mardi 20 octobre 2015

être et ne pas être

Ce qui rend difficile d'écrire sur ma mère maintenant : il y a la répétition qu'oblige le cadre de la maison de retraite, simulacre de chez soi où l'absurde de la condition humaine se matérialise entre quatre murs et quelques pathétiques éléments de décor ;
il y a la répétition engendrée par l'effacement mémoriel, la conversation qui reprend comme si un farceur avait appuyé sur la touche "replay", les mêmes questions posées, les mêmes émerveillements renouvelés ("Mais qu'est-ce que tu es grand, tu as encore grandi !") ;
il y a surtout un sentiment de solitude désagréable que je ne m'autorise pas à détailler ici car il est coloré du regard que je porte sur les incapacités de ma famille.

Globalement ma mère est assez gaie. En compagnie de personnes de sa famille, elle rayonne. Elle blague. Elle chante. Elle raconte des sornettes. Elle dit qu'elle est heureuse. Elle continue à faire bonne figure.

Les membres du personnel sont persuadés qu'elle les adore. Elle leur fait des sourires, des baisers, des "coucou" avec la main. Puis vers moi, elle se retourne et dit :
-"Celle-là, je la déteste."
Après que j'ai salué l'une des femmes de l'équipe du soir :
-"Et tu as choisie la plus moche," conclut-elle en riant beaucoup et en mimant avec ses bras le tour de taille de cette grosse femme.
-"Qu'est-ce que tu penses qu'elles diraient si elles entendaient ce que tu dis dans leur dos ?", lui demandé-je.
Elle rit encore et ajoute : 
- "Tu en veux aussi?"
-"De quoi ?"
-"Des verres d'eau." En plus de son cerveau qui dysfonctionne, sa mauvaise audition produit des effets Professeur Tournesol.
-" Je n'ai pas dit verre d'eau. J'ai dit qu'est-ce que tu penses qu'elles diraient si elles entendaient ce que tu dis dans leur dos ?"
Pour toute réponse elle éclate de rire et pointe quelque chose derrière moi, par dessus mon épaule :
-" Et en plus, c'est marqué attention !" 
Ravie que se matérialise là un avertissement qui semble planer dans mes questions : effectivement on distingue, de l'autre côté de la baie vitrée, un panneau qui met en garde à cause du sol glissant. Maintenant c'est le fou rire pour elle.


Plus tard - on est revenus dans sa chambre -, elle montre encore les veines de ses mains : elle se plaint toujours de leur visibilité, mais surtout de leur couleur verte. C'est dégoûtant selon elle. Je lui explique que c'est normal, que ça arrive à tout le monde, c'est l'âge, et moi aussi je vieillis. Mais elle, a-t-elle conscience de vieillir ?
-"Et toi, est-ce que tu vieillis ?"
-"Moi ? C'est plus que ça. Je crois même que je n'existe plus. Mais (une mine résignée, la tête qui se secoue de droite et de gauche) je ne cherche même plus à chercher..."



lundi 12 octobre 2015

balade numérique de Serge Daney à Aylan Kurdi

Cela commence par une balade tout ce qu'il y a de plus réelle.

Prenant le RER direction Orly pour me rendre à Ibiza dernièrement, je passe à la Croix de Berny devant cet ensemble dont l'architecture m'a toujours ému, la résidence universitaire Jean Zay (architecte Eugène Beaudouin). 
Je vois les bâtiments vidés de tout, se réduisant à des carcasses de planchers et de murs. Réhabilitation, ou démolition ?
Résidence universitaire Jean Zay, Antony.

Avant même de chercher des informations autre part, je me rue sur le blog architectures de cartes postales persuadé d'y trouver les informations correspondantes. Ce n'est curieusement pas le cas, mais j'échange avec David Liaudet, qui tient ce blog indispensable.
(J'apprends par la suite que le projet de réaménagement a été confié en 2011 à Jean Nouvel, qui indique sur son site, sans rire : "ce projet rend un hommage discret (sic) à Eugène Beaudouin, non dans la lettre comme pourrait le faire un vestige archéologique ou un édifice de notre passé lointain (re-sic), mais dans son esprit, incurablement moderne." Une discrétion qui confine à l'effacement, donc.)

C'est toujours sur le blog de Liaudet que je remarque que l'un des livres mis en vedette sur ses pages est signé de son nom (Royan, l'image absolue, cartes postales de la ville moderne, éditions Le Festin). Il date d'il y a plus d'un an déjà (mars 2014). 

Je reprends le billet posté à l'occasion de sa publication, que j'avais loupé, et j'y trouve mention de Serge Daney. 
Un lien renvoie à un autre billet posté précédemment à propos de la notion d'image absolue, où Daney est décrit avec "la silhouette amaigrie, la casquette trop grande et ce pull-over improbable.". Ceux qui ont déjà vu L'Itinéraire d'un "ciné-fils" ne peuvent que reconnaître dans ces notations l'accoutrement fixé par la pellicule à cette occasion. Nous sommes en 1992, Daney meurt la même année.

Serge Daney dans L'Itinéraire d'un "ciné-fils",
de Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin.
Trois heures d'entretien avec Régis debray. 
Envie me prend de revoir cette interview fleuve, de retrouver le fil cette pensée claire, incisive, qui s'autorise tous les détours. Un sujet, jamais d'ego. Quelques heures de pur bonheur (que j'ai retrouvées sur Internet ici.)

Et voilà ce que j'entend, qui me ramène à la photo insignifiante d'Aylan Kurdi.
Serge Daney s'exprime à propos des clips "solidaires", où des chanteurs s'affichent au bénéfice d'une cause, par exemple la faim dans le monde, et où l'image des chanteurs se substitue à celle des mourants :

"On pourrait appeler temporairement "visuel" la somme des images de remplacement, pour des raisons très précises [...]. Sur tous les événements qui se passent dans le monde, il y a une image qui vient très très vite couvrir toutes les autres et empêcher les autres : ce qui se passe pour les informations télévisées où tout d'un coup l'image..., même la plus belle image qu'on ait vue récemment qui est le petit bonhomme devant les chars en Chine qui, moi, me fait pleurer - pour une fois il y a une image de la liberté, de la liberté !- mais même cette image, elle a fini par empêcher toutes les autres de la Chine. Maintenant, la Chine, c'est ça [...].  
Quand on ne comprend plus rien, quand plus aucune conception de où est l'autre, et de où je suis moi comme autre - car je suis l'autre de l'autre évidemment - quand la question de l'autre a sauté, toutes les images ont sauté et il n'y a plus que du "visuel", n'importe quoi [...] On zoome, c'est-à-dire, c'est le zoom quoi : le zoom, c'est la masturbation."

mercredi 7 octobre 2015

Chantal Akerman

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !


Ce poème de Baudelaire, déclamé par Jan Decote dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, revêt une résonnance particulière quand on apprend le suicide de la cinéaste Chantal Akerman.
J'aime cette petite interview que l'on peut voir ici, qui restitue sa vivacité inquiète et son anticonformisme.


1975. Delphine Seyrig dans
Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.

dimanche 4 octobre 2015

exercices de style 8

Il aurait été bien étonnant qu'Ibiza ne fournisse pas une image de la série "exercices de style", série que je délaisse, non pas par manque de modèles, mais malheureusement par manque de temps. Car curieusement, une fois une tenue immortalisée dans mon iPhone, si je ne la publie pas dans les jours qui suivent, c'est comme si elle perdait de la saveur. Le goût de l'instantané.





Ici c'est un jeune homme qui, alors que le bus est arrivé à sa destination (las Salinas) et s'apprête à accueillir les plagistes de retour vers la ville, ne descend pas du véhicule. 
Il téléphone à son amie, en français :
- Mais tu ne sais pas où tu es ? Ben demande autour de toi parce que là, genre, tu vois, j'suis dans un bus près de repartir en ville.
Il raccroche. Je me demande si son amie s'est lassée de lui, si elle va faire un effort où se laisser emmener par cette vague de nonchalance qui la porte elle ne sait pas où mais assurément loin de lui. 

Le bus s'emplit, il parait résigné à repartir et se tasse pour laisser un voyageur s'installer à ses côtés.
Soudain il se dresse, le portable à l'oreille, et sort du bus en gesticulant, puis file à grandes enjambées en direction des plages. Il semble content. Moi je râle intérieurement de n'avoir pu le prendre en photo. Puis finalement, alors que les derniers passagers s'avancent revoici mon "clownito" qui revient en courant et reprend sa place in extremis. Là je ne le rate pas, ravi de capturer une tenue de style dans un autobus, comme le veut l'anecdote matrice des 99 versions du livre de Raymond Queneau.

"Dans l'ensemble, c'est vert avec un toit blanc, allongé, avec des vitres. C'est pas le premier venu qui pourrait faire ça, des vitres. La plate-forme, c'est sans couleur, c'est moitié gris moitié marron si l'on veut. [...] on t'y foutrait une tache caca d'oie pour représenter la rage, un triangle rouge pour exprimer la colère, et une pissée de vert pour rendre la bile rentrée et la trouille foreuse. [...]"

Extrait du chapitre Visuel, Exercices de style, Raymond Queneau, , éditions Gallimard.

jeudi 1 octobre 2015

variations

Les orages bouleversent les journées prévues sur le sable, les coupent de moitié. Telle journée, la matinée sera bonne, telle autre sera clémente l'après-midi. Qu'importe, il est urgent de ne rien faire, à la plage ou ailleurs. En ville, un après-midi, j'assiste de loin à une manifestation locale : les taxis "réguliers" protestent contre les taxis clandestins. Banderoles, slogans, mais surtout véhicules qui bloquent la circulation pendant deux heures environ : une communauté est plus ou moins désignée responsable, les hors-la-loi seraient des roumains. Chacun son bouc émissaire.

A Figueretas, la pluie offre un cadeau imprévu, elle exalte le parfum des lauriers qui bordent les escaliers qui gravissent la colline. L'odeur est si forte que l'on croirait du jasmin.

Sur la petite plage éboulée ou sur la grande plage d'es cavallet, je traîne un drôle de livre, L'enfant interdit, comment la pédophilie est devenue scandaleuse, de Pierre Verdrager. C'est très étonnant de voir comment les militants pédophiles ont tenté longtemps de faire porter leur voix dans des années, les années quatre-vingt, où je lisais régulièrement la presse mais sans vraiment prendre conscience de cela. J'en reparlerai, c'est vraiment intéressant, et ça vaut quelques extraits choisis.

Finalement il doit pleuvoir aussi la nuit car, alors que la journée d'hier était plutôt belle, en arrivant aujourd'hui à la plage, le parking était inondé (hier il étincelait de toutes les voitures garées) et le chemin dans la pinède s'avère presque impraticable. Au retour, après des heures au soleil et dans la mer, je lambine sur le sentier pour profiter au maximum de cette nature préservée. C'est mon dernier jour ici pour cette fois (sniff).>


Une des petites criques après la très vilaine plage de Sa Trinxa :
celle-ci n'est pas la plus tranquille, il faut compter avec les touristes qui
viennent se "selfiser" devant le rocher scupté.



Le parking de las Salinas après la pluie.



Vu du bus, le paysage des salines en fin d'après-midi.