jeudi 27 novembre 2014

gyoza bar


Enfin j'ai eu le temps de passer à ce Gyoza bar ouvert il y a peu passage des Panoramas (au 56).

Mode d'emploi : y aller tôt (12h30) ou plus tard (14h00) pour éviter le rush des bureaux avoisinants; ne pas hésiter à entrer même si ça a l'air complet, il y a une salle en sous-sol.
Petite déception : il n'y a pas de choix de garniture du gyoza, tous sont au porc, légume et épices, il faut seulement décider si on veut 8 ou 12. 

La viande vient de chez Desnoyer, la star actuelle en matière de viande, la petite sauce est travaillée, acidulée. On a l'impression de manger quelque chose de design,vaguement mode, comme le décor qui joue la sobriété. Ce n'est pas renversant mais bon et agréable.

Autres détails : il existe une seconde adresse 38, rue de Saintonge. La maison propose aussi des formules à emporter. Et possède un site, qui vous enverra vers des articles plus renseignés que le mien (on vous dira même qui est le chef japonais qui est derrière tout cela...)

Et pour les curieux de Paris ("mais pourquoi ça s'appelle le passage des Panoramas ?"), petit coup d'oeil ici, ou sur Wiki, là.

lundi 24 novembre 2014

mère en pièces

Quel est le lien entre la psyché et le cerveau ?
Comme il est troublant ce voyage auquel ma mère nous convie. Faut avoir le coeur bien accroché : le relief est russe, pour ce qui est des montages.

Assemblage de pièces de puzzle
par ma mère : elle en est satisfaite. "je crois
que c'est plutôt pas mal", dit-elle. 
La maladie, qui la rend déficiente pour tout ce qui est de l'ordre de la logique, ne l'empêche pas de connaître une vie intérieure intense où elle se montre parfois d'une acuité inédite.
Souvent elle me questionne de façon évasive sur mon travail ("Y'a du monde ? Tu es content ?") et je sais qu'elle ignore ce que je fais. Contrairement à ce qu'on peut lire ici et là ( Par exemple sur le Huffington Post, Les 5 choses à ne jamais dire à une personne atteinte d'alzheimer : ne pas lui demander s'il se souvient de telle ou telle chose), je la considère comme un interlocuteur à part entière, capable d'assumer ses oublis ou de vouloir les dissimuler, à sa guise. Elle reconnaît son ignorance et je lui propose de deviner mon métier.
-" Tu dois pouvoir trouver, tu sais bien ce que j'aime ..."
Elle se méprend sur la dernière phrase, et la saisit pour elle-même.
"Ce que j'aime ? Oh non, je n'ai jamais rien dit de ce que j'aimais, de peur que l'on se moque de moi. J'ai toujours... (elle ne trouve pas les mots, fait de la main le geste sinueux du poisson slalomant entre les joncs). On ne sait jamais, sinon c'est trop facile."
Cet aveu me sidère, tant il décrit son essence même, son refoulement structurel. Je l'ai vu, enfant, dès que j'ai été en âge de comprendre ces fonctionnements-là : sa double contrainte (honte), vis-à-vis de sa belle famille et de sa famille d'origine, tentant d'intégrer celle-ci (bourgeoise) et trahissant de ce fait l'autre (populaire). Et l'entendre toujours affirmer, des choses difficiles de son passé : "Non, ça, je ne peux pas en parler."

Plus tard dans la soirée, après avoir évoqué des souvenirs d'enfance, elle dit doucement, tendrement :
- "Je ne les supportais pas mes parents. J'ai beaucoup culpabilisé parce que je ne les supportais pas."

Je m'interroge encore : comment son cerveau peut fonctionner sur ce mode là et hoqueter pour d'autres tâches ? Il y a quelque jours je lui ai offert un puzzle pour voir si cela pouvait meubler un peu son ennui. Elle était tellement "idiote" devant les pièces que j'ai dû vérifier qu'elle percevait bien les couleurs. Disons que en théorie elle les distingue, mais que la théorie et la pratique sont deux choses différentes. Idem pour les formes. J'étais vraiment stupéfait de son incapacité, même deux pièces que je lui donnais à emboîter, elle n'y arrivait pas, essayait l'assemblage de façon absurde puis décrétait "non, ça ne va pas". Elle serait aujourd'hui incapable de ranger triangle bleu, carré jaune et rond rouge dans une boîte à formes pour bébé.

Ce soir, je tente à nouveau de l'intéresser au puzzle, pour identifier si son incapacité est permanente ou fluctuante. Je ne me souviens plus exactement du déroulé de notre conversation autour du jeu en mille morceaux, nous parlons des déjeuners du midi que nous lui préparons puis j'essaye de la faire parler sur comment elle voit sa vie.
-"J'ai envie d'autre chose", affirme-t-elle clairement et volontairement.
-"D'autre chose ? Mais pourquoi pas! Simplement il faut que tu nous aides si tu veux autre chose, que tu dises ce que tu veux. Il faut que tu dises ce dont tu as envie, ce qu'il te faut."
-"Mais ce n'est pas facile, ça vient de loin."
(Elle fait des moulinets avec ses mains pour montrer : loin derrière. Je pense à son enfance, sans savoir si c'est à cela qu'elle fait allusion. Elle a l'air songeur et agité, et pourrait aussi bien poursuivre posément que partir dans un délire narratif.)
-"Même avant, à chaque fois que je faisais quelque chose de bien, ce n'était jamais pour moi, quand j'étais l'aînée." (Elle était l'aînée de huit enfants)
J'enchaîne :
-"Mais maintenant tu es grande, tu peux dire ce que tu veux."
-"Mais j'ai toujours... (Elle s'interrompt, secoue la tête, grimace). Avec toi je peux le dire parce que j'ai confiance. Les autres je n'ai pas confiance."
-"Mais qu'est-ce que tu risques ? Il n'y a pas de risque à dire ce que tu veux."
-"Mhumm, peut-être."





jeudi 20 novembre 2014

les mots, le meilleur, le bon

Elle perd le langage. Elle fut une lectrice dévorante, une cruciverbiste exigeante. Ma mère n'est plus rien de cela.
Elle aime les emballages. Parce que les emballages affichent le nom de la chose, c'est rassurant. Il y a eu une période où, à la préparation du dîner où au cours de celui-ci, la lecture des étiquettes lui paraissait une activité en soi.
"Sel de mer. La Baleine. Iodé. Iodé, ah ben je me demande bien pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ne vont pas chercher. La Baleine, c'est le meilleur."
"Roquefort. Société. Affiné en caves naturelles. Société, c'est le meilleur. C'est celui que je prends toujours."

 En terme alimentaire, elle trouve tout excellent. Petit poulet aux hormones de la friterie, ou poulet fermier de la boucherie, à la chair jaune, elle dira de la même façon :

"Il est très bon. Je rêve ou il est meilleur que d'habitude ? Tu le trouves où?"
Elle ne sait plus que cela s'appelle un poulet. Parfois, comme elle ne connaît pas le terme adéquat pour désigner un aliment, elle commence :

- "Je ne sais pas s'il faut dire ils ou elles, mais ils sont très bons."
Hier soir, goûtant les légumes variés qui accompagnent un poisson :
-" Ils sont bien, en vert."
Moi :
-"Les légumes, ceux qui sont verts, ce sont des courgettes."
-"Des courgettes ? C'est bon à savoir."

Elle ne s'attaque plus à un livre car c'est devenu une activité fatigante : si elle lit à haute voix les gros titres d'un magazine, on entend comment maintenant elle doit décomposer lentement le mot en syllabes, comme les enfants qui apprennent à lire.

Avec tout cela je me demandais ce qu'elle comprenait des histoires que je lui raconte le soir dans son lit, d'autant plus qu'il nous faut plusieurs couchers pour venir à bout de l'une d'elles. Une de ces nouvelles (c'est toujours le même livre de Rufin) se termine sur un happy end : deux anciens amants ne se sont pas revus depuis quarante ans, vont-ils se retrouver ? La réponse arrive à la dernière ligne du texte : c'est oui. Je la crois à moitié endormie mais ma mère se redresse vivement sur son oreiller :

-"Oh, je suis contente, c'est bien, ça donne presque envie de pleurer."

mercredi 19 novembre 2014

deuil et présence

"... Elle ne se leurrait pas en imaginant qu'il était parti pour un long voyage dont il reviendrait tôt ou tard. Si la perte et la peine étaient trop grandes pour être mesurées, la solitude apportait remède à ce qu'elles avaient d'insupportable. C'était un temps de décuplement de la conscience, de contemplation, duquel naîtrait une autre manière d'agir, au plus près de la perception qu'elle avait désormais de l'existence, de sa finitude et du mystère qui, par la porte de la mort, pénétrait la vie toute entière. Sa vie se poursuivait autrement, agrémentée de la présence forte, mais légère et bienveillante, de l'être aimé, en soi et hors de soi. Elle l'avait perdu, elle était descendue dans les ténèbres et elle l'y avait cherché. A l'inverse d'Orphée, elle ne s'était pas retournée puisqu'il la précédait sur le chemin. Et tandis qu'on la priait de faire le deuil de l'autre, elle aimait à faire le deuil d'elle-même."

Jeanne Labrune, Visions de Barbès, éditions Grasset.

mardi 18 novembre 2014

le Jihad, le réel, l'imaginaire et le symbolique

Je ne sais pas encore très bien où va me mener ce billet, mais cela fait un moment que j'éprouve le besoin de noter deux trois choses à propos de la communication du prétendu Etat islamique. J'ai regardé toutes ses vidéos.

Je me souviens d'un matin où une amie, découvrant dans le journal une capture d'écran de la vidéo montrant la décapitation de James Foley, m'avait dit qu'elle était furieuse qu'on lui ait donné à voir, qu'elle ne souhaitait pas regarder ces images car c'était "les faire gagner". On découvrait alors, sur la photo publiée, la mise en scène qu'on allait retrouver plus tard encore, le supplicié à genoux vêtu de orange, le bourreau cagoulé avec son couteau, le décor de sable etc.
Moi, au contraire de cette amie, curieux, sans aucune intention morbide, de voir le dispositif, ce qu'on voulait nous montrer, par où on voulait nous saisir, j'avais déjà visionné la vidéo dans la nuit avant la publication de ce quotidien. C'était le 19 août.

L'émotion a grandie en Europe avec le meurtre du deuxième otage, Steven Sotloff, le 2 septembre, et en cherchant la vidéo intégrale sur Internet, je m'étais aperçu que d'autres "décapitations spectacle" avaient eu lieu, dont je n'avais pas entendu parler, vraisemblablement car elles ne concernaient pas des ressortissants occidentaux. Il y avait eu celle d'un combattant kurde, à Moussoul, dont je n'ai pas trouvé le nom, et celle d'un otage libanais, Ali el Sayyed (le 28 août) qui allait être suivie de celle d'un de ses compatriotes, soldat aussi, Abbas Medlej (le 6 septembre).
Ces exécutions-la étaient visuellement différentes : le kurde, gardé par des hommes à mitraillettes, était habillé de orange devant la mosquée de Mossoul, à ma connaissance uniquement photographié et non filmé ; les libanais, eux, étaient exécutés brutalement avec leurs habits personnels dans un environnement campagnard.
En cherchant ces documents je trouvai aussi une décapitation ancienne, 2004, celle de l'américain Nicholas Berg par Zarquaoui, la victime déjà vêtue de couleur orange.

Ces trois dernières vidéos transgressaient la règle implicite qui interdit de montrer la mort en direct, tant et si bien que le film de l'exécution de Berg fut longtemps qualifié de "fake" par certains (un snuff movie, comment cela était-ce possible?)
Finalement, ce que je pouvais constater c'est que les films d'exécutions destinés au public européen étaient moins sauvages, moins sanglants que ces vidéos où la décollation de la tête était parfois filmée entièrement, efforts ou maladresse de l'acharné bourreau compris, et la tête parfois brandie à bout de bras à la fin. C'est surtout qu'ils étaient plus réfléchis et qu'une exécution de sang froid a vraisemblablement plus de poids qu'un carnage pulsionnel.

Je crois que ce qui m'a marqué également dans un premier temps c'est la surprise de découvrir le corps humain aussi fragile, ou plus exactement qu'il existât une zone du corps aussi primordiale et aussi vulnérable que le cou : le sang, l'air et la moelle épinière passent par ce maigre cylindre que rien ne protège. Je ne l'avais jamais réalisé.
Le deuxième étonnement c'était d'entendre et de voir des hommes clamer "Dieu est grand" alors même qu'ils détruisaient un être vivant ligoté. Ma faculté de compréhension reste à ce seuil.

Du coup j'ai regardé d'autres choses encore, conjointes à ces atrocités. J'ai consulté des comptes Twitter de supporters de l'Etat islamique, hommes et femmes. Vocabulaire restreint, orthographe débile, propos fanatiques et inflation du mot "vrai" : la vraie religion, le vrai chemin, le vrai islam, le vrai vêtement pour la femme, etc. Et déclarations d'intention du genre : "Déciiiiiidé à partiiiiiiiiir!!!", graphie adolescente à l'appui.

Il m'a fallu une certaine vidéo cet été, datée de la toute fin du mois d'août, pour comprendre un peu mieux ce qui était à l'œuvre. C'est un film qui montre l'exécution de dizaines et de dizaines de soldats syriens. Ils ont été dépouillés de leurs vêtements, ils avancent en groupe, les mains sur la tête puis réunies dans le dos, protégés de leur seul sous vêtement. L'image par moment est involontairement très belle : sur une immensité de sable clair, ces corps presque nus montrent des camaïeux de peaux brunes et ocres, ils semblent d'archaïques modelages d'argile, une bande d'antilopes juste changées en hommes par des dieux malicieux. La fragilité des corps -papyrus, ivoire, cannelle, Christ de bois sculpté, brindilles sèches - contraste avec la rudesse des bourreaux sur équipés, qui les houspillent, les blessent, certains patrouillant en 4x4 et usant des onomatopées que les bergers utilisent pour mener leurs troupeaux. Je ne sais plus si le film montre l'exécution finale des soldats - c'est vraisemblable -, ce qui m'en reste c'est l'image de la joie qui habitent les bourreaux, une joie presque extatique à l'idée de la destruction à venir, leurs rires clairs, sans retenue. Ils n'ont d'autre visée que la mort. La mort est leur horizon, leur énergie, leur ressort, leur respiration. Leur dieu.

La dernière livraison audiovisuelle du pseudo État islamique est encore très différente, et intéressante à ce titre. C'est la vidéo récente qui annonce la décapitation de Kassig et de 18 soldats syriens. Je la décris, car peu de media ont explicité ce qui y est donné à voir.
Le début du film (il dure une quinzaine de minutes) est un interminable clip retraçant la chronologie de l'émergence et de l'établissement de l'État islamique : panneaux datés, images d'archives, tout n'est que destructions, explosions et exécutions sommaires au son de "Allahou akbar", avec commentaire vantant les mérites des fils de l'islam. 
Vient ensuite la partie qui concerne les 18 décapitations des soldats, mises en scène de façon très cinématographique, les codes visuels simplistes mais travaillés frisant une esthétique de jeu vidéo. Les duos bourreau-victime se déplacent en file indienne, et passent devant une boîte de bois où chacun des bourreaux retire son couteau, kling-zip, bruitage ad hoc. Je n'imagine pas combien de temps ils ont répété pour arriver à cela. Les gros plans sur les visages sont multiples, aussi bien des assassins que des prisonniers, même lorsque ceux-ci sont à terre, alignés (ce qui permettra un plan englobant je ne sais combien de cous tranchés). Et ces plans sur les visages durent longtemps, on use de ralentis  permettant l'identification et donnant au tout un effet de bande annonce façon Koh Lanta, où chaque participant doit être mémorisé. Dans un article sur le Net, j'ai lu l'expression "gros plans obscènes" : je pense que cela fait allusion aux gros plans sur les visages des victimes, mais ce n'est pas l'impression que cela m'a donné. Il y a une vraie scenarisation, un moment de suspens avant l'exécution, et alors qu'il va égorger sa victime, "Jihadi John", si c'est bien lui, marque un temps pour plonger ses yeux au centre de la caméra. 
Ensuite vient une troisième partie, où "jihadi John", l'assassin archétype qui s'adresse aux occidentaux (debout, en tenue noire, cagoule et couteau), parle face à la caméra avec, l'air de rien, la tête ensanglantée de Kassig à ses pieds.
En gros, il y a donc un temps pour inscrire l'Ei dans l'Histoire, de façon symbolique; un temps qui fonctionne sur l'imaginaire, comme une bande annonce de télé réalité (oui, toi aussi devient un héros du Jihad et passe à la télé); et le troisième temps, roc du réel, corps castré. Soit : la loi, le désir et la toute puissance.









vendredi 14 novembre 2014

mon portrait

Elle a retrouvé le goût des vernis à ongles...
C'est un dimanche, j'arrive un peu plus tôt que d'habitude avec, dans mon sac, un carnet de croquis, des crayons noirs et une gomme. J'avais dans l'idée de proposer à ma mère : je fais ton portrait, puis tu fais mon portrait, puis on recommence, et encore. Comme je n'ai pas pratiqué le dessin depuis longtemps, j'étais assuré de faire aussi mal qu'elle, et que cela pourrait être l'occasion de franches rigolades devant les crobards disgracieux.

Finalement, cette fin d'après-midi se passe autrement, ma mère est dans une phase de lucidité et de capacité d'expression très intense, elle raconte son ressenti, plutôt négatif, à voir autour d'elle tous les intervenants extérieurs (toilette, déjeuner, ménage etc). 

C'est troublant  de l'entendre se prononcer aussi clairement, même si d'expérience je sais que dans une demi-heure, elle pourrait tenir un discours très différent. Ce n'est pas que l'un annule l'autre, au contraire, le bon et le mauvais se superposent. C'est qu'elle vit - et nous fait vivre par la même occasion - cette ambiguité : il y a des choses détestables dont on ne peut, ni ne veut, se passer.

Donc il est un peu tard pour se mettre au dessin, mais je le lui propose tout de même, pour voir comment elle réagit. On essaye. Elle a un peu de mal à prendre en compte qu'elle ne doit pas bouger pendant que je la dessine, du coup je recommence, puis esquisse un portrait qui ne lui ressemble pas et paraît la phase médiane d'un morphing de Michel Galabru à Simone Veil (vieille).

Quand son tour arrive de me dessiner, l'expression "une poule qui a trouvé un couteau " me vient à l'esprit. Elle dit "je n'y arriverai pas", regarde la feuille en écarquillant grand les yeux, l'incline pour voir la lumière jouer à sa surface, me scrute puis fixe des points derrière moi, assez en hauteur, que j'imagine des détails de l'armoire devant laquelle je me tiens. Cela dure ainsi un moment, elle semble lire des messages dans les reflets de la lumière sur la page, grimace beaucoup et redit : "je n'y arriverai pas".
Pour l'aider, je trace rapidement un ovale sur le papier, un cou, l'amorce de deux épaules : "tu vois, tu peux continuer, faire les bras, les cheveux..."
Elle crayonne des traits pour les bras sans lever la tête vers moi puis recommence son manège : mimiques étranges, regard qui se pose sur moi puis loin plus haut, elle semble tout de même griffoner quelque chose avec difficulté. J'abrège ce moment que j'imagine pas très agréable pour elle, la mettant en échec et, qui sait ?, en inconfort physique (elle a peut être des problèmes de vision que nous n'avons pas identifiés ?). 

Alors, je découvre son dessin, plus élaboré que je ne le pensais, et qui m'étonne profondément (la face comme un masque africain et les deux points au-dessus à gauche, très noirs, sur lesquels elle est revenue plusieurs fois). 
Au même moment je l'entends dire :
"Je ne sais pas ce que je pourrais rajouter. Des dents, peut-être ?"


mercredi 5 novembre 2014

pas comme les autres

Pendant un temps, ma mère a été sujette à de petites attaques de panique. Ça arrivait comme un orage tropical.
C'est le beau fixe et soudain, patatra, rien ne va plus, elle se sent proche du malaise. 

Les crises sont légères, pour impressionnantes qu'elles furent au début, avant qu'on expérimente qu'elles se dissipent rapidement, comme elles sont venues, au gré du vent. Elle a elle-même la bonne stratégie : elle panique = elle téléphone pour qu'on la rassure.

Récemment, quand je suis arrivé chez elle, la gardienne de l'immeuble était là, visiblement impressionnée, elle, par l'état de dinguerie de ma mère qui l'avait prise à parti :
-"Regardez, vous voyez bien que je n'ai plus de téléphone," lui avait-elle dit en la traînant dans sa chambre où se trouve le téléphone bien en évidence, et en ouvrant grand son lit d'un geste large pour le lui prouver.
Nous qui sommes maintenant tellement habitués à sa folie, ce genre d'épisodes ne nous inquiète plus (je dis nous, englobant ainsi le reste de ma fratrie, mais c'est peut-être une liberté que je m'accorde à tord). Ce sont les éléments logiques aujourd'hui qui peuvent nous saisir par leur présence, petits residus brillants, fragments étincellants d'une banquise de raison qui fond à vue d'oeil, plaques dérivantes sur un océan d'absurdité sans limite.

Elle ne met plus de vernis à ongles en ce moment, je ne sais pas pourquoi. Peut-être a-t-elle oublié qu'elle adorait cela, elle arrive à oublier qui elle est et à tenir sur elle des discours inverses de ceux qu'elle tenait auparavant.
-"Jai toujours aimé ces assiettes, depuis toujours", asséne-t-elle à propos d'un service dont elle se plaisait à rappeler, il y a encore quelques mois, qu'elle l'avait au début détesté et s'était mise à l'apprécier sur le tard.

Je continue à lui lire des histoires le soir puisque cela simplifie grandement (pour elle et pour moi) la phase "coucher".
L'autre soir elle se met au lit avec une excitation d'enfant qui anticipe son plaisir :  chantonnant en boucle "Si tu vas à Rio", alerte, vive, faisant tout rapidement pour être prête au plus tôt. L'incongruité de la situation doit lui apparaître d'une certaine façon, elle me dit en riant, remontant les couvertures sur elle alors que je m'installe sur son lit le livre en main :
-"Nous sommes tout de même des personnes spéciales..."
-"Qu'est-ce que tu veux dire ?..."
Zappant l'explication : -"Mais je suis très contente d'être comme ça."