vendredi 29 septembre 2017

le vers dans le fruit

On s'est réunis voilà une semaine, mon frère ma soeur et moi, dans la maison de retraite de notre mère afin d'imaginer avec le personnel quelle stratégie adopter pour ses nouveaux comportements rebelles.
Je redoutais ce rendez-vous, mais plusieurs bonnes surprises m'attendaient. 

Premièrement l'ambiance du lieu lui-même dans la journée, avec un personnel qui est là pour interagir avec les pensionnaires, m'apparut bien différente de celle du soir (celle que je connais exclusivement) où l'équipe est plutôt préoccupée par la manutention : remonter les personnes dans leurs chambres et les coucher.
Deuxièmement les médecins et psy qui nous recevaient m'ont semblés attentifs au bien-être des pensionnaires, et enclins à demander au personnel de s'adapter au rythme de maman, plutôt que l'inverse. Et refusant clairement des options médicamenteuses surperflues.
Ensuite, leur regard sur maman se montre réaliste, et accordé au mien, alors que mon frère et ma soeur saisissaient moins la mesure de la déchéance cérébrale de ma mère, et de ce que j'appelle gentiment sa dinguerie (imaginant par exemple qu'elle comprendrait encore très bien le langage, et n'ayant pas constaté toutes ses bizarreries).

De mon côté ayant vécu avec elle de nombreux moments où elle confond les mots, culbute les voyelles ou se livre au néologisme, je la sens prête pour la poésie. Je lui ai lu quelques poèmes classiques pour voir s'ils éveillaient sa mémoire comme le font les chansons. Non, sous le pont Mirabeau coule l'oubli, à pic. Un soir je lui ai fait lecture de quelques poésies de Valery Larbaud, le soir suivant, de Stéphane Mallarmé, dont la facture me paraît accordée à son lâcher prise.

Après avoir déclamé lentement le poème "Sonnet" je lui confesse mon impression :
- " Ce n'est pas très compréhensible comme poème, non ?" 
- "Oh non, je ne trouve pas, c'était très bien."

Plus tard mon frère m'écrit dans un mail qu'il l'a trouvée très folle le midi, "discutant avec le brie qu'elle mangeait".
Rien que de très compréhensible pourtant, pour une poétesse de son envergure.

dimanche 17 septembre 2017

J.O., yolo

La comète de Halley, c'est tous les 76 ans.
J'étais trop jeune en 1900 pour les Olympiades, et d'un avenir encore très incertain lors des Jeux Olympiques d'hiver, à Chamonix en 1924.

Quel âge aurais-je si la mort m'épargne d'ici 2024 ? Les ans auront sans doute affaibli l'enthousiasme que les J. O. parisiens draineront avec eux.
Ou au contraire, j'irais dans les rues, le crâne dégarni, ignorant mes bien plus de soixante ans, en short et débardeur aux couleurs des cinq anneaux, agiter des drapeaux et ma peau fripée.

De ces événements que l'on ne rencontre en général qu'une fois dans sa vie, je garde le souvenir de l'apparition de la comète de Halley, dans les années 80. J'avais acheté deux badges commémoratifs en tissu, l'un orange, l'autre violet, que j'ai toujours en ma possession. Prochain passage prévu en juillet 2061.

Poussière, vous dis-je.
You only live once.

mercredi 13 septembre 2017

50 nuances de militance

Au cinéma, après avoir vu pas mal de films médiocres cet été, je suis allé voir ces jours-ci deux oeuvres que la critique honore : 120 battements par minute, de Robin Campillo, et Barbara, de Mathieu Amalric.
Dans ce dernier, un plan, vers la fin, rappelle furtivement l'engagement de la chanteuse dans la lutte contre le sida, engagement qu'elle menait avec une discrétion déterminée. Je me souviens l'avoir vue rendre visite à des malades, en catimini, un soir de Noël à l'hôpital Bichat : il était évidemment hors de question qu'une caméra ou qu'un appareil photo en témoigne.

Par un drôle de hasard, je suis amené aujourd'hui à vérifier les dates auxquelles j'ai travaillé à l'association Aides, et je plonge dans mes archives. Voila le genre d'activités qui fait que l'on me retrouve des heures plus tard assis au milieu de la pièce en train de bouquiner, n'ayant pas avancé d'un iota dans ma quête, mais ayant réouvert deux ou trois ouvrages en rapport. Ce soir c'est le livre de Didier Lestrade, Act Up, une histoire, paru en 2000 chez Denoël (et qui fait l'objet d'une réédition bien à propos), et celui de Daniel Defert, Une vie politique, sorti au Seuil (que j'avais cité ici et ). Je feuillette aussi avec émotion le numéro spécial d'une revue consacré à Pierre Kneip, publié un an après sa mort.

C'est sans doute cette question de la discrétion, loin des manifestations de rue ou des zapping d'Act Up, qui m'aura touché chez Pierre lorsque je l'ai rencontré. Sa réserve n'avait d'égale que la force de sa présence, qui faisait que chacun faisait silence pour l'écouter, lui dont la parole avançait par à-coups, par retenue, mais faisait mouche chaque fois. Engagé à Aides dès 1985 je crois, c'est lui qui avait créé la permanence téléphonique qui deviendra plus tard Sida Info Service.
Je reproduis ici le texte de Daniel Defert, écrit à l'occasion de la mort de Pierre, des lignes qui sont le portrait d'un homme et celui d'une militance tendre et austère.

"C'est un lien de pudeur et de respect qui se brise. Mais un lien de dix ans. Un lien d'amitié. Une amitié où le coude à coude a plus compté que les mots. On s'est devinés plus qu'on ne s'est connus, sauf ces brusques plongées, ces béances où nous étions submergés de nous être compris. Nous quittant aussitôt par pudeur, faute d'employer les mots des poètes qui seuls savent perpétuer les secrets et leur distance.
Il y eut d'abord la blessure de ton enfance par laquelle nous communiquions. La mienne avait été heureuse, mais avant toi, ma mère m'avait initié à ce secret des orphelins qui transforment une solitude essentielle en disponibilité infinie. Il y avait aussi bien sûr, le mystère de ton rapport à l'écriture. Un rapport coupable. Sans doute, comme Genêt, tu avais dû rêver de subvertir l'enfer par l'écriture pour en faire le paradis. Mais par un respect étrange de l'écriture, tu ne voulais pas qu'elle serve à conjurer la mort, ni même à accoucher de toi, comme une mère. Un tel bonheur d'expression t'aurait alors paru hors éthique. Je crois que tu t'étais imposé, douloureusement, le choix de l'éthique contre l'esthétique. Dans ce drame collectif, cette fois, où tu étais désormais embarqué, tu ne voulais tirer aucun bénéfice personnel, même venu de ton écriture.Tu t'infligeas, Pierre, de curieuses procédures.
Le pseudonyme d'abord*, puis l'écriture utile au service de, au service du vivre avec**. Parfois au compte-gouttes, tu ciselais une phrase, une analyse, un mot. Mais ton livre ne parut-il, et fort discrètement, qu'à l'extrême limite de tes forces, bien sûr que tu n'aurais plus même la velléité d'en ressentir une satisfaction.
Je ne voudrais pas être impudique en révélant ce mystérieux travail sur toi qui se déroulait dans l'espace et la violence de la mort et de l'écriture. Durant dix ans de notre vie associative, nous avons à peine parler de sexualité, de séropositivité, entre nous, comme si les choses essentielles pour toi s'étaient nouées déjà ailleurs et continuaient à se dérouler sur cette scène. Ta vie ayant été depuis l'enfance blessée dans l'amour, une blessure qui ne pouvait s'abolir dans l'écriture, au moins publiquement. 
Ce que tu avais trouvé à Aides, et ce que tu as aussi défendu, Pierre, c'est bien un exercice éthique. Et pourtant, ta tête bruissait des mots des poètes. 
dans ces dix dernières années, nous n'avons pratiquement rien partagé de ce qui fait la trame quotidienne de l'amitié : les sorties, la table, sauf ce qui était requis par les formations, les conseils d'administrations, le travail de Aides. Dans ces dix dernières années de Aides, on s'est plutôt devinés, mais je sais qu'on s'est réellement rencontrés.
C'est un des mystères de Aides d'autoriser ces formes d'amitiés fulgurantes à l'essentiel et avares de mots, qui ne pourraient probablement se soutenir nulle part ailleurs ainsi.
R., toi qui est son ami, sache que j'ai aussi perdu un intime."

Daniel Defert, texte publié dans la revue "Observations et témoignages", numéro spécial, décembre 1996 : "Pierre Kneip, la force d'une parole".

*Pierre publiait des chroniques dans le Gay Pied Hebdo sous le pseudonyme transparent de Pierre Epkin.
**Il avait écrit un ouvrage pratique aux éditions Josette Lyon, dans une collection qui s'intitulait Vivre avec.