jeudi 30 novembre 2017

combien de jours ?

A la faveur d'un article publié sur Facebook, je revois pour la énième fois la bande annonce du documentaire de Depardon, 12 jours. Chaque fois le plan de l'homme qui profère "Je suis fou, j'ai la folie de l'être humain" m'émeut aux larmes.
Je ne peux évidemment m'empêcher de penser à ma mère, internée sans son consentement, bien que son emprisonnement offre la douceur apparente d'un séjour en résidence hôtelière, et que sa folie, pour l'instant, conserve de même quelque chose d'apparemment socialement acceptable.


L'autre jour la ramenant dans sa chambre après l'expédition de l'IRM, je lui demande si elle souhaite rester là ou bien redescendre au rez-de-chaussée où se tenaient, à cette heure, nombre de pensionnaires. Elle bafouille un peu, me fait comprendre qu'elle va demeurer où elle est et ajoute : "Tu sais, ce n'est pas drôle, mais moi je suis obligée de rester là, c'est comme ça."

C'est la première fois qu'elle formulait quelque chose de cet ordre, d'autant plus étonnamment que maintenant, elle ne dit plus rien de sensé. Ses soudaines expressions logiques sont très rares, et il est très difficile d'évaluer si elles procèdent du hasard ou résultent d'une conscience réellement en éveil. Mais dans le mistral des absurdités que ma mère raconte, ces sentences claquent toujours comme des étendards de lucidité.

Quelques jours plus tard, à la faveur d'une de ses remarques portant sur le temps, je lui demande :
"Dis-moi maman, qu'est-ce que tu penses du temps qui passe ?"
"C'est long, dit-elle en balançant la tête pour appuyer son propos, c'est très long."

Là encore j'étais surpris de la cohérence de ses mots. Intrigué, des jours plus tard, je la requestionne sur ce même sujet :
"La dernière fois quand je t'ai demandé qu'est-ce que tu penses du temps qui passe, tu m'a répondu, c'est long."
"Moi ?!"
"Oui, toi, tu m'as dit, c'est long."
"Pas du tout !"
"Ah bon... Alors qu'est-ce que tu penses du temps qui passe finalement ?"
Elle hésite quelques secondes puis assène : 
"C'est triste."



lundi 27 novembre 2017

bloody friday

Photo Reuters prise sur le site du Sun
Pour un Black Friday, c'est bien noir. C'est un mail de mon amie N. qui, au sortir d'une journée de boulot non stop le vendredi, m'indique le carnage en Egypte. Le soir même je surfe sur Internet pour trouver des informations : attentat à la mosquée de Bir Al-Abed, dans le Nord Sinaï.


Mais dès le samedi déjà, la nouvelle semble passée au millième plan des portails d'infos du Net. La logique du mort kilométrique sans doute. Dernier bilan en date finalement : 305 personnes assassinées. Le témoignage de survivants lu dans la presse anglo saxonne me rappelle l'attentat au Bataclan.

mercredi 22 novembre 2017

Robert Frank sur Cinéma Club

Je ne sais plus si j'ai déjà parlé de Cinéma Club ici, il me semblait l'avoir mis en lien lors de la publication d'un certain billet, mais je n'ai pas pris la peine de vérifier cela.
En tout cas cette fois je l'inscris dans la liste des sites ressources, dans la colonne de droite du blog.

C'est vraiment un site sympathique qui, chaque vendredi, met en ligne gratuitement un film qui restera visible pendant la semaine. Ce sont souvent des courts et des moyens métrages, mais parfois des longs, et les réalisateurs et réalisatrices viennent de tout horizon. L'occasion de découvrir de nouveaux cinéastes ou les premiers films de personnalités confirmées. Bref, les plaisirs sont multiples.

Les Américains, le fameux recueil de photo de Frank

Cette semaine (mais je vous préviens bien tard, il ne vous reste qu'un jour et demi pour voir ça), il y a un documentaire extra sur le photographe Robert Frank. Don't Blink, de Laura Israel.

mardi 21 novembre 2017

Depardieu et Duras

Duras et Depardieu, en 1977, à Neauphle-le-château
(photo sans crédit issue du site Les Inrocks)

Quelques jours après avoir vu le spectacle Depardieu chante Barbara, qui m'a autant surpris qu'enthousiasmé, je croise une amie journaliste dont la spécialité est la scène théâtrale. Lui confiant mon émotion et mon étonnement, je lui demande par curiosité si elle avait assisté à l'une des premières représentations, à cette époque aux Bouffes du Nord. 

"Non, me répond-elle, mais ce que tu me décris ne m'étonne pas", notamment lorsque j'évoque l'inévitable et ô combien ressassée question de la féminité de l'acteur. Et d'ajouter que lorsqu'elle avait travaillé sur son livre Marguerite Duras, l'écriture de la passion, c'est Depardieu qui lui avait paru dire les choses les plus justes sur cet auteur, comme si une complicité particulière le liait avec des femmes singulières "C'est tout de même elle qui l'a fait débuter dans le Camion", insiste-t-elle. 
Elle me conseille de rechercher une vidéo de l'Ina, disponible sur le Net, où Depardieu analyse, à propos de son travail avec Duras : "C'est comme si moi j'avais, dans une vie antérieure, été femme avec elle."

C'est là, en 1983 : www.ina.fr/video/CPB8305087304

mercredi 15 novembre 2017

voyage dans le temps (et en taxi), destination : realpolitik

J'ai pris des milliers de taxis lorsque j'étais (beaucoup beaucoup) plus jeune.
Des dizaines, il y a fort longtemps quand, salarié, je devais me rendre à des réunions ici ou là accompagné de quelques collègues. Puis des centaines dans les décennies suivantes quand le taxi était le seul véhicule à ma disposition pour parcourir la ville, me déplaçant à des heures où les transports en commun, ainsi que toute personne respectable, sommeillaient.
J'avais parfois du plaisir à ces balades car les chauffeurs actifs dans ces créneaux horaires nocturnes composaient à l'époque une population de personnalités atypiques, souvent transgressives (le chauffeur toxicomane, le chauffeur érotomane etc). Mais pour quelques virées dignes d'un court métrage, combien d'heures j'ai passé à maudire ces voitures en trop petit nombre les samedis soir, refusant de se rendre à tel endroit ou conduites par quelques rustres désagréables (et je ne dis rien du chien qui pue...).

Depuis ce passé lointain, j'ai adopté le vélo et résisté, jusqu'à aujourd'hui, à Uber. J'ai résisté, conforté par une conviction politique : "non à la précarisation du travail", non à ce qu'on appelle maintenant l'"ubérisation".

Et puis l'autre jour je devais conduire ma mère en plein milieu de journée dans une clinique, pour lui faire passer une IRM cérébrale. L'expédition paraissant d'avance pénible et semée d'embûches comme on dit, j'avais prévu de réserver un taxi. Et décidé, déjà, de chercher une appli de "vrais" taxis. J'avais consulté une page Internet qui en comparait plusieurs, ainsi que certains services de VTC. J'appris, à l'occasion, qu'une réservation de voiture Uber était impossible, ce que j'ignorais. Bref.

Ayant sélectionné les Taxis bleus, j'ai tenté en vain à plusieurs reprises de m'inscrire sur leur site et via leur appli. Chaque fois ma carte bleue était refusée, cette opération étant la phase finale du processus de création d'un profil (répétée plusieurs fois donc, ce qui fait perdre déjà pas mal de temps).
Finalement je me suis inscrit sur le site des taxis G7, avec le sentiment d'acheter très cher un produit bio qui n'allait pas être meilleur que son jumeau de hard discount (conscience politique, soutiens-moi par pitié!). Re bref.

Le jour même le taxi G7 était impeccablement à l'heure. La petite course de 9 euros et des poussières a cependant été facturée plus de 16, réservation oblige. Au retour, ma mère (ayant gentiment passé l'examen de l'IRM en gigotant beaucoup, puis ingurgité une mega assiette de frites qui accompagnait une omelette qu'elle n'a pas entamée) était d'humeur à marcher un peu, et je décidais de héler un taxi en route.

En quelques centaines de mètres j'ai re parcouru des dizaines d'années. Sur le chemin, pas de taxis disponibles, les voitures passant affichant une lumière rouge sur le toit. Puis, soudain, un taxi libre... qui me voit et pourtant ne s'arrête pas. Puis un deuxième... qui me voit et ne s'arrête pas, après m'avoir mimé je ne sais quoi au travers du pare-brise. Charmant.
Enfin nous arrivons à une station de taxis déserte. A quelques mètres de là, une voiture stationnée où le chauffeur lit le journal. Est-il disponible ? Le grognement signifie oui. Pour autant il ne s'avance pas. Du début du trajet à la destination finale, où il me fait cadeau d'un ultime grognement, je n'ai pas entendu le son de sa voix. Il a sans doute un problème d'élocution.

Je crois que je vais télécharger l'appli Uber.

lundi 13 novembre 2017

le mage Depardieu

Vendredi je chantonne sur mon vélo, ainsi que plus tard dans la rue, ce qui n'est pas du tout mon habitude. Et ce week-end, mon ami A., venu en visite, s'en étonne et me moque : "Eh bien tu chantes maintenant, tu deviens comme ta mère !..."
C'est l'effet secondaire du spectacle Depardieu chante Barbara, vu au Cirque d'hiver, jeudi soir, à Paris.

Saisi par ce moment magnifique, hors norme, j'en ai cherché des traces ensuite sur Internet. J'ai trouvé quelques vidéos de Gérard Depardieu chantonnant, à l'occasion de la sortie du disque, ainsi que quelques captations de fragments du spectacle, mais rien vraiment qui rendait justice à la force de ce que j'ai vécu sur place : cette pleine présence énorme et vulnérable, irradiant d'émotion à partager.

J'imaginais Gérard Depardieu récitant plutôt les chansons, les psalmodiant : pas du tout, il chante et chante bien ces mélodies pas faciles du tout à interpréter. Curieusement cette appropriation m'a rendu le répertoire plus familier, plus proche de moi. Je retrouvais, avec Depardieu, des souvenirs d'adolescence plus vifs que si j'avais écouté Barbara elle-même : image de ma chambre d'alors, de la platine vinyle, des premières chansons entendues chez un oncle etc

C'était l'occasion aussi de rencontrer un Gérard Depardieu dont je n'avais, pour ma part, pas pris la mesure. Un acteur superlatif. Une diction parfaite qui sert les textes, une humilité non feinte tout au bénéfice du spectacle et de sa scénographie minimaliste, un respect sans amidon pour son sujet et ce public d'aficionados : autant dire un instrument de musique en chair et en os, qui joue d'amour et d'émotion. Un très très très gentil monstre.
Gérard Daguerre, dans une interview, décrivait Depardieu et Barbara comme "frère et soeur". L'amie M., avec laquelle j'assiste au spectacle, me dit, évoquant les paroles de Barbara interprétées par Depardieu : "on dirait qu'il parle de lui". On ne peut pas mieux résumer cette alchimie étrange.

Spectacle jusqu'au 19 novembre. Au piano, Gérard Daguerre.


samedi 28 octobre 2017

Eva mania

Le rayon Eva-maniaque de ma bibliothèque prospère...
Il n'était pas dans mon intention, dans les billets précédents portant sur l'histoire (ou les histoires) d'Irina et d'Eva Ionesco, de me livrer à la moindre pratique de fact checking. Les deux livres d'ailleurs, à ce point de vue comme à d'autres, sont tout à fait incomparables.

Sur la couverture du livre d'Irina, l'Oeil de la poupée (éd. des femmes), est mentionné : avec la collaboration de Marie Desjardins. Dans le milieu de l'édition, on sait ce que ça veut dire : c'est vraisemblablement Marie Desjardins qui a dû écrire l'ouvrage d'après des entretiens et peut-être quelques textes de la photographe. A la lecture on ressent un peu le collage des matériaux recueillis, bien que la biographe use de tout son métier pour rendre la mosaïque de scènes (souvenirs, rêveries, hallucinations...) ni trop fastidieuse, ni trop déstructurée. Le récit d'Irina, qui, outre l'expression du manque du père, égrène toutes ses expériences professionnelles atypiques dans le milieu du spectacle (et au travers desquelles le texte tente de suggérer la construction d'une esthétique), s'achève alors qu'encore jeune femme, elle n'est ni photographe, ni mère.

Innocence (éd. Grasset), le livre d'Eva Ionesco, est donc tout différent. Il relate ses années d'enfance au moment où sa mère commence à l'utiliser comme modèle et a acquérir une notoriété artistique.
C'est un bouquin qui ressemble à l'image que j'ai de son auteur : rageur, tendre, singulier, sensible. L'écriture prend des libertés quand ça lui chante, les scènes ont vives. Eva nous montre son univers avec ses yeux d'alors. Ca sonne juste sans être naturaliste. On comprend comment, avec cette vie hors du commun, elle s'est forgé vite un regard moderne sur le monde, un regard perçant (et pas du tout innocent !...) sur les faux semblants des adultes (Ah! les scènes à Marbella avec le très très horrible photographe Jacques Bourboulon...). 
C'est, il me semble, le même regard qu'elle jetait au travers de l'objectif photo de sa mère. Elle paraissait toujours dire qu'elle n'était pas là où elle était, qu'elle n'était pas dupe de l'image, qu'elle s'échapperait de toute façon et qu'il y a deux ou trois personnes à qui elle voudrait dire merde. Fatalement fatal.

En plus du tableau d'une certaine époque (où la considération de l'enfant et de la sexualité était tout autre, voir à ce sujet le passionnant livre de Pierre Verdrager dont je parlais ici), Innocence est la jolie restitution d'une âme rebelle. Tous ceux qui, enfant, se sont sentis des extraterrestres échoués dans un monde de fous, s'y reconnaîtront.
Et je sais de quoi je parle ;-)


jeudi 19 octobre 2017

flash back

Autre rendez-vous de saison, à ne pas ranger dans la catégorie plaisirs : les méduses, qui, le dernier jour (je suis déjà reparti le dimanche) m'incitent à me réfugier dans une petite crique entre la tour de ses Portes et la plage de Sa Trinxa. Evidemment, je ne suis pas le seul à avoir eu cette idée, mais qu'importe.

Le soir, je me promène sur la plage de Figueretas, assez tard, où mes pas m'ont mené dans les années 80, dans les années 90, dans les années 2000, dans les années 2010...
C'est en 2011 seulement que la piscine de l'hôtel Ibiza Playa construite sur la mer, dont la concession de quarante ans était échue depuis 2004 (faites le calcul, création en 1964 donc), a finalement été démolie. J'ai l'impression que cela fait un siècle pourtant (ici, chantonnez "Pull marine"). A vrai dire je préférais le paysage avec le bloc de béton de la piscine posé sur l'eau, il était plus insolite, moins normé. Sans compter que le tour du bassin, une bande de rochers émergant des flots, étaient un lieu de rendez-vous nocturnes et érotiques plutôt atypique.

En tout cas dans la nuit, sur le sable, le regard tourné successivement vers l'encre de la mer ou les ocres et les ors de la ville, ce sont quelque trente ans de ma vie dont les images se superposent en accéléré.






vendredi 13 octobre 2017

l'été indien

Une semaine d'été, une parenthèse de soleil et de plage dans cette série de billets "a family affair". Mais la référence au texte d'Irina Ionesco est là puisque c'est à Ibiza qu'à nouveau je me trouve.
Il fait chaud, et les petits plaisirs de la saison sont au rendez-vous : pâles flamands roses de passage dans les salines, figues à cueillir sur l'arbre à l'arrêt du bus, plage déserte...
Je ne me souvenais pas que la fête nationale espagnole était le 12 octobre, date de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Quelle drôle d'idée. D'après Wikipedia, dans certains pays d'Amérique latine, ce jour a été dénommé le jour de la race, pour valoriser l'identité hispano-américaine ! Ce sont les indiens donc qui m'ont soufflé le titre du billet. Mais en France, quand il fait chaud à cette époque, on parle d'été de Saint Denis (c'est le 9 octobre le jour du saint).









dimanche 8 octobre 2017

a family affair 3

S'il y a donc des divergences entre les narrations d'Eva Ionesco et de sa mère, Irina, le plus troublant est cependant la reproduction de certaines figures à l'identique, et notamment, la plus centrale, la plus marquante : le recherche du père.

Dans le livre d'Irina, je le rappelle, la grand-mère de la photographe est nommée Manie, la mère de la photographe est nommée Margot, et Irina elle-même est surnommée Isa. Adolfo, le second mari de Manie, est aussi le père de Isa, conçue avec sa fille adoptive, Margot. 
Le récit, au fil des pages, n'est que l'errance hallucinatoire ou réelle de Isa, ignorante du secret de sa naissance, élevée seule avec sa grand-mère : en effet, Margot quitte la France pour s'installer à Shanghai avec un riche chinois, quand Adolfo lui, est tenu à l'écart des différentes demeures où elles vivront.
Les années passent en laissant Isa dans le non-dit de son origine, celle-ci ne comprenant donc pas les raisons de sa solitude. Le récit est entièrement centré sur le manque affectif et la recherche du père qui s'effectue parfois en déambulations quasi somnambuliques dans Paris, dans le quartier de Clichy où celui-ci, devenu diamantaire, a ses bureaux. Cette souffrance est présenté comme structurelle, paraît parfois justifier des somatisations importantes.

C'est ce même thème qui parcourt Innocence, de Eva Ionesco.
La grand-mère s'y nomme cette fois Mamie, la mère Margareth, et la photographe Irène.
Alors même que dans son livre Irina Ionesco s'épanche longuement sur sa solitude affective et l'absence paternelle, on découvre avec stupeur qu'elle fait revivre tous ces cauchemars à sa fille, Eva, avec un acharnement qui frise le sadisme par moment. 

Eva est en effet logé avec son arrière-grand-mère, Mamie, tandis qu'Irène habite un immeuble à côté. Eva-Mamie reproduit donc le couple Isa-Manie. Enfin, tout au long du bouquin, on voit Irène tenir le père d'Eva à distance et empêchant au maximum les contacts, tout comme Manie l'avait fait pour Adolfo et Isa.
Ce qui l'a fait le plus souffrir au monde, Irène/Isa le reproduit donc pour sa fille, Eva.

lundi 2 octobre 2017

a family affair 2

Des versions divergentes, il y en a entre les livres d'Irina et de Eva. La plus importante peut-être porte sur l'inceste.


Voici l'histoire telle que la narre Irina. 
Manie était la fille benjamine d'un couple de fourreur installé à Bucarest. Le couple a cinq enfants. Jean, jeune homme distingué, qui semble sur les photos venir d'un milieu favorisé, rencontre Manie, peut-être dans la boutique des parents de celle-ci. Il l'épouse, et rapidement vient au monde un fils d'une telle beauté, d'une telle beauté... qu'il mourut à l'âge de trois ans victime du mauvais oeil (ou à l'âge d'un an selon les pages du récit, rien n'est très précis dans le bouquin). Arrive ensuite la naissance de Margot que tout le monde aime d'emblée.

De façon étrange, le père est maintenant crédité d'avoir dirigé un cirque, puis d'avoir eu lui-même un accident l'empêchant de faire du trapèze volant, art auquel il aurait initié sa fille Margot. Celle-ci se passionne pour le monde circassien et, à partir de huit ans, serait une artiste accomplie et partirait en tournée avec le cirque.
Sans que le lecteur ne sache pourquoi, ni quand, le couple Jean/Manie se sépare. A Constanza, où elle vit maintenant ainsi que ses parents, Manie rencontre Adolfo. Il est parisien, musicien en tournée. Ils se marient dix jours après, s'installent à Paris, rue des jardiniers, dès que l'orchestre retourne en France. Margot aurait six ans à cette époque. Attachée à ses oncles paternels, elle reste en Roumanie travailler pour le cirque.
Quand rejoint-elle le couple parental en France ? Là encore les données sont imprécises, parfois contradictoires. Adolfo aurait reconnue Margot comme sa fille, ce qui n'empêchât pas qu'il l'engrosse lorsqu'elle n'a que quinze ans. Quand elle donne naissance à sa fille Isa, elle a seize ans.

Il y a donc bien un inceste symbolique, mais non biologique, d'après cette version. Or, dans le livre d'Eva, la mouture est tout autre : 
"Tu sais ma mère a couché avec son père quand elle avait quatorze ans, elle est tombée enceinte et quand je suis née, ils n'ont jamais voulu me voir, elle m'a abandonnée chez la concierge jusqu'à cinq ans parce qu'ils avaient peur du scandale."

dimanche 1 octobre 2017

a family affair 1


A Family Affair.
Eté 1971, le titre de Sly and the Family Stone est le tube du moment. Eva (Ionesco) porte un haut Fiorucci, un short et des bottes dorées à talon haut Yves Saint Laurent, un collier fluorescent. Elle danse au Ku. Nous sommes à la page 254 de son livre (Innocence, aux éditions Grasset), nous sommes à Ibiza. 

Dans le livre autobiographique de la mère d'Eva Ionesco, donc Irina, la photographe (attention, il faut suivre, ça se corse) L'Oeil de la poupée, édition des femmes, l'héroïne se nomme Isa. Il y a Manie, la grand-mère, Margot, la mère, et Isa.

Un jour je déjeune dans un restaurant syrien du Xe arrondissement avec ce livre entre les mains quand un homme, installé avec sa fille à la même table que moi (il n'y a qu'une longue table dans ce lieu) me questionne : "Mais que lisez-vous avec tant d'intérêt ?"
-"L'autobiographie d'Irina Ionesco, après je lirai le livre d'Eva."
-"Oh, me dit-il de l'air de celui qui s'y connaît, il faut faire attention, il y a plusieurs versions de l'histoire..."
Je ne vois pas trop à quoi il fait allusion, je lui répond que je ne suis pas surpris que quiconque relate son histoire en fasse une histoire précisément plutôt qu'une vérité, et cet homme m'annonce d'un air gourmand qu'il était à l'école avec Eva. Un lycée section dessin. Ah bon me dis-je, suis-je tombé sur un spécialiste, un evatologue ? Je le questionne pour savoir quelle version il conteste. A-t-il lu le Eva de Simon Liberati ? Non. A-t-il lu le livre que je consulte à l'instant ? Non. A-t-il lu Innocence qui vient de sortir ? Non. Au moins apprend-je qu'il a vu le film My Little Princess, c'est déjà ça, mais il n'a finalement rien d'intéressant à en dire. Sa fille fait la gueule pendant que nous conversons, j'imagine que son père, qui tente de me parler de lui, est un homme autocentré qui lui accorde peu de temps et que notre échange ruine son dimanche midi trop cool avec son papa chéri. Bref.

vendredi 29 septembre 2017

le vers dans le fruit

On s'est réunis voilà une semaine, mon frère ma soeur et moi, dans la maison de retraite de notre mère afin d'imaginer avec le personnel quelle stratégie adopter pour ses nouveaux comportements rebelles.
Je redoutais ce rendez-vous, mais plusieurs bonnes surprises m'attendaient. 

Premièrement l'ambiance du lieu lui-même dans la journée, avec un personnel qui est là pour interagir avec les pensionnaires, m'apparut bien différente de celle du soir (celle que je connais exclusivement) où l'équipe est plutôt préoccupée par la manutention : remonter les personnes dans leurs chambres et les coucher.
Deuxièmement les médecins et psy qui nous recevaient m'ont semblés attentifs au bien-être des pensionnaires, et enclins à demander au personnel de s'adapter au rythme de maman, plutôt que l'inverse. Et refusant clairement des options médicamenteuses surperflues.
Ensuite, leur regard sur maman se montre réaliste, et accordé au mien, alors que mon frère et ma soeur saisissaient moins la mesure de la déchéance cérébrale de ma mère, et de ce que j'appelle gentiment sa dinguerie (imaginant par exemple qu'elle comprendrait encore très bien le langage, et n'ayant pas constaté toutes ses bizarreries).

De mon côté ayant vécu avec elle de nombreux moments où elle confond les mots, culbute les voyelles ou se livre au néologisme, je la sens prête pour la poésie. Je lui ai lu quelques poèmes classiques pour voir s'ils éveillaient sa mémoire comme le font les chansons. Non, sous le pont Mirabeau coule l'oubli, à pic. Un soir je lui ai fait lecture de quelques poésies de Valery Larbaud, le soir suivant, de Stéphane Mallarmé, dont la facture me paraît accordée à son lâcher prise.

Après avoir déclamé lentement le poème "Sonnet" je lui confesse mon impression :
- " Ce n'est pas très compréhensible comme poème, non ?" 
- "Oh non, je ne trouve pas, c'était très bien."

Plus tard mon frère m'écrit dans un mail qu'il l'a trouvée très folle le midi, "discutant avec le brie qu'elle mangeait".
Rien que de très compréhensible pourtant, pour une poétesse de son envergure.

dimanche 17 septembre 2017

J.O., yolo

La comète de Halley, c'est tous les 76 ans.
J'étais trop jeune en 1900 pour les Olympiades, et d'un avenir encore très incertain lors des Jeux Olympiques d'hiver, à Chamonix en 1924.

Quel âge aurais-je si la mort m'épargne d'ici 2024 ? Les ans auront sans doute affaibli l'enthousiasme que les J. O. parisiens draineront avec eux.
Ou au contraire, j'irais dans les rues, le crâne dégarni, ignorant mes bien plus de soixante ans, en short et débardeur aux couleurs des cinq anneaux, agiter des drapeaux et ma peau fripée.

De ces événements que l'on ne rencontre en général qu'une fois dans sa vie, je garde le souvenir de l'apparition de la comète de Halley, dans les années 80. J'avais acheté deux badges commémoratifs en tissu, l'un orange, l'autre violet, que j'ai toujours en ma possession. Prochain passage prévu en juillet 2061.

Poussière, vous dis-je.
You only live once.

mercredi 13 septembre 2017

50 nuances de militance

Au cinéma, après avoir vu pas mal de films médiocres cet été, je suis allé voir ces jours-ci deux oeuvres que la critique honore : 120 battements par minute, de Robin Campillo, et Barbara, de Mathieu Amalric.
Dans ce dernier, un plan, vers la fin, rappelle furtivement l'engagement de la chanteuse dans la lutte contre le sida, engagement qu'elle menait avec une discrétion déterminée. Je me souviens l'avoir vue rendre visite à des malades, en catimini, un soir de Noël à l'hôpital Bichat : il était évidemment hors de question qu'une caméra ou qu'un appareil photo en témoigne.

Par un drôle de hasard, je suis amené aujourd'hui à vérifier les dates auxquelles j'ai travaillé à l'association Aides, et je plonge dans mes archives. Voila le genre d'activités qui fait que l'on me retrouve des heures plus tard assis au milieu de la pièce en train de bouquiner, n'ayant pas avancé d'un iota dans ma quête, mais ayant réouvert deux ou trois ouvrages en rapport. Ce soir c'est le livre de Didier Lestrade, Act Up, une histoire, paru en 2000 chez Denoël (et qui fait l'objet d'une réédition bien à propos), et celui de Daniel Defert, Une vie politique, sorti au Seuil (que j'avais cité ici et ). Je feuillette aussi avec émotion le numéro spécial d'une revue consacré à Pierre Kneip, publié un an après sa mort.

C'est sans doute cette question de la discrétion, loin des manifestations de rue ou des zapping d'Act Up, qui m'aura touché chez Pierre lorsque je l'ai rencontré. Sa réserve n'avait d'égale que la force de sa présence, qui faisait que chacun faisait silence pour l'écouter, lui dont la parole avançait par à-coups, par retenue, mais faisait mouche chaque fois. Engagé à Aides dès 1985 je crois, c'est lui qui avait créé la permanence téléphonique qui deviendra plus tard Sida Info Service.
Je reproduis ici le texte de Daniel Defert, écrit à l'occasion de la mort de Pierre, des lignes qui sont le portrait d'un homme et celui d'une militance tendre et austère.

"C'est un lien de pudeur et de respect qui se brise. Mais un lien de dix ans. Un lien d'amitié. Une amitié où le coude à coude a plus compté que les mots. On s'est devinés plus qu'on ne s'est connus, sauf ces brusques plongées, ces béances où nous étions submergés de nous être compris. Nous quittant aussitôt par pudeur, faute d'employer les mots des poètes qui seuls savent perpétuer les secrets et leur distance.
Il y eut d'abord la blessure de ton enfance par laquelle nous communiquions. La mienne avait été heureuse, mais avant toi, ma mère m'avait initié à ce secret des orphelins qui transforment une solitude essentielle en disponibilité infinie. Il y avait aussi bien sûr, le mystère de ton rapport à l'écriture. Un rapport coupable. Sans doute, comme Genêt, tu avais dû rêver de subvertir l'enfer par l'écriture pour en faire le paradis. Mais par un respect étrange de l'écriture, tu ne voulais pas qu'elle serve à conjurer la mort, ni même à accoucher de toi, comme une mère. Un tel bonheur d'expression t'aurait alors paru hors éthique. Je crois que tu t'étais imposé, douloureusement, le choix de l'éthique contre l'esthétique. Dans ce drame collectif, cette fois, où tu étais désormais embarqué, tu ne voulais tirer aucun bénéfice personnel, même venu de ton écriture.Tu t'infligeas, Pierre, de curieuses procédures.
Le pseudonyme d'abord*, puis l'écriture utile au service de, au service du vivre avec**. Parfois au compte-gouttes, tu ciselais une phrase, une analyse, un mot. Mais ton livre ne parut-il, et fort discrètement, qu'à l'extrême limite de tes forces, bien sûr que tu n'aurais plus même la velléité d'en ressentir une satisfaction.
Je ne voudrais pas être impudique en révélant ce mystérieux travail sur toi qui se déroulait dans l'espace et la violence de la mort et de l'écriture. Durant dix ans de notre vie associative, nous avons à peine parler de sexualité, de séropositivité, entre nous, comme si les choses essentielles pour toi s'étaient nouées déjà ailleurs et continuaient à se dérouler sur cette scène. Ta vie ayant été depuis l'enfance blessée dans l'amour, une blessure qui ne pouvait s'abolir dans l'écriture, au moins publiquement. 
Ce que tu avais trouvé à Aides, et ce que tu as aussi défendu, Pierre, c'est bien un exercice éthique. Et pourtant, ta tête bruissait des mots des poètes. 
dans ces dix dernières années, nous n'avons pratiquement rien partagé de ce qui fait la trame quotidienne de l'amitié : les sorties, la table, sauf ce qui était requis par les formations, les conseils d'administrations, le travail de Aides. Dans ces dix dernières années de Aides, on s'est plutôt devinés, mais je sais qu'on s'est réellement rencontrés.
C'est un des mystères de Aides d'autoriser ces formes d'amitiés fulgurantes à l'essentiel et avares de mots, qui ne pourraient probablement se soutenir nulle part ailleurs ainsi.
R., toi qui est son ami, sache que j'ai aussi perdu un intime."

Daniel Defert, texte publié dans la revue "Observations et témoignages", numéro spécial, décembre 1996 : "Pierre Kneip, la force d'une parole".

*Pierre publiait des chroniques dans le Gay Pied Hebdo sous le pseudonyme transparent de Pierre Epkin.
**Il avait écrit un ouvrage pratique aux éditions Josette Lyon, dans une collection qui s'intitulait Vivre avec.


jeudi 31 août 2017

sixième sens

Vraiment je ne sais pas dans quel monde elle vit, et j'ignore tout de celui dans lequel elle m'entraîne.

Parfois j'ai l'impression d'être dans un film fantastique, et que ma mère est devenue capable de voir des revenants, invisibles pour moi, qui évoluent autour de nous.
Elle pointe du doigt un endroit où il n'y a personne, et décrit quelqu'un : une femme sur le lit, un homme là-bas dans la partie sombre du couloir, et aussi des gamines - ce sont ses mots - juste derrière moi.

Ce qui est flippant, c'est que je n'exclue rien : elle aurait des hallucinations visuelles, ou elle interpréterait mal une forme que sa vision déficiente déformerait, ou elle dirait tout simplement ce qui lui passe par la tête, ou bien des fantômes nous entoureraient effectivement.

Dans cet environnement où les êtres semblent pour beaucoup des morts-vivants, ou plus exactement des vivants-morts, des vivants-avec-une-grosse-partie-d'eux-morte, cette dernière hypothèse n'a rien de choquante. J'écris film "fantastique" pour éviter le mot "horreur", et parce que cela n'a rien de "fantastique".

J'essaye de ne froisser personne, ni elle, ni surtout les revenants, que je crédite d'un pouvoir - surnaturel - beaucoup plus puissant que le mien.
-"Là-bas ? Ecoute, non, moi je ne vois personne."

Dans certains cas, il m'arrive de la rudoyer volontairement, comme pour jouer à "comme si elle n'était pas folle" (et qu'on pouvait donc tout se permettre). Par exemple quand elle me demande la même chose pour la dixième fois de suite, il peut m'arriver de lui dire : "Ah non maman, tu ne vas pas barjoter là-dessus toute la soirée, on vient déjà d'en parler dix fois."

En revanche quand elle me désigne un de ces revenants, c'est impossible d'affirmer : "Tu barjotes, il n'y a personne", car je n'en sais rien. La vérité est bien que je ne vois rien, et que cela n'est une preuve de rien. Pire, si je conteste l'existence de ces gamines courant et se poursuivant autour de moi, je m'expose peut-être à des représailles de leur part : pincements aux fesses, morsures aux mollets ou chute d'objets inexpliquée dans la pièce.

Pour l'instant, aucun fantôme n'a été traité de "salope".



mercredi 23 août 2017

l'invasion des salopes

Je la connais bien, moi la duplicité de ma mère. Elle répond au sourire du personnel avec une mine rieuse, elle fait coucou de la main aux membres de l'équipe en souriant aussi et me glisse : "Celle-là je m'en méfie comme de la peste" ou bien "Celle-ci je pourrais la tuer". Pour autant le contact avec eux se passait plutôt bien pour les moments de toilette, de déshabillage, de couchage etc

Il y a quinze jours cependant une bronchite l'a beaucoup fatiguée. La gorge prise, le souffle court, tout devenait difficile pour elle et elle ne savait plus faire le moindre mouvement. Elle ne savait plus marcher par exemple. Courbée, agrippée des deux mains au support qui se proposait à elle, elle regardait la jambe qu'elle devait avancer pour faire un pas et avouait : "je crois que ça va être difficile". On prenait dix minutes pour faire un mètre linéaire. La toilette le matin, à laquelle je n'ai jamais assisté, devenait un cauchemar pour tout le monde. 
Le personnel ayant changé pour les vacances, chacun espérait que le retour des habituels serait un retour à la normale. L'équipe s'appuyait sur ses rares membres masculins avec lesquels ma mère entretient un rapport plus gracieux.
"Vivement qu'on retrouve notre Mimi!" disaient ceux pour qui ma mère était cette femme apparemment sympathique.

A mesure que les antibios luttaient contre la bronchite, ma mère est heureusement sortie de ses impossibilités corporelles, et elle s'est notamment remise à marcher normalement. 
Cependant elle a gardé, de cette période, l'habitude de dire non au personnel, de lutter avec eux - des claques, des coups de griffe et des coups de pied -, de faire l'inverse de ce qu'on attend d'elle. 
La censure qu'elle a levée pendant ses journées de rigidité ne s'est pas remise en place : toutes les femmes sont devenue des salopes. Un raz-de-marée. Les femmes du personnel, mais aussi les autres pensionnaires. Des salopes, des emmerdeuses. Elle le clame d'une voix forte, hostile, sans ambiguïté.

Je ne sais pas si elle s'en rend compte sur le moment même, ou si le mot, pulsionnel, sort d'elle sans passer par la case conscience. Maintenant on va peut-être devoir faire avec ça : d'un côté ses litanies amoureuses, de l'autre cet épanchement de salopes.

mardi 1 août 2017

encore des jours tristes












La Chance
tombe
du côté gauche 
du Hasard

La Chance
tombe
manque ma tête

La Chance 
déboule
casse du bois

tout le monde se plaint.

27/7/81
San Fernando Valley.

Texte de Sam Shepard issu de Motel Chronicles, Christian Bourgeois éditeur, coll. Sixpack, 1985.

lundi 24 juillet 2017

la mort d'Anne Dufourmantelle

Il y a dans le livre "En cas d'amour", d'Anne Dufourmantelle, un texte extrêmement touchant.

C'est une histoire qui commence par une noyade évitée, un homme qui plonge dans l'eau d'une rivière, sans réfléchir, pour aller au secours d'un enfant qui vient d'y sombrer.
L'enfant est sorti de l'eau, sain et sauf. Mais l'homme n'est pas indemne. Il a ressenti un désir imprévu, nouveau, pour cet enfant.
Je ne vais pas décrire ce qui s'en suit. Voici quelques fragments du texte, qui disent la façon et l'intelligence de l'auteur.

"Penser l'événement - un corps qui tombe dans une rivière, la mort qui vous prend puis vous détache, l'amour qui survient-, c'est peut être la chose la plus difficile qui soit donnée à la pensée."[...]
" L'événement fait effraction. Il ne peut pas se lire dans la continuité du réel. Il arrive. Il n'occupe aucune place préconçue, il est "traumatique" dans son essence même. Une promenade au bord de l'eau devient un acte sacré, le sauvetage d'une vie."[...]
"L'événement est un trauma parce qu'il ne s'appuie sur aucune donnée ancienne. Les soldats envoyés dans les tranchées n'avaient jamais pu concevoir une telle boucherie, l'inimaginable n'a aucun lieu où s'inscrire en nous, nulle part ne sont codés la boucherie inutile, la chair soulevée dans les airs, le meilleur ami éventré, nulle part même, à l'autre bout du spectre le coup de foudre, la révélation, la stupeur."[...]
"L'événement transcende notre capacité à le penser puisque la pensée naît précisément de ce heurt entre le réel et ce qui nous parvient, les frontières de ce "nous" étant gardées, depuis l'espace et le temps jusqu'aux données de la conscience, par l'expérience passée et la constitution même de notre être."
Il est beaucoup question dans ce texte du désir, en ce qu'il est lui aussi irruption événementielle, imprévue. Mais difficile ce jour où j'apprends la mort d'Anne Dufourmantelle, dans des circonstances proches du sauvetage évoqué plus haut, de ne pas en rester à l'image d'une catastrophe qui " n'a aucun lieu où s'inscrire en nous". 

"En cas d'amour" est sous-titré "Psychopathologie de la vie amoureuse", et est édité en poche chez Rivages.

mercredi 19 juillet 2017

amours folles

"Dès qu'elle est seule, elle se parle. Elle s'invente des personnages." C'est ainsi que les professionnels de la maison de retraite décrivent ma mère et ses monologues.

Difficile pourtant de dépeindre plus mal ce qui se déroule pour elle et ses discours solitaires. On sent que cette pseudo observation restitue un présupposé du personnel : si un pensionnaire parle tout seul c'est pour tromper l'angoisse de la solitude (donc la meubler d'autres fictifs).

Ce n'est absolument pas ce qui se passe ici.

Première chose mal observée :  ma mère ne se lance pas dans ces bavardages lorsqu'elle est seule. Elle peut le faire en votre compagnie dès lors qu'elle cesse d'être sollicitée. Ainsi, à côté de moi, si je reste un moment silencieux, la voilà qui va commencer à s'entretenir avec les objets, ou ce qui est dans son champ de vision, en proximité, ma main ou ses pieds pouvant dans ce cas faire figure d'interlocuteurs muets parfaitement convenables.
Deuxième chose mal observée : elle n'invente pas de personnage(s). Elle invente une relation. C'est le rapport avec l'autre qu'elle met en scène, l'autre étant, dans ce dispositif, tout à fait négligeable. Elle établit un lien avec le monde.

Que dit-elle ? Qu'elle aime. Parfois elle prend le temps de nommer l'autre : ce sera "tout beau", ou encore "toute belle". Mais le plus souvent elle s'en passe. Elle entre tout de suite dans le vif du sujet : "Je t'aime tellement, oh oui, je t'aime tellement, tel que tu es, je t'ai toujours aimé tel que tu es, oui. Oh oui, tu m'a manqué, je t'aime tellement."

Je pourrais être tenté de croire, quand elle s'adresse ainsi à ma main, ou à mon bras, que ce discours m'est en fait destiné. Ce n'est pas le cas. Si sans rien dire, lentement, j'enlève ma main de l'accoudoir du fauteuil où elle recevait ces éloges, ma mère va continuer son monologue avec le siège, en caresser le bois ou le tissu avec les airs inspirés qu'elle affichait en touchant ma peau.
Hier soir, dans son lit, c'est son propre cou qu'elle étreignait passionnément des deux mains, langoureusement, lui déclarant sa flamme et montrant un visage de tragédienne façon "ne me quitte pas".

On se sait pas qui elle aime vraiment, mais ça la relie au monde comme une corde d'alpinisme. Vertige.





tour du monde

Ce sont d'autres images, celles du retour : de la verdoyante Asie, humide, aux sables de l'Afghanistan, vagues de poussières et de terre. Des nuages suisses au cheval de fer francilien lors d'un étrange week-end de séminaires où je me trouvais successivement dans la peau de King Kong, une blonde dans la paume, ou dans celle de Gregor Samsa, blatte couchée dans l'ombre de sa chambre.
Et d'autres sables, ou poudre de soleil, dans les teintes orientales des gâteaux de Zozo (la fin du Ramadan), coeur tendre aux allures de fessier, clin d'oeil involontaire aux postérieurs californiens, rondeurs claires sur corps ambrés immortalisés par David Hockney (à Beaubourg en ce moment).









Bangkok

Pour les amoureux de la ville, quelques images...