lundi 31 août 2015

la mort d'Oliver Sacks

A chacune de mes visites à ma mère, je l'ai déjà écrit ici, je m'occupe de ses pieds : bain de pieds, lotion anti-mycose pour les ongles puis crème nourrissante pour éviter les cals et les cors. Chaque fois les mêmes gestes.
Ce soir quand j'enfile une paire de gants en latex jetable, elle les regarde avec surprise :
- Ah, tu as des mains?! dit-elle. 
Elle m'observe enfiler l'un puis l'autre gant.
- D'un seul coup, comme ça, tout blanc, ajoute-t-elle avec une mimique d'approbation.
- Tu m'as déjà vu les mettre, j'en mets à chaque fois maman. Ce sont des gants.
- Des vents?
- Non maman, des gants.
Le mot, apparemment, ne lui dit rien. Cela me rappelle L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

« En venant, je m'étais arrêté chez un fleuriste et avais acheté une extravagante rose rouge pour ma boutonnière. Je l'enlevai et la lui tendis. Il la prit comme un botaniste ou un morphologiste s'empare d'un spécimen et non comme une personne reçoit une fleur.
- Environ quinze centimètres de long, commenta-t-il. Une forme rouge enroulée avec une attache linéaire verte.
- Oui, dis-je, encourageant. Et que pensez-vous que ce soit, docteur P.?
- Pas facile à dire. Il semblait perplexe. Ça manque de la simple symétrie des corps platoniques, bien que ça puisse avoir une symétrie propre... Je pense que ce pourrait être une inflorescence ou une fleur.
[...]
J'essayai un dernier test. Il faisait encore froid, en ce début de printemps, et j'avais jeté mon manteau et mes gants sur le sofa.
- Qu'est-ce que c'est? lui demandai-je en lui tendant un gant.
- Puis-je l'examiner? me demanda-t-il alors et, me le prenant, il procéda à son examen comme s'il s'agissait d'une forme géométrique.
- Une surface continue, annonça-t-il enfin, repliée sur elle-même. Elle a l'air d'avoir [il hesita] cinq excroissances si l'on peut dire.
- Oui, dis-je prudemment, vous m'avez fait une description, maintenant dites-moi ce que c'est.
- Une sorte de récipient?
- Oui, dis-je, et que contient-il?
- Il contient son contenu ! dit le docteur P. en riant. Il y a beaucoup de possibilités. Ça pourrait être un porte monnaie, par exemple, destiné à des pièces de cinq tailles différentes. Ce pourrait...
J'interrompis ce discours absurde.
- Est-ce que ceci ne vous est pas familier? Pensez-vous qu'il pourrait convenir à une partie de votre corps, ou la contenir?
Aucune lueur de reconnaissance n'apparut dans ses yeux.»

Oliver Sacks est mort aujourd'hui, le 30 août. 
L'extrait ci-dessus est tiré de L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, éditions du Seuil, collection Points.

vendredi 28 août 2015

quand Tammet nous offre Murray

J'aime beaucoup Daniel Tammet, pour ce qu'il livre de lui dans son autobiographie, Je suis né un jour bleu.

Malheureusement, ayant donné cet ouvrage à une amie, et je ne peux plus en partager ici quelques extraits significatifs qui rendraient compte, avec ses mots (donc mieux que moi), de sa personnalité attachante. (Mais tout cela n'est que passager car je viens juste d'en commander un nouvel exemplaire sur le Web)
On trouve ça et là sur Internet quelques vidéos de ses participations à des émissions de télévision où, souvent, il est confronté à des demandes, plutôt déplaisantes, de démonstration de ses capacités. Autiste asperger, Daniel Tammet est en effet doté de pouvoirs de mémoire et de calcul hors du commun, entre autres, ce qui lui a valu également d'être le sujet/héros d'un (très) mauvais documentaire (très) bêtement intitulé L'homme ordinateur. Dans ces interventions télévisées, et en contraste avec cet environnement, se perçoivent sa délicatesse et sa sincérité.



Bref, tout cela pour dire que Daniel Tammet est tout autre chose qu'un "phénomène" et que ce qu'il écrit de lui, de ses parents, de son apprentissage du monde des autres, de l'amour, de sa construction, mérite grandement le détour. Sans omettre la description des merveilles rimbaldiennes qui naissent dans son cerveau sujet à la synesthesie, exprimée avec une simplicité qui fait de lui un auteur singulier.
Toutes ces lignes pour introduire, non pas Daniel Tammet ou un de ces nouveaux récits, mais un recueil de quarante poèmes qu'il a traduits, regroupés et présentés. Une forme d'anthologie de textes de Les Murray, issus d'une douzaine d'ouvrages de l'immense poète australien (j'avoue que j'en ignorais même l'existence avant cette traduction salutaire) : C'est une chose sérieuse que d'être parmi les hommes. Le titre du recueil est tiré de l'un de ces poèmes.

On pourra s'étonner d'une traduction qui s'opère d'une langue maternelle, l'anglais, vers une langue d'adoption, le français. Mais pour Daniel Tammet, isolé au cours de ses jeunes années dans ses émotions autistiques, la langue maternelle fut aussi étrangère. Il dit tout cela et d'autres belles choses dans l'émission À quoi ça rime, que l'on peut réécouter ici et qui nous permet de l'entendre lire ces poèmes dans les deux langues.
Le livre est sorti fin 2014 aux éditions L'Iconoclaste. A offrir à tous ceux qui aiment les paroles singulières. 
Extrait :

Le sucre haut

Le miel a donné de la douceur
À Athènes et à Rome, 
Et plus tard, lorsque la splendeur
A pu atteindre d'autres hommes,

La douceur resta le miel
Puisque, pieu ou peu sincère,
Chaque cloître avait son rucher
Pour le miel et la cire

Mais quand les rois et les nouveaux dogmes
Ont vidé les ruches de leur miel
Des millions de gens, mis dans les cales
Ont été séparés de leur vie

Pour faire pousser du sucre
Duquel on a raffiné patiemment
Des frégates, des perruques, des races 
Et des bons sentiments.
 

lundi 17 août 2015

Eva, Simon, Christian et les autres (2)

Orviétan, cartisane, et... anatife (bien que, re-feuilletant après coup son livre, je n'ai pas retrouvé ce dernier mot, ni le souvenir de ce qui pouvait bien amener un crustacé pédonculé dans ces pages, alors que, depuis, l'intérêt suscité par la présence de nombreux anatifes sur les débris de l'avion du vol MH370 a subitement banalisé ce nom) : voici trois termes, utilisés par Liberati, dont j'ai cherché la signification dans le dictionnaire.
Tout cela pour prévenir que, en plus de quelques mots rares, le name dropping auquel se livre Liberati dans Eva pourra inciter certains jeunes lecteurs à lire avec une connexion Internet à proximité. Pour ma part c'est plus facile : Simon Liberati et moi sommes de la même génération.


De quoi s'agit-il dans ce livre qui s'annonce comme un portrait amoureux d'Eva Ionesco ? De l'autoportrait de Simon Liberati peignant Eva Ionesco.
L'auteur se présente jeune homme marqué par les apparitions de la nuit parisienne, devenu écrivain amateur de raretés et de dîners solitaires aux chandelles. Soit. L'évocation d'un vrai faux passé de consommateur de drogue tente le lien romantico-destroy entre les deux périodes.
Las, Simon est né trop tard, dix ans trop tard. Il quitte la nuit parisienne alors qu'il n'a que vingt ans et que s'achèvent les années soixante dix, il entre dans le monde des livres alors que débutent les années quatre-vingt, fin de tout et commencement d'un monde tout autre.

Eva est son fer rouge. J'utilisais à dessein le terme "marqué" : l'apparition d'Eva, dans une nuit d'un passé perdu, reste une brûlure, un signe de distinction, une marque qui dit l'appartenance. Eva est déjà tout. La vie que Simon n'a pas eue, ces dix ans d'avant qu'il n'a pas vécus, Eva figure sa jeunesse mythique, son manque, sa béance structurelle. Simon s'invente, façonné, pétri de la nostalgie de ne pas être né avant lui-même.

Christian Louboutin et Eva Ionesco.
Dans le livre de Liberati, Louboutin apparaît
comme un personnage tout à fait sympathique,
soutenant et fidèle. (Photo Michel Saloff)

Simon Liberati suit son fil rouge, qui doit l'amener à lui-même. Il enquête sur Eva. Comment, pourquoi, quand. On retourne dans la vie d'Irina, la mère photographe, on croise Christian Louboutin, Edwige Gruss, Yves Adrien, Paquita Paquin, Sid Vicious, Alain Pacadis..., on danse aux bains, au Palace, à Saint-Tropez, à New-York, on passe à l'hôtel La Louisiane, on décrypte de vieilles cartes postales, des photos prises à Ibiza, d'autres par Pierre et Gilles. S'y tressent les souvenirs de Simon. On s'intéresse à l'historique d'une coiffure, à l'archéologie d'une tenue.
Mais Simon Liberati est bel et bien cet écrivain qui sait manier la langue et affronter son reflet : il ne craint pas de citer des passages de ses propres livres (déjà sous le sceau d'Eva) ou de son journal au risque d'un ridicule qu'il évite. Il faut dire que le name dropping qui maille son texte déborde les pages du magazine Façade : Nabokov, Goethe, Fellini, Robbe-Grillet, Henri de Régnier, Alexandre Dumas, Billy Wilder, la comtesse de Ségur et d'autres rivalisent avec Nico, Warhol ou Pacadis.
On est vraiment en très bonne compagnie.

C'est sans doute cela un livre réussi : quelqu'un nous conte une histoire qui ne nous concerne pas et  pourtant il nous captive.

PS : Liberati nous tend aussi des pièges. Pour ceux qui chercheraient le café cité à la fin du livre, vers la gare du Nord, il se trouve rue Saint-Quentin, et non pas rue de Roubaix.

happy mummy


Je continue à rendre visite à ma mère deux fois par semaine dans sa maison de retraite. Elle y est heureuse. Je la trouve, chaque fois, de bonne humeur, souriante, rieuse. A l'heure à laquelle je passe - c'est l'après dîner-  les pensionnaires ont terminé leur repas mais restent là, attablés, pour converser, ou parce qu'ils ne savent que faire d'autre, ou encore car ils ne peuvent se déplacer seuls. Chaque fois aussi, comme je l'ai déjà décrit précedemment, ma mère sursaute et explose de joie en me voyant : "je suis tellement contente de te voir, si tu savais".

Sa folie rend difficile la restitution de nos dialogues car la logique en est brouillée. Le langage de ma mère s'appuie sur ce qu'elle voit là où, sans doute, la pensée a déserté.
Par exemple, après avoir traité ses ongles contre les mycoses, je lui masse les pieds avec une crème nourissante pour prévenir l'apparition des cors et je vérifie, en le faisant :
- ça ne te fait pas mal ?
- Non non, pas du tout.
- Tu es sûre ?
- Oui, c'est très agréable, ne t'inquiète pas tout se passe bien, le 200 aussi c'est bien.
Je souris, me rendant compte que ces 200 viennent d'une publicité qui traîne au sol où s'affichent des tarifs de réparation carrosserie (200 euros), forfait révision (cent neuf euros) etc.
Devant mon sourire elle insiste :
- Si si, je t'assure, ça va. Là c'est bien (elle montre ses pieds), là aussi, le pneu, le quarante huit aussi (elle montre cette publicité qui annonce "Les 48 H chrono du pneu").

Hier, je portais un tee-shirt marqué d'inscriptions. Elle aime à déchiffrer : "Toky, toky... Toky quoi ? Toky O ? Ah, Tokyo, je suis bête!" Nous évoquons le mois de septembre car je la préviens à l'avance que je vais m'absenter. Il y a quatre ou cinq semaines, je m'étais rendu compte qu'elle se souvenait très bien de sa date d'anniversaire, qui se tient en début du mois. Je lui redemande
- Et en septembre, que se passe-t-il ?
Elle minaude un peu, elle sait que c'est quelque chose qui la concerne, mais ça ne semble plus très clair.
- C'est le 3!, dit-elle.
- Oui, c'est vrai, c'est le 3, et qu'est-ce qui se passe le 3 septembre ?
Je vois qu'elle ne saura plus retrouver l'information correspondante. Je l'aide :
- C'est ton anniversaire. Qu'est-ce qui te ferait plaisir pour ton anniversaire ?
- Toi !
S'ensuit tout un échange absurde où elle imagine des choses à faire avec moi, aller dans des endroits inconnus, ou au restaurant, ou là haut dans un arbre, le tout mélangé de ces brusques saillies nées du spectacle de quelqu'un qui passe, d'un reflet dans la vitre etc. Je lui redemande : Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
- Eh bien (suivant du doigt la ligne qui indique "University" sur mon tee-shirt), peut-être un anniversity ? Je n'en ai jamais eu.

mardi 11 août 2015

Eva, Simon, Virginie, Etienne et les autres (1)


Parmi les quelques voyages qui m'ont tenu loin du clavier ces dernières semaines, je dois citer en premier lieu Eva, le dernier livre de Simon Liberati (éd. Stock).

Enquête, reconstitution, déclaration d'amour, le texte s'avance comme un hommage à la compagne de l'auteur, Eva Ionesco, célèbre, entre autres, pour son passé d'enfant modèle dénudé devant l'objectif de sa mère. J'ai déjà ici cité mon attirance adolescente pour ces images, et me trouvant il y a un mois ou plus avec ce livre entre les mains j'ai, avant de l'ouvrir, procédé à quelques visionnages. 
D'abord celui du film (dont j'annonçais la sortie en 2011) que réalisa Eva d'après sa propre histoire, My Little Princess. Puis un autre, Jeux d'artifices, dans lequel elle joue cette fois, oeuvre qui date de la fin des années 80 (Eva a alors 22 ans).

Si d'aventure quelqu'un vous questionne sur les années quatre-vingt ("Dis pappy, c'était comment?") conseillez sans réserve ce film de Virginie Thévenet : l'historien des moeurs sera ravi, l'amateur d'art dramatique, moins. Je ne sais par quel mystère son autre long métrage, tout aussi emblématique, La Nuit porte-jarretelles, reste introuvable. Affaire de droits probablement.
Etienne Daho traveloté en Joconde le temps d'une photo.

Jeux d'artifices est pour l'occasion de ce billet, et à l'image de son titre, un voyage à l'intérieur de celui que je m'apprêtais à restituer autour du livre de Liberati. Dans un décor signé David Rochline se déploie un décalque des Enfants terribles (Cocteau), où le frère et la soeur ici photographient des inconnus rencontrés dans la rue et mis en scène, de façon plus ou moins kitsch, à l'intérieur d'un cadre doré : Eva est l'une de ces apparitions, entre Etienne Daho (immortalisé en Joconde), Marco Prince (à poil) et Arielle Dombasle. Alors que dans des rôles de plus ou moins d'importance on reconnaît Maud Molyneux, Claude Chabrol, Andrée Putman, Virginie Thévenet elle-même, Paquita Paquin...
Le personnage d'Eva ressemble à ce qu'elle devait être à l'époque : rebelle, rétive, criarde, presque brutale, toutes qualités que l'on retrouve par instant dans le portrait amoureux écrit par Simon Liberati.

Du film My Little Princess, après quelques louanges justifiées, Liberati note très justement :
"Seul défaut : une curieuse ellipse psychologique qui sauvait la morale du film au prix de son unité. La rupture entre la mère et l'enfant intervenait de manière trop brusque, la prise de conscience de la fillette n'était pas assez justifiée, peut-être parce qu'elle était trop nette et ne rendait pas tout à fait compte de la réalité. Difficile d'aborder cette question d'emblée, mais je remis ce devoir à plus tard, me promettant de faire à Eva des compliments d'autant plus faciles à exprimer qu'ils étaient sincères."



Anamaria Vartolomei et Jethro Cave dans My Little Princess.

Ainsi qu'il s'avoue charmé, comme je le fus aussi, par les scènes se situant dans un manoir anglais : en plus d'Anamaria Vartolomei (12 ans), qui joue Eva enfant, ces plans "décadents" mettent en scène un enfant star, Jethro Cave, fils de Nick Cave et coqueluche de défilés. On se demande si Eva, derrière sa caméra, a conscience de reproduire, en terme de dispositif, ce que sa mère faisait avec elle, derrière son appareil photo.

(Par courtoisie pour l'actrice qui incarne Irina Ionesco, on ne dira rien d'Isabelle Huppert, agrippant au fil des scènes son Reflex comme une poule un Opinel. Les deux films cités sont consultables sur Internet, ici pour celui de Virginie Thévenet, là pour celui d'Eva Ionesco)).

mardi 4 août 2015

Israel Galvan, l'épure



Merci à Israel Galvan pour ce cadeau magnifique : Solo, 45 minutes de plaisir absolu sous le ciel de Paris, dans les jardins du musée Picasso.

Ce soir-là il faisait beau. Quelques jours plus tôt, Galvan dansait sous la pluie. Qu'importe les intempéries, il est foudre et soleil.

Prochain passage à Paris en février 2016.