jeudi 31 août 2017

sixième sens

Vraiment je ne sais pas dans quel monde elle vit, et j'ignore tout de celui dans lequel elle m'entraîne.

Parfois j'ai l'impression d'être dans un film fantastique, et que ma mère est devenue capable de voir des revenants, invisibles pour moi, qui évoluent autour de nous.
Elle pointe du doigt un endroit où il n'y a personne, et décrit quelqu'un : une femme sur le lit, un homme là-bas dans la partie sombre du couloir, et aussi des gamines - ce sont ses mots - juste derrière moi.

Ce qui est flippant, c'est que je n'exclue rien : elle aurait des hallucinations visuelles, ou elle interpréterait mal une forme que sa vision déficiente déformerait, ou elle dirait tout simplement ce qui lui passe par la tête, ou bien des fantômes nous entoureraient effectivement.

Dans cet environnement où les êtres semblent pour beaucoup des morts-vivants, ou plus exactement des vivants-morts, des vivants-avec-une-grosse-partie-d'eux-morte, cette dernière hypothèse n'a rien de choquante. J'écris film "fantastique" pour éviter le mot "horreur", et parce que cela n'a rien de "fantastique".

J'essaye de ne froisser personne, ni elle, ni surtout les revenants, que je crédite d'un pouvoir - surnaturel - beaucoup plus puissant que le mien.
-"Là-bas ? Ecoute, non, moi je ne vois personne."

Dans certains cas, il m'arrive de la rudoyer volontairement, comme pour jouer à "comme si elle n'était pas folle" (et qu'on pouvait donc tout se permettre). Par exemple quand elle me demande la même chose pour la dixième fois de suite, il peut m'arriver de lui dire : "Ah non maman, tu ne vas pas barjoter là-dessus toute la soirée, on vient déjà d'en parler dix fois."

En revanche quand elle me désigne un de ces revenants, c'est impossible d'affirmer : "Tu barjotes, il n'y a personne", car je n'en sais rien. La vérité est bien que je ne vois rien, et que cela n'est une preuve de rien. Pire, si je conteste l'existence de ces gamines courant et se poursuivant autour de moi, je m'expose peut-être à des représailles de leur part : pincements aux fesses, morsures aux mollets ou chute d'objets inexpliquée dans la pièce.

Pour l'instant, aucun fantôme n'a été traité de "salope".



mercredi 23 août 2017

l'invasion des salopes

Je la connais bien, moi la duplicité de ma mère. Elle répond au sourire du personnel avec une mine rieuse, elle fait coucou de la main aux membres de l'équipe en souriant aussi et me glisse : "Celle-là je m'en méfie comme de la peste" ou bien "Celle-ci je pourrais la tuer". Pour autant le contact avec eux se passait plutôt bien pour les moments de toilette, de déshabillage, de couchage etc

Il y a quinze jours cependant une bronchite l'a beaucoup fatiguée. La gorge prise, le souffle court, tout devenait difficile pour elle et elle ne savait plus faire le moindre mouvement. Elle ne savait plus marcher par exemple. Courbée, agrippée des deux mains au support qui se proposait à elle, elle regardait la jambe qu'elle devait avancer pour faire un pas et avouait : "je crois que ça va être difficile". On prenait dix minutes pour faire un mètre linéaire. La toilette le matin, à laquelle je n'ai jamais assisté, devenait un cauchemar pour tout le monde. 
Le personnel ayant changé pour les vacances, chacun espérait que le retour des habituels serait un retour à la normale. L'équipe s'appuyait sur ses rares membres masculins avec lesquels ma mère entretient un rapport plus gracieux.
"Vivement qu'on retrouve notre Mimi!" disaient ceux pour qui ma mère était cette femme apparemment sympathique.

A mesure que les antibios luttaient contre la bronchite, ma mère est heureusement sortie de ses impossibilités corporelles, et elle s'est notamment remise à marcher normalement. 
Cependant elle a gardé, de cette période, l'habitude de dire non au personnel, de lutter avec eux - des claques, des coups de griffe et des coups de pied -, de faire l'inverse de ce qu'on attend d'elle. 
La censure qu'elle a levée pendant ses journées de rigidité ne s'est pas remise en place : toutes les femmes sont devenue des salopes. Un raz-de-marée. Les femmes du personnel, mais aussi les autres pensionnaires. Des salopes, des emmerdeuses. Elle le clame d'une voix forte, hostile, sans ambiguïté.

Je ne sais pas si elle s'en rend compte sur le moment même, ou si le mot, pulsionnel, sort d'elle sans passer par la case conscience. Maintenant on va peut-être devoir faire avec ça : d'un côté ses litanies amoureuses, de l'autre cet épanchement de salopes.

mardi 1 août 2017

encore des jours tristes












La Chance
tombe
du côté gauche 
du Hasard

La Chance
tombe
manque ma tête

La Chance 
déboule
casse du bois

tout le monde se plaint.

27/7/81
San Fernando Valley.

Texte de Sam Shepard issu de Motel Chronicles, Christian Bourgeois éditeur, coll. Sixpack, 1985.