lundi 23 mars 2015

l'ogresse

Elle diminue encore. Elle fait tout plus lentement, souvent elle s'appuie à un meuble lorsqu'elle doit se tenir debout. Son corps vrille. Son esprit dévisse. Tout se mélange.

Du petit ours en peluche que je lui avais offert cet hiver, à Noël, et qu'elle avait baptisé le bébé, elle dit :
- Je l'embrasse dans le cou, parfois ça ne lui fait rien, parfois il me sourit.
Il est vêtu d'un petit blouson de Père Noël, en velours grenat, à capuche, fermé par un large zip doré. Elle râle parce que le métal la griffe quand elle frotte son visage contre lui.
- Mais, tu vois, on peut le deshabiller, regarde.
J'ôte le petit vêtement qu'elle n'a pas eu l'idée d'enlever.
- Ah oui, parce que tu te rends compte (elle montre la fermeture éclair), ça fait au moins des kilomètres.

Tout se ralentit. Plus aucune action n'atteint son but, distraite en chemin par autre chose. Nous dressons la table. Elle est partie chercher les couverts, elle ne revient pas. Je la trouve comparant deux couteaux, presque semblables, mais presque : les deux ont un manche de bois, de même couleur et de même dimension, mais leurs lames sont légèrement différentes. Ma mère est là, appuyée sur un meuble, comparant les lames à haute voix. Elle est perplexe. Moi aussi. Difficile de savoir à quoi elle pense vraiment. Peut-être quelque chose comme : est-ce qu'on peut prendre deux couteaux qui ne soient pas identiques ?
Finalement je lui dis :
- Mais oui, ils sont très bien comme ça les couteaux. Et puis tu sais, on s'en fout!
Je m'aperçois que maintenant je lui dis souvent, "on s'en fout".

Elle surveille deux steack hachés qui cuisent dans une poële. Elle les appelle comme elle apostrophe les bébés ou les petits enfants. Une petite série d'onomatopées pour attirer leur attention, suivie de :
- Alors mes tout beaux !!
Moutardés et saignants.

Plus tard au dessert, elle me fait peur.
Avant d'enfourner une bouchée de clafoutis aux cerises, elle regarde le morceau de gâteau posé sur la cuillière et lui demande :
- Alors tu ne me souris pas ?
Et l'avale.
Elle est cannibale. On s'en fout.

mardi 17 mars 2015

la liberté d'expression, 1960

"Des lycéens qui effectuaient des missions pour un réseau d'aide au F.L.N. sont arrêtés. Jean-Jacques Servan-Schreiber en fait le sujet d'un éditorial dans l'Express du 16 juin : ils sont jeunes, savent-ils au juste ce qu'ils font ? il faut comprendre la jeunesse et pardonner... Deux des lycéens arrêtés ont vingt ans, le troisième vingt-deux. Ils ont l'âge de faire des morts au champ d'honneur et Servan-Schreiber pourrait se souvenir qu'à cet âge-là il n'aimait pas se faire traiter de gamin par les gens de quarante ans. Il écrit : "Les responsables sont d'abord les hommes au pouvoir qui, par incapacité ou par lâcheté, laissent traîner cette horrible guerre qui démoralise notre jeunesse. Les responsables sont ensuite ceux des maîtres à penser de la gauche qui incitent leurs disciples à s'engager dans la voie de la désertion ou de l'aide au F.L.N. Eux sont impardonnables."

À quoi Siné répond (1) :

Cher J.-J. S.-S.,
Je collabore à l'Express depuis le 13 mai 1958, date de mes premiers dessins politiques. Je pensais à l'époque, et je continue à le penser, qu'il n'y avait que votre journal pour bien vouloir les publier.
J'ai souvent été en contradiction totale avec vos éditoriaux. Je ne parle pas de Mauriac dont la béatitude est plutôt amusante et ne me gêne absolument pas, bien qu'il soit indirectement responsable d'une bonne partie de mes dessins refusés.
Mais cette semaine, dans votre éditorial, vous avez franchi les limites et mon irritation à fait place à une grande colère.
Vous avez l'indécence de vous attaquer à des gens qui sont les seuls a forcer le respect en prenant de vrais risques. (C'est en prenant, eux aussi, les risques de l'illégalité et en travaillant "dans l'ombre" que les ultras ont réussi leur coup du 13 mai).
Ce respect que vous avouez leur accorder, même s'il est forcé, vous interdisait de les traiter comme vous l'avez fait : "Ils auront droit à nos yeux à moins d'indulgence encore que les usurpateurs du pouvoir."
Donc, Sartre aura droit, à vos yeux, à moins d'indulgence que Massu ; Francis Jeanson que Debré ; et Audin que le lieutenant Charbonnier!... On croit rêver!
Ne croyez-vous pas avoir été un peu "trop" loin ?
J'aimerais que vos lecteurs connaissent mon opinion, car je ne veux pas être assimilé à votre entreprise de demoralisation de civils.

Réponse de Servan-Schreiber (2) :

Sur cette affaire particulière et grave, je dis que notre rôle est d'entraîner un grand nombre de jeunes vers une action efficace pour mettre fin à la guerre, et non pas quelques isolés dans une impasse. La désertion, l'aide au F.L.N., c'est l'impasse. Cela ne débouchera jamais sur une large adhésion. Les prises de position courageuses de l'Union nationale des étudiants de France, les manifestations collectives d'étudiants et d'ouvriers, une éventuelle grève des cours, etc., voilà la voie où peut s'engouffrer une vaste impulsion. Quand certains responsables de gauche, jouissant d'une audience dans la jeunesse, lui donnent de mauvais conseil, j'ai le droit de dire qu'ils sont moins pardonnables politiquement que nos adversaires communs qui, au pouvoir, sont logiques avec eux-mêmes. Je dis "politiquement", car il ne s'agit pas de morale. Que Francis Jeanson soit moralement respectable et les fascistes méprisables, cela va de soi, je l'ai écrit.
Cher Siné, continuez à être "indécent" autant que vous le voudrez. Vous l'êtes chaque semaine dans vos dessins, c'est votre rôle. Ne vous érigez pas en censeur moral en m'envoyant cette épithète à la figure.

Attendre la levée des masses? Les Francs-Tireurs et Partisans étaient une douzaine au début, en 1942. Devaient-ils attendre que les masses bougent, attendre août 1944 ?
L'Express est un journal bien fait. Chaque rubrique à son spécialiste. Madame Express pour les collections, François Mauriac pour les bonnes œuvres, Siné pour l'indécence.

(1) et (2) L'Express, 23 juin 1960."

Extrait de Les belles lettres, de Charlotte Delbo, les Éditions de Minuit, 1961.
Le livre est un recueil de lettres, échanges et prises de position autour de la guerre d'Algérie, introduites et remises en contexte par l'auteur. Dans cet extrait , le premier et le dernier paragraphe sont de Charlotte Delbo.



vendredi 13 mars 2015

nous tripions ? *

Faut-il trouver un bénéfice à la folie ? En tout cas elle nous oblige à reconsidérer sans cesse nos certitudes, et à ne rien tenir pour acquis. Ainsi, le 18 décembre, j'écrivais : "ce n'est pas très dérangeant que ma mère soit folle". Mais je me demande quel jour cette phrase sera définitivement vide de sens.

En effet, depuis quelque temps sa dinguerie rend tout de même la communication plus difficile qu'avant. Ce n'est parfois que de l'ordre d'Un mot pour un autre, la célèbre pièce de Jean Tardieu déjà évoquée ici.
Un matin, fort tôt, ma mère me téléphone puis perçoit à mon "allo ?" empâté qu'elle me réveille.
- Oh, c'est trop froid ! dit-elle.
- Comment ??
- C'est trop froid pour qu'on se parle !

Souvent, cela complique le quotidien car cela empêche de comprendre vraiment ce qui se passe. Si je l'interroge pour savoir si l'infirmière qui vient le soir en coup de vent lui donner un traitement a déjà fait sa visite :
- Maman, elle est déjà passée Isabelle ?
- Oh oui, sûrement puisque je ne l'ai pas vue.

Et puis il existe des moments plus destabilisants, où il faut affronter à la fois à des bizarreries de comportement, des incompréhensions et la fuite du langage.
Comme hier soir, au moment du coucher, où je m'aperçois qu'elle est vêtue n'importe comment, ayant enfilé un collant directement sur elle sans sous-vêtement.
Il faut tenter de la faire se déshabiller, puis de la faire s'habiller pour la nuit, tout en préservant sa pudeur.
- Tu sais, normalement on met une culotte sous le collant. Avant de mettre le collant.
- Mais pas du tout, qu'est-ce que c'est que cette histoire, jamais de la vie, je n'ai jamais mis de culotte !
- Bon, ce n'est pas grave. Mais là, pour se coucher, il faut enlever le collant.
- ...
Je pince son collant pour lui montrer ce dont il s'agit :
- Tu vois, c'est ça le collant. Il faut l'enlever pour dormir.
- Ah, c'est ça le collant ? Première nouvelle. Eh ben je peux t'assurer qu'il ne colle pas du tout !


 * Madame de Perleminouze, à Madame, dans Un mot pour un autre.
Mis pour : "Nous disions ?"

jeudi 5 mars 2015

les choses et les mots


Comment cela arrive, parfois : grâce à une revue de presse hier matin sur France Inter, j'apprends qu'un article de Jean Birnbaum, dans le journal Le Monde, cite Michel Foucault.

"La gauche face au jdihadisme : les yeux grands fermés", voici le titre de ce papier qui relate que Foucault, en 1978, a fait quelques reportages en Iran pour le Corriere della serra.

Du coup, à la première occasion (ce midi) je saisis dans ma bibliothèque les Dits et écrits et trouve ces textes : dans la collection Quarto (Gallimard), c'est dans le tome II, page 662.

J'en commence la lecture (passionnante) au-dessus d'un couscous, entre deux rendez-vous, dans un café kabyle où je déjeune quelquefois. Ne voulant pas lâcher le bouquin pourtant plutôt encombrant, je l'emmène jusqu'au comptoir où il est d'usage que l'on règle son addition. La patronne, intriguée, relève la couverture du livre qui repose sur le zinc et lit :
- Foucault. Michel. Michel ?
Avec une grimace :
- Ce n'est pas plutôt Jean-Pierre ?

mardi 3 mars 2015

trois jours pour souffler

Dans le métro.
- Oh, mais tais-toi à la fin ! Tais-toi !
L'éclat de voix me fait tourner la tête. Il s'agit d'une petite dame aux cheveux teints en roux, soixante dix ans environ, assise sur un strapontin. Je ne la distingue pas très bien, elle est de profil par rapport à moi qui suis debout, elle parle à son voisin, un homme âgé lui aussi, dont je ne vois pas du tout le visage qui est tourné vers elle, ou baissé vers ses genoux.
- Ne me parle pas ! En plus tu pues !
La violence du ton cadre mal avec l'allure de cette mamie qui semble dessinée par Jacques Faizant. Lui, il répond, mais je n'entends pas grand chose, quelques bribes ("cul lavé"). Sa mise est un peu défaite, ses vêtements sales, une calvitie disperse des cheveux blancs grisés, assez longs, autour du crâne, comme des herbes sur un terrain vague.
- Cinq ans. J'ai été bien cinq ans avec toi et après ça a été fini j'ai voulu divorcer.
Il l'apprend à l'instant. Son intonation marque la surprise et la moquerie : mais il n'y croit pas vraiment. Tout ce temps sans rien dire. J'entends cette fois qu'il demande pourquoi elle ne l'a pas fait.
- À cause des convenances.
- Des convenances ??!!
- Oui, des convenances. J'en ai parlé à mon père et...
Les phrases se superposent, je comprends qu'il moque le père, ensuite il est question de leurs enfants pour lesquels elle serait restée, lui les décrit comme "un crétin et un idiot".
La petite dame ajoute :
- Oh, si au moins tu pouvais crever trois jours avant moi, ça me ferait trois jours de tranquillité, rien que ça, mais ce serait déjà ça.