mardi 30 décembre 2014

l'hôpital qui rend fou


C'est la partie "gaie" du service,
la partie réfectoire, avec ça et là,
des décorations de Noël. 
Ce soir c'est la première fois qu'elle ne m'embrasse pas quand je la quitte. Elle garde les lèvres fermées contre la joue que j'ai avancée : en signe de protestation ou plus vraisemblablement parce que c'est plus fort qu'elle, que c'est trop dur cette douleur qui lui est infligée. Ma mère est hospitalisée ici depuis cinq jours.

Deux minutes avant elle me disait :
- Je t'aime tellement, depuis toujours, depuis la première fois que je t'ai vu, même petit. 
Pourtant ce sentiment ne l'aide pas à traverser l'épreuve du séjour hospitalier, l'amour est impuissant devant l'angoisse de dormir dans cette chambre moche, avec une autre pensionnaire à côté et dans le couloir, plus loin, "les autres cons" comme elle dit. Et tout le reste qui est incompréhensible pour elle, et cette nourriture immangeable, elle qui d'habitude goûte tout avec plaisir.

Pour moi aussi c'est dur. Ce serait sans doute plus facile si j'escomptais de cette hospitalisation le moindre bénéfice comme certains membres de ma famille plus confiants que moi dans la médecine. Du coup j'ai le sentiment d'être complice d'une maltraitance faite à ma mère pour un profit dérisoire. 
Et tous ces soirs, l'un après l'autre, où elle me demande, le visage marqué d'incomprehension :
- Mais pourquoi toi tu peux partir d'ici et pas moi?
Je comprends que certains préfèrent abandonner leurs parents à l'institution plutôt que de supporter cette mise en accusation.

La première journée, c'était Vol au dessus d'un nid de coucou. Je m'étais préparé à mettre mon esprit critique en sommeil mais sur place c'était impossible. Les locaux vétustes, le personnel médical maladroit, bruyant, indélicat. Aucune chambre individuelle. Le médecin qui prend les déments pour des idiots.
Qu'est-ce qu'on fait là?

Le troisième jour elle m'a dit posément :
- Je commence vraiment à en avoir marre, j'ai hâte de rentrer chez moi.
J'étais content qu'elle se rappelle qu'elle avait un chez elle. Elle a renchérit :
- Un moment dans la journée, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai cru que j'habitais ici. J'ai eu peur, mais peur, c'était horrible.
Les mains sur le visage, comme Le cri, de Munch.

Maintenant, on ne peut plus vraiment avoir d'échange parce qu'elle ne pense qu'a partir. Pendant quelques instants on peut lire le journal, ou regarder une reproduction de Van Gogh, mais elle est ailleurs, elle revient à ça.
- Je crois qu'il vaudrait mieux se tirer d'ici.
- J'aimerais bien être ailleurs, dans la rue près de chez moi à faire des courses.
- Je pense que là, c'est le bon moment pour partir.
- On part ensemble?

Dans ce service de neuro gériatrie, on essaye sur elle un traitement anti épilepsie car elle fait des micro crises : son cerveau disjoncte, c'est comme si on coupait le courant, elle s'absente d'un coup, s'évanouit. En général c'est quand elle s'angoisse, ou quand sa tête a trop mouliné, si on l'a trop sollicitée.
Malheureusement ce service de neuro gériatrie l'angoisse tellement qu'elle en fait tous les soirs, maintenant, des crises. Qu'est-ce qu'on fait là ?

jeudi 25 décembre 2014

s'accrocher

Elle est contente de cet assemblage-là
aussi. "C'est très joli, cette couleur",
commente-t-elle.
J'ai plein de livres sur les mères en ce moment à la maison.
L'un, que je viens de terminer, est un roman graphique de Alison Bechdel, c'est la suite de Fun Home, grand succès international du genre autobiographie, il s'intitule : C'est toi ma maman ? Il est dense, un peu confus car subtil, entremêlant les époques, tout à fait intéressant pour qui s'interesse à la psy puisque l'auteur y relate ses séances, ses rêves, ses lectures de Winnicott, d'Alice Miller etc.


Le deuxième, que j'ai "sous le coude" depuis quelques mois et que j'arrive tout juste à feuilleter ces derniers jours, est le livre d'un infirmier, William Réjault, sur les maisons de retraite. Le titre est sinistre, comme son contenu : Maman, est-ce que ta chambre te plaît ? suivi du sous-titre Survivre en maison de retraite.
J'en lis quelques pages, j'ai la nausée, je regarde ailleurs, j'ai envie de pleurer mais je me retiens.

Le troisième enfin, que l'on m'a prêté cette semaine, c'est Une femme, signé d'Annie Ernaux. Vie, vieillesse et mort de la mère de l'auteur. Je ne l'ai pas encore ouvert, je le réserve pour un jour de tranquillité, un jour de grasse matinée.

Ma mère, avec sa maladie, a pour l'instant opéré un chemin inverse de celui que j'avais imaginé. J'ai déjà été en contact avec des proches de malades d'Alzheimer, et je me souviens de leurs difficultés devant l'oubli ("Quand elle ne va plus me reconnaître..."), l'impossibilité de communiquer.

Maman propose tout autre chose pour l'instant. Elle découvre qu'elle a besoin de l'autre avec une forme de brutalité : c'est dérangeant pour elle, elle est maladroite avec ça. 
Elle réclame de la présence, de l'échange, de la compréhension. 

Elle dit, expliquant pourquoi elle n'aime pas les réunions avec trop de monde :
-"J'aime bien être le centre de toutes les attentions."
Puis :
-"Je ne m'intéresse pas beaucoup aux autres." Sublimement ingrate.


J'ai l'impression d'avoir parlé plus avec elle depuis qu'elle est malade que pendant toute mon enfance.

jeudi 18 décembre 2014

l'ours, le mouton et le dragon


La phase de jeu avec les vernis
à ongles paraît terminée.
Ma mère est folle donc. Les médecins utilisent ce mot - la démence - qui résonne bizarrement à mes oreilles car le terme désigne une célèbre "gay party" mensuelle à Bruxelles, foule dense de barbus extasiés torse nu.

Ce n'est pas très dérangeant qu'elle soit dingue. Sauf quand elle sort le soir seule dans la rue, ou qu'elle utilise de façon périlleuse les plaques électriques, comme c'est arrivé récemment au cours d'une semaine où chaque jour elle a inauguré des comportements nouveaux.

De toute façon, c'est une rebelle, à sa manière : elle prend sur elle, énormément, et puis soudain ça pète, à partir d'un petit rien qu'elle a décrypté comme une volonté de réduire sa liberté. Un mouton-dragon. J'avoue que j'ai un profond respect pour sa capacité à cracher le feu.

Hier soir je lui apporte un ours en peluche. ça fait un moment que je voulais lui donner, je me suis décidé parce qu'il est dans l'air qu'on l'hospitalise une semaine pour tester l'effet des antidépresseurs sur son humeur. Je ne savais pas trop comment elle allait l'accueillir.
- "Tu vois, comme ça quand tu es seule tu peux le regarder et tu te souviens qu'en fait tu n'es pas seule, tu peux penser à moi."

Elle semble contente, elle pose sa tête sur ma poitrine comme elle le fait quand elle est touchée.
Pendant que je prépare le dîner, je l'entends qui parle à l'ours, mais je ne peux pas le décrypter comme un signe d'adoption car maintenant elle parle souvent aux objets.
-"Mais tu vas arrêter de lui monter sur la tête", dit-elle à un morceau d'aubergine qui chevauche un tronçon de courgette quand elle remue les légumes.
Puis, finalement, elle qualifie la peluche, elle dit : le bébé.

Le soir c'est à nouveau le rituel de l'histoire lue au lit. On a terminé le livre de Ruffin, on pourrait tout aussi bien le recommencer puisqu'elle ne se souvient de rien mais j'ai apporté une anthologie de nouvelles japonaises. Ce n'est pas un très bon choix, car ces historiettes sont souvent graves, et ce n'est pas ce qui lui convient, elle aime le joyeux.
On amène la peluche dans le lit. Elle s'endort pendant la lecture, comme chaque fois. Quand je l'embrasse avant de partir, je lui rappelle que le petit ours est à ses côtés, je vois à son regard qu'elle ne comprend pas. Elle se tourne vers lui, puis vers moi et corrige :
- "Ah, le bébé !"

vendredi 12 décembre 2014

Duchamp vs Koons : Jeff k.o.

Je suis finalement allé voir une exposition que je pensais zapper, la rétrospective Jeff Koons. Il faut dire que je n'apprécie pas beaucoup cet art contemporain de divertissement, dont Koons est le symbole, quand bien même je connais son travail depuis la série des aspirateurs (The New), moins tape à l'oeil que ses productions récentes.

Elle m'a plutôt réjoui cette présentation, tant il me semble que l'imposture y paraît éclatante. 

Malgré les cartels explicatifs tentant de justifier telles ou telles créations - les horribles grands formats multicolores censés renouer avec la tradition des ateliers (on se pince !) ou la dernière série de peintures, navrants collages -, toutes les oeuvres rivalisent de..., de rien.
Bon test : celles que je ne connaissais qu'en photo ne m'apportent rien de plus dans le face-à-face réel. A, avec lequel je visite l'expo, fait le même constat : cette sculpture qu'il croyait de taille modeste, il la découvre imposante..., mais rien ne se produit. Le kitsch ne suffit pas à faire sens même s'il fait facilement vendre.

On passe d'une pièce à l'autre traînant un ennui profond. Parfois on s'émerveille de la beauté de Paris au travers des vitres, vision dérangée par une vilaine sculpture, chaton émergeant d'une chaussette sur un fil à linge ou cœur clinquant digne d'une boîte de chocolats de supermarché.
Oui, il est clair que Koons n'est ni un peintre, ni un sculpteur, ni un photographe..., mais ça ne fait pas de lui un artiste contemporain qui transcenderait toutes ces disciplines, comme le fit Duchamp avec esprit, exposé quelques mètres plus loin.
Dans l'espace muséal, la juxtaposition de ces kooneries fait penser à des rebuts de parc d'attraction relégués dans un entrepôt, une vilaine brocante triste et morne de choses qu'on n'ose pas jeter car on les a achetées trop cher et qui bientôt seront mises à la benne par nos héritiers.
Jeff Koons : Caniche, 1991.
Marcel Duchamp : Nu descendant un escalier, n°1, 1911.

Au même étage heureusement se trouve l'exposition "Marcel Duchamp, la peinture, même," qui, si elle doit nous emmener dans le sillage de Duchamp peintre, débute de façon significative par une photo. Car dans les premières décennies du siècle dernier, l'artiste Marcel est en mouvement(s), jamais exactement là où il pourrait être. Toujours cherchant, parfois trouvant, joueur de mots et d'échecs, marieur ésotérique, vitrier chirurgien..., la liste serait longue des signifiants pour essayer de le cerner. Lui pourrait nous faire descendre tous les escaliers du monde, à poil, on serait partant.

Centre Pompidou : Duchamp, jusqu'au 5 janvier. Koons, jusqu'au 27 avril.

mercredi 3 décembre 2014

hot god


Plus christique que jamais (Christine Boutin doit être aux anges), Conchita Wurst (petite moule saucisse) est l'égérie du casque sans fil Parrot.

Association d'idées inévitable avec l'incroyable nouvelle de Flaubert, Un cœur simple. 
Extrait : 
"À l'église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Epinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d'émeraude, c'était vraiment le portrait de Loulou.
L'ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d'Artois - de sorte que, du même coup d'œil, elle les voyait ensemble. Ils s'associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s'énoncer, n'avait pu choisir une colombe puisque ces bêtes-là n'ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l'image, mais de temps en temps se tournait un peu vers l'oiseau."

Le texte existe aux Éditions mille et une nuits.

lundi 1 décembre 2014

des cons nippons

Katsushika Hokusai (photo Museo delle culture 2014,
Lugano/archive iconographique)

Les corps sont vrillés, les bras souvent s'étreignent, les joues se touchent, parfois les lèvres se joignent, et, dans une mer mouvante de tissus de kimono, de motifs, de drapés, soudain des jambes nues pliées, ouvertes, écartées, dévoilent un coït éclatant, cernés de poils d'encre, forêts miniatures. Parfois on peine à saisir immédiatement où commence le corps de l'un, où s'arrête le corps de l'autre.
Du con, et des contorsionistes.

Le voyeur est celui qui regarde l'estampe ou le carnet imprimé, parfois il est aussi intégré dans ces "images de printemps", spectateur volontaire derrière un panneau de papier de riz ou un voilage transparent, parfois involontaire comme ce bambin qui ne lâche pas le sein de sa mère alors que le corps de celle-ci est le théâtre (no, yes) d'une rencontre titanesque, une vulve mer et sable et un pénis arbre et roc.
Paysage, trait d'encre, tracé de la fente et du bâton.

Beaucoup de postures donc, mais peu de pratiques : on gamahuche et on s'enfile surtout dans ce Japon-là. Un seul cunnilingus explicite dans toute l'expo, tiré, il est vrai, du recueil " Faire l'amour au Nouvel an"... Ce n'est pas tous les jours fête. Quelques scènes proposent des trios.

La beauté surprend sur les visages où une économie de lignes restitue extase, amour, violence, tendresse, ardeur, abandon, urgence... 

L'art de l'amour au temps des geishas, jusqu'au 15 février 2015, Pinacothèque de Paris.