samedi 20 juin 2015

surréalisme

Canal de l'Ourcq : à côte du Paname Brewing
Company,  nouveau bar à bières du coin.
Il y a une semaine, soirée d'été, avec cette lumière du soir qui rend la ville semblable aux toiles Empire des lumières, de Magritte, jour dans le ciel et nuit sur les maisons.
L'amie avec qui je dîne en terrasse porte une robe en tissu africain dont le motif est terrifiant : quelques mains rouges, mais surtout une foison de doigts isolés qui paraissent tranchés, sanglants. Je le déconseille pour un premier rendez-vous Tinder. Elle le défend : le motif aurait une signification particulière, bénéfique au contraire.

Plus tard je cherche sur Internet et trouve effectivement un tissu similaire, censé mettre en valeur la solidarité : seul un doigt ne peut rien, ensemble (la main) ils sont forts. Voila qui n'explique pas pourquoi c'est justement le motif du doigt désolidarisé qui prime.

Tableau de Magritte piqué sur Internet.
Il existe plusieurs version de ces toiles
jour-nuit (1953-1954-.


mercredi 17 juin 2015

les idiots

Eternel recommencement. Les mêmes scènes, qui seront de son côté oubliées dans quelques minutes.
Mon arrivée dans la salle où les pensionnaires dînent, ma mère toujours de dos par rapport à l'entrée. Le personnel qui me regarde d'un air entendu, et la fixe pour voir l'imparable effet de surprise, son sursaut quand je pose ma main sur son épaule, le visage qui se lève, la mimique qui mèle stupeur et plaisir et se déforme en rire. Parfois un commentaire : "ah, elle vous attend depuis ce matin!" L'air attendri des gens qui servent le dîner là où ils voient une image de l'amour maternel alors que pour moi s'affiche l'image de la folie grandissante.
La tête de ma mère encore assise qui vient faire contact avec mon corps, touchant mon flanc, et moi, bêtement gêné vis-à-vis des autres pensionnaires qui, je l'invente, doivent recevoir peu de visite.
"Qu'est-ce que je suis contente de te voir." La phrase ponctue le premier quart d'heure de notre rencontre régulièrement, parfois au passé  :"Qu'est-ce que je suis contente de t'avoir vu." Et maintenant elle m'idéalise de façon systématique :
-"Tu as de la chance d'être aussi beau. Toutes les filles doivent te courir après!"

Elle ne sait plus tenir une conversation. Sans doute parce qu'il lui manque les mots ("Il est bien ce papier, il est épais", dit-elle en palpant le tissu de mon jean). Elle commence à répondre à une question, puis finit ailleurs, racontant des trucs sans queue ni tête mais qui ont sûrement leur propre logique, un système d'associations peut-être, ou de glissement d'un terme à l'autre.

Elle dit qu'elle aimerait faire "quelque chose".
- "Qu'est-ce que tu aimerais faire ? Réfléchis bien, si il y a des endroits que tu veux voir, où je pourrais t'emmener."
- "Oui je vais réfléchir. Je n'y ai pas encore pensé. Des fois je prends des choses là, et puis on ne sait jamais (avec ses mains elle mime des déplacements), si il n'y a pas de lumière ou si ca ne prend pas, mettre des choses là, ou là par exemple (elle montre le dessous de la table où nous sommes installés), comme ça, dans des petites boîtes."
- "Et alors..., tu aimerais faire quoi ?"
- "Je veux dire que comme ça j'aurais peut-être plus de temps pour te voir."
Je rigole :
- "Eh bien tu exagères, tu trouves que je ne te vois pas assez souvent dans la semaine!"
Elle rigole aussi beaucoup, la main devant la bouche comme elle le fait dans ce cas, presque au bord du fou rire :
- "On est deux idiots", ajoute-t-elle en riant encore, "hein, on est deux idiots mais je crois qu'on se comprend, non ?"
Je ris encore à cette idée, qu'on se comprendrait.
- " Tu dois me trouver zinzingue" commente-t-elle devant mon rire.
Mutation linguistique, elle vient d'accoupler les  mots zinzin et dingue. Coup double.

jeudi 11 juin 2015

heurt de vol

L'affaire du déplacement de Valls à Berlin m'inspire cet extrait de Reprise, de Hervé Le Roux.

"Pendant le trajet, nous parlons de Tapie. Jean-Louis me raconte sa fracassante entrée chez Wonder, convoquant tous les cadres au restaurant d'entreprise pour aussitôt les traiter de cons devant tout le personnel. C'est l'histoire que nous ont racontée Parenti et Meunier, mais vue du côté ouvrier. Des ouvriers ravis de voir l'encadrement se faire moucher publiquement. De quoi assurer à Tapie (très provisoirement) une bonne cote de sympathie, au sein du petit peuple de Wonder.
Et puis cettte autre histoire encore, que j'aime beaucoup. Tapie doit réunir un comité central d'entreprise d'urgence. Les syndicats lui disent que c'est impossible, que les délégués de province n'auront jamais le temps de rejoindre Paris. Tapie, grand seigneur, leur répond qu'il met à la disposition des délégués de Pontchâteau (le site le plus éloigné, un dépôt près de Nantes) son jet personnel. Et voilà le tiers état, les deux délégués de Pontchâteau, un cégétiste et un cédétiste, venant à Paris en jet. Incrédulité générale. Décidément ce patron n'est pas fier. La bonne impression s'estompe quand Tapie fait facturer à Wonder les heures de vol."

Reprise est publié aux éditions Calmann-Lévy (1998).

vendredi 5 juin 2015

mai mais mai






Pour clore le mois de mai, j'ai visionné le Joli Mai, un documentaire de Chris Marker et Pierre Lhomme, tourné en 1962 et sorti en salle l'année suivante. Voix off et intermède musical d'Yves Montant.

Le film est une radiographie de la société, parisienne, de l'époque. S'y tressent un texte lu en off donc, et des instantanés filmés dans la rue, les cafés etc. Place de la femme, urbanisme, argent, racisme, amour... et politique. Les accords d'Evian viennent d'être signés, c'est la fin de la guerre d'Algérie : qui en parlera parmi ces badauds interviewés sur les trottoirs de Paris ?



La ville n'a pas de maire (les premières élections municipales à Paris date de 1977), elle est d'une vestusté ignorée des générations actuelles (et quasi inimaginable) et les conditions de vie y sont parfois moyennageuses. Quelques "buildings" en revanche, font craindre alors une déhumanisation de la cité...
On peut jouer, comme quand on découvre des cartes postales anciennes, à comparer les paysages d'hier et d'aujourd'hui.
Rue Mouffetard, dans le film le Joli Mai et sur Google Street View.

Puis, autre mai, j'ai commencé le livre Reprise, de Hervé Le Roux, autour du long-métrage du même nom qui cherchait la trace de l'héroine d'un autre documentaire passé à la postérité : dix minutes immortalisant la reprise du travail dans les usines Wonder, 1968. Le doc est visible sur Internet (pour ceux qui ne peuvent voir la vidéo ci-dessous, voici un lien).



Le bouquin (1998) raconte la genèse du projet cinématographique de Le Roux : il retrouve les protagonistes de l'époque, et capte leurs réactions quand ils visionnent à nouveau cette femme qui crie et "dit qu'elle y foutra plus les pieds dans cette taule..." Je n'ai pas vu le film de Le Roux, mais son livre restitue ce que, j'imagine, on ne voit pas à l'écran : les coulisses des interviews filmées, les réticences, les engouements, les refus, les confessions annexes, les problématiques techniques... Savoureux.

lundi 1 juin 2015

mort de rire

Il y a une agitation inhabituelle, oh, à peine, quand j'arrive hier soir à la maison de retraite (dans ma tête je pense toujours à l'acronyme MDR...) Qu'est-ce que c'est ? C'est l'effet fête des mères, qui a dû générer des visites inhabituelles.

Dans le réfectoire où je retrouve la mienne, elle répète la scène rituelle : le petit cri, les tremblements d'excitation puis les "je suis tellement contente de te voir, tu m'as tellement manqué, etc". La scène doit agacer l'une des pensionnaires, une Tatie Danièle de première classe qui crie dans mon dos, d'un ton réprobateur : "Voilà le messie".
La première fois que j'ai dîné sur place, je l'ai entendue martyriser ses voisines de table avec bonheur. A l'une qui peinait à éplucher une mandarine : "Vous n'y arrivez pas ??!! C'est vraiment zéro. Zéro plus zéro égale la tête à Toto".
A une autre qui lui expliquait, avec une ellipse, un grave problème de santé  : "Eh puis j'ai failli..."
- "Failli quoi, finissez vos phrases, vous avez failli quoi ?"
- "Eh bien j'ai failli mourir."
- "Ah?! C'est pas grave!"

On reste un moment dans le "jardin" (deux tables sur des caillebottis qui entourent trois mètres carrés de gazon planté ) puis quelques gouttes de pluie nous ramènent à l'intérieur.
-"Celle-ci je la déteste", dit ma mère en désignant la directrice du lieu.
-"Ah bon?" je feins la surprise mais elle me le dit à chaque visite.
-"Tu la verrais, avec ses airs de tout savoir. Et puis elle a de l'argent plein les poches, c'est effarant, partout, tu verrais, elle en a partout."
Je trouve amusant que, dans sa folie, ma mère perçoive quelque chose de la réalité sociale.

Nous montons dans sa chambre. Je vide l'eau croupissante d'un bouquet, dans le lavabo et, depuis le cabinet de toilette, j'entends ma mère me demander :
- "Tu vois souvent tes parents ?"
-"Mais c'est toi mes parents, c'est toi ma maman. Je te vois deux fois par semaine."
Ma réponse n'a pas l'air de la surprendre.

Le soir, je rentre chez moi et je regarde sur mon ordinateur "J'ai tué ma mère", de Xavier Dolan.