour elle, ou qu'on veut l'aider avec trop d'insistance : "On me prend pour une débile", râle-t-elle, en général vraiment furibarde.
Débile, ça dit que quelque chose dans le regard de l'autre a changé.

L'autre soir elle tente de m'expliquer je ne sais plus quoi et chaque fois elle trébuche sur un mot, quand il ne lui manque carrément pas.
"Un jour, je vais finir par ne plus pouvoir parler."
Peur que la perte du langage advienne avant la folie. Pas débile, mais ne plus savoir le dire.

mardi 24 septembre 2013

éric lang

Dans l'économie de ces billets que je publie maintenant rarement, victime d'un emploi du temps assez vorace, mes sentiments sur la situation égyptienne, et les commentaires qu'en font les uns et les autres n'ont pas trouvé place. Tant mieux d'une certaine façon, car ma compétence en la matière n'est que celle de reconnaître sa propre limite. Cependant, j'aurais pu, si les journées avaient eu 25 heures, partager avec vous instantanés cairotes et échos locaux venus de quelques amis d'Égypte cet été.

Photo saisie sur le site du Journal de la Haute Marne.
J'aime bien cette image où l'on retrouve le regard "langien"
si particulier qui se fermait encore dans le rire.
Mais c'est une sombre nouvelle qui depuis quelques jours m'affecte et que, par souvenir pour lui, j'ai envie de poster ici : j'ai appris la mort d'Éric Lang, apparemment tabassé lors de circonstances peu claires dans une prison égyptienne. C'est N. qui m'en informe, avec de sensibles précautions, alors que j'ignore le fait divers qui a déjà circulé dans la presse depuis plusieurs jours. 
Éric était de ces personnes que l'on ne peut oublier après les avoir rencontrées. Une machine à penser, une bibliothèque virevoltante, un être de langage comme son patronyme l'assignait. Mais surtout, et plus que tout, un amoureux de l'Égypte, un radeau fantasque de désirs romanesques et d'illusions flamboyantes, toujours prêt à voguer et aimer encore et encore. Le fragile esquif s'est salement brisé sur les rives du réel.
L'idée de ne plus jamais demander, " Eh alors, quelles nouvelles d'Éric ?", m'est pour l'instant peu accessible.

mardi 17 septembre 2013

quelques heures à ibiza


Quelques jours d'été pour parer le retour de la grisaille à Paris, et compenser l'impossibilité de farniente studieux sur les pelouses de la capitale. L'île de ma jeunesse devient chaque fois davantage l'île de mes souvenirs, la municipalité semble de mèche avec Chronos pour faucher avec application les traces du  charme ibizenco. 

Nouvel avatar de la moderne rationalité : les services municipaux sont rassemblés dans un bâtiment excentré qui sert aussi de gare routière, reléguant ainsi tous les bus dans un sous-sol éloigné. Terminé donc le mélange d'abuelitas en goguette et de touristes, parasols sous le bras, sur les trottoirs de la ville, dans un relatif capharnaüm qui obligeait chacun à communiquer. Affichage digital, escalators et files d'attente viendront bientôt à bout de toute humanité.
Entrés en résistance depuis longtemps devant l'inflation du tourisme, les fonds marins semblent vaincus maintenant, en tout cas sur les quelques plages où je nage régulièrement. Les algues se raréfient, les poissons aussi. L'eau, dieu merci, reste magnifique, cristalline.
Sur la petite plage de las damas ce matin, vu dans la falaise une jolie tentative de bookcrossing. Le livre proposé est Next, un best seller de Michael Crichton, que je laisse sur place : trop de choses à lire en ce moment. Le soir même, marée de taxis dans la pluie parisienne. Beurk.


jeudi 12 septembre 2013

la Répu au panier

Tout le monde lève la main.
Place de la République, toujours ce samedi, le basketball était à l'honneur. Des panneaux, des terrains de jeux, une sono qui donnait un air de fête foraine à l'ensemble.
Je fais partie des perplexes qui, attendant qu'une place nouvelle émerge là, ont vu un jour les palissades des travaux disparaître sans comprendre de suite que le projet était achevé. Quoi, tout ça pour cette esplanade de rien, même pas la moindre intention dans le pauvre dallage gris moche, juste rien à nous mettre sous la dent? Sur le site de Trévelo et Viger-Kohler, auteurs du délit, où l'on voit que pourtant ces deux là savent faire autre chose, on lit : "La création du parvis marque le retour au calme sur un espace libre de trois hectares. La nouvelle place, à présent contournée par le flux des voitures, fabrique un paysage à grande échelle qui la transforme en équipement métropolitain?: un plateau d’évolution disponible et appropriable. "
C'est amusant. En fait de calme les riverains se plaignent du niveau sonore des activités et concerts qui ont investi la place depuis son inauguration mi-juin. C'est difficile d'ailleurs d'appeler cela une place, j'ai cru que le terme d'esplanade était plus adéquat "urbanistiquement" parlant, décrivant ces grands espaces plats que l'on trouve devant les gares ou les supermarchés. Mais c'est bien parvis qu'il faut dire, comme l'indique donc la notice des deux coupables. Ce n'est pas moi qui ai ajouté le point d'interrogation après "fabrique un  paysage à grande échelle qui la transforme en équipement métropolitain", c'est l'inconscient des auteurs qui parle et s'interroge à propos.
Voilà. Nous avions une place, nous voici avec un plateau. J'imagine aussi qu'il y a une dimension commerciale derrière tout cela. Donc ce samedi, avec ces attractions sportives installées ça et là, c'est la fête du village sur le champ de foire de n'importe où. Dans l'après-coup, sur le mode je ne veux pas mourir idiot, je glane des infos sur cette manifestation qui - je l'apprends - a accueilli une star des Chicago bull, Carlos Boozer. Mais ne parlant pas le jargon sportif, ce que je lis ne m'informe pas. Par exemple :"Réparti en 4 catégories (Garçons U14, U16, U18 et Garçons-Filles U18), le tournoi 3×3 débute dès 10h."
Je mérite sûrement d'être enterré idiot sous cette immense dalle mortuaire. 
Heureusement mes promenades numériques m'ont fait rencontrer en chemin le pdf d'un mémoire intitulé "Qu'est-ce qu'une place réussie ?" (signé Akiko Yoshihara), interrogation d'actualité, où l'on se régale notamment d'un regard comparatif entre l'espace urbain européen et japonais. 

samedi 7 septembre 2013

les restes

Elle a eu 79 ans. Quand je suis en sa présence maintenant, j'ai une forme de curiosité détachée, c'est comme si elle sortait du fameux livre d'Oliver Sacks, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Impossible d'anticiper  ce qui va ne plus fonctionner, mais surtout de quelle façon cela va dysfonctionner. La curiosité est détachée, mais c'est tout, juste la partie de moi qui est curieuse : pour le reste, rien de détaché, tout dans le même bloc - la tendresse, l'agacement, l'abattement, l'énervement, la patience, la malice, le renoncement, la tristesse.

- "Je sais bien que je suis vieille, je m'en rends bien compte que je suis vieille, mais 79 ! J'aurais jamais cru que j'avais cet âge là."
Plus tard dans la soirée, l'extinction des lumières et l'arrivée du gâteau illuminé semblent l'inquiéter. Elle retarde le moment de souffler les bougies, sans que l'on sache pourquoi  : sans doute ne comprend-elle pas bien ce qu'elle est censée faire. Quand après avoir embrassé chacun deux fois pour gagner du temps, elle se retrouve face au gâteau, elle est embarrassée :
- "Mais je ne vais tout de même pas cracher sur le gâteau!"
Elle souffle en portant sa main à sa bouche rapidement plusieurs fois comme lorsqu'enfant nous voulions imiter le cri des indiens.
Elle rit beaucoup quand elle reçoit ses cadeaux. Cette fois elle se masque souvent la bouche mais c'est par coquetterie, parce qu'elle a perdu une dent pendant l'été, qui n'est pas encore remplacée.
-"79 ans ! dit-elle d'un ton légèrement outré, comme si quelqu'un lui avait fait une mauvaise blague. Mais on peut avoir cet âge encore longtemps ?"
On la rassure en lui disant que non, le chiffre change ensuite.

Aujourd'hui - quatre jours se sont écoulés - le souvenir de cet événement s'avère déjà brumeux. Elle l'évoque en disant "c'était à Noël". Elle fait une bizarrerie inédite, au moment de passer à table, elle va chercher des serviettes et rapporte des serviettes de toilette. Le signifiant plus fort que le signifié, c'est nouveau.
J'ai rempli le réfrigérateur. Pas trop, car elle déteste ça. Des crevettes cuites, du poulet cuit, du saumon fumé, des raviolis au fromage, quelques légumes. Elle est troublée de voir à nouveau sur les rayonnages des produits qu'elle dit avoir mangés la semaine dernière.
-"Mais c'est parce que tu m'a dit que tu avais aimé ça, alors j'en ai racheté."
J'ai l'impression que l'explication lui semble claire. Mais je ne sais jamais si elle mange tout cela où si elle balance le tout à la poubelle dès que j'ai passé la porte.

L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, 1988, est publié aux éditions du Seuil.

jeudi 5 septembre 2013

A. et B.

Ce n'est pas tout à fait exact ce que j'indiquais dans un post précédent, concernant ma lecture d'Annie Ernaux, puisque je me souviens fort bien d'avoir lu L'usage de la photo, mais c'est un ouvrage écrit à quatre mains comme on dit, avec Marc Marie (édition Gallimard).
Il me revient d'autant plus en mémoire ce bouquin que mon amie B., qui vit à B., m'a annoncé il y a peu qu'elle avait un cancer du sein (j'associe ce soir à cette occasion l'initiale B avec le dessin d'un décolleté pigeonnant), thème transversal de ce bouquin. Je me rappelle très nettement l'extrait où Annie Ernaux dit voir traîner un magazine féminin dans la salle d'attente de la radiothérapie sur la une duquel  figure 
"une fille aux seins nus sous une robe en voile. Il y avait écrit en gros caractères OSEZ LA TRANSPARENCE! En France, 11% des femmes ont été, sont atteintes d'un cancer du sein. Plus de trois millions de femmes. Trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les tee-shirts, invisibles. Il faudra bien oser les montrer un jour en effet."

mardi 3 septembre 2013

pelouse


Quelques fois cet été je me suis rendu au square proche de la gare de l'Est qui se transforme en solarium aux beaux jours. Au mois d'août il est plus désert que les mois précédents puisque les Parisiens ont fui la ville. J'y vais pour bouquiner ou travailler, ce qui parfois se superpose. Mais j'ai toujours plaisir à glaner ça et là de petites anecdotes, mini fictions avec ou sans parole.

Par exemple il y a cette jeune femme brune qui est allongée sur le dos les paumes de mains tournées au ciel, dans sa chevelure, comme si elle était tombée en arrière d'un coup en levant les bras à son front. Elle a une robe en tissu noir et blanc, on dirait un dessin de Marjane Satrapi. La pelouse du square est vallonnée, telle une succession de grosses vagues, elle est échouée au sommet de l'une d'elle, sa robe relevée. L'a-t-elle oublié, ou n'a-t-elle pas conscience de l'effet produit ? En tout cas, ce jour-là elle porte une culotte partiellement transparente, qui comporte des empiècements opaques mais qui laisse bien visible son sexe. 
Le tableau est charmant, d'autant qu'épilé, sous cette lumière transparente, il fait le bonheur de plusieurs spectateurs, assidus mais discrets. Il y a ceux qui se sont assis sur l'herbe silencieusement, en mouvements lents, comme pour ne pas faire s'envoler cet oiseau couleur praliné, velouté. Et ceux qui passant par là, incrédules, continuent leur marche mais le cou contorsionné, bientôt la tête à l'envers du corps. Elle me fait penser au livre Coños, de Juan Manuel de Prada. Elle pourrait être le chapitre : le con de l'évanouie.
Soudain elle se réveille, se redresse, se défroisse, ingénue, comme la rose de Saint-Exupéry. Les hommes silencieux ont une résignation proche de la dévotion. Aucun mot, aucune œillade, des mines de deuil. 
Plus tard un ami la rejoint, et elle qui avait été immobile comme une sainte enchâssée, la voici volubile, les bras dessinant des arabesques sur le ciel. 
Je regarde ses lèvres, qui ne cessent de bouger.