dimanche 23 décembre 2018

le Noël de Laura Perls (1953)

Laura Perls. Photo
malheureusement non datée
et non créditée.
« Un présent n'est pas un sacrifice, mais quelque chose que l'on donne aisément, sans rien attendre en retour.
[...]
La signification du présent nous est clairement livrée dans la tradition des cadeaux de Noël.[...]
On offrait les présents aux enfants et aux êtres démunis, aux pauvres, etc.
Le principal événement de la journée était le grand repas auquel on conviait les domestiques, les employés, les orphelins, les pauvres, etc. Les adultes de même classe sociale ou économique ne se donnaient pas de présents, car cela aurait équivalu à imposer des obligations [...]. Et, bien sûr, personne ne devait dépenser pour offrir des présents à quelqu'un de plus fortuné : il ne s'agissait pas de faire des sacrifices. Celui qui était dans le besoin avait un droit naturel aux présents, sans obligation, sans le "mériter".
[...]
De nos jours, les cadeaux de Noël ou d'anniversaire répondent moins aux besoins de celui qui reçoit qu'aux sentiments de culpabilité de celui qui donne. Résultat : l'équilibre social n'est pas rétabli mais plus instable. La personne qui reçoit le cadeau est déçue et celle qui l'offre se sent encore plus coupable : son cadeau de Noël devient porteur d'une signification qui excède largement sa valeur réelle et le cercle vicieux du déséquilibre social va s'amplifiant. La personne qui donne devient un vendeur chargé de convaincre celle qui reçoit du caractère indispensable du cadeau. [...]
Le sentiment d'obligation correspond à la vague acceptation d'une implication sociale quelconque sans que les contours de cette obligation ne soient bien délimités et donc, que l'acte posé soit perçu comme socialement légitime. Dans ce contexte, s'acquitter d'une obligation ne contribue pas à placer celui qui donne et celui qui reçoit dans un meilleur équilibre interpersonnel, mais crée une surenchère, comme on le dit si bien, d'obligations mutuelles. On se retrouve ainsi dans un cercle vicieux de concurrence, de servilité, de sacrifices inutiles, de déceptions, de ressentiment et de culpabilité. La fête de Noel est devenue une farce qui laisse tout le monde épuisé physiquement, émotivement et financièrement. En janvier, nous sommes malades, mesquins et sans le sou. Du symbole d'amour et de justice qu'il constituait, Noël a dégénéré en une spirale commerciale donnant lieu à un processus social de plus en plus déséquilibré. »

Laura Perls, 
extrait de Notes sur la psychologie du donner/recevoir, publié dans la revue Complex en 1953.

jeudi 29 novembre 2018

morceaux choisis

Elle s'appelle donc Constance Quéniaux, celle dont le sexe est aussi connu que le sourire de la Joconde (je vous épargne les analogies anatomiques).

Le petit livre de Claude Schopp qui lui est consacré est honnêtement sous-titré Vie du modèle. C'est qu'il ne s'agit pas de l'histoire du tableau : on ne saura rien de sa genèse, de sa commande, des heures de pose qu'il a nécessité etc. C'est la tentative d'un portrait de femme, la restitution à tâtons d'une vie d'après de maigres indices : contrats de travail, entrefilets dans la presse où le nom de la jeune femme se trouve cité...
Peu de matériel donc, mais le goût du détail que l'auteur confesse en introduction nourrit une âme de traqueur d'informations hors pair. On apprend même le nom de la sage femme qui a donné naissance à Constance (l'origine de L'Origine...), accouchant le 9 juillet 1832, à Saint-Quentin, une jeune femme de 23 ans. Père inconnu.
La petite deviendra danseuse. Son premier contrat à l'Opéra est signé lorsqu'elle a 14 ans. La voici donc dans l'univers des demoiselles du demi-monde, entretenues. "La pente est glissante qui mène de la danse à la galanterie, d'autant que le discrédit touchant cette dernière s'est amoindri depuis La Dame aux camélias." C'est toute une partie passionnante du livre qui restitue le monde des biches, à côté duquel l'affaire Weinstein a l'air d'une galéjade, et dans lequel Constance Quéniaux est une figure assez singulière (lire le bouquin pour savoir de quelle façon...).

Aujoud'hui, au Louvre, les touristes se photographient plus souvent
devant La Joconde qu'ils ne la photographient elle-même...




Finalement le mystère du modèle dissipé, reste que le tableau de Courbet n'est pas un portrait de femme, mais bien le portrait d'un corps féminin, volontairement anonyme, que l'on ne saurait réduire à un sexe, puisque sein, ventre, cuisses et amorce du fessier sont clairement présents. C'est ce parti pris qui en fait la modernité, et l'on s'étonne que certains aient pu imaginer, en 2013, cette toile comme étant le fragment d'un tableau plus important (proposant par ailleurs une tête dont la position est anatomiquement incompatible avec celle du buste de L'Origine du monde, mais passons...).

Reste qu'entre la première ligne de ce billet où je citais la Joconde, et ce soir où je l'achève, je suis allé (hasard) au Louvre avec un ami. Par amusement nous sommes passés admirer Mona Lisa, et j'ai pu constater, moi qui déteste voir les toiles de maître fragmentées pour devenir des magnets ou des mugs dans les boutiques des musées, que cette pauvre Mona, elle, est débitée en tous petits morceaux.

Modernité du regard d'un côté, démembrement de l'image de l'autre.

lundi 19 novembre 2018

sexe en public

Je voulais raconter ici plusieurs anecdotes autour de ce thème, mais je crois que je vais devoir me résoudre à ne conter que celles qui concernent le livre L'Origine du monde, vie du modèle, de Claude Schopp. Ou plutôt ma lecture de l'ouvrage, lequel débute (exquisément) ainsi : 
"Je suis atteint de ce que l'on pourrait nommer le délicieux vertige de la note - on s'en apercevra bien par ce qui suit : tenter de traquer les moindres allusions que contient un texte afin de l'éclaircir me passionne jusqu'au ridicule."
C'est cette tâche, appliquée à la correspondance de George Sand et d'Alexandre Dumas fils, qui a permis l'identification de la femme représentée sur la toile de Courbet, L'Origine du monde, découverte qui a fait l'actualité il y a deux ou trois mois.

Je me promène donc dans le métro avec ce petit livre (150 pages), tout à fait passionnant, qui cherche à retracer le portrait et la vie de Constance Quéniaux, danseuse et amante quelque temps de Khalil-Bey, commanditaire du tableau, toile qui est reproduite à l'intérieur avec d'autres documents.

Dans la rame où je suis - bien qu'à cet instant je sois plus dans mon bouquin -, une jeune femme interprète une chanson réaliste en roulant exagérément les r. Puis elle enchaîne avec Les gens qui doutent, d'Anne Sylvestre, qui me ramène un peu vers elle. Rangeant son matériel elle m'apostrophe :
-" C'est bien, L'Origine du monde ? C'est Darwin et tout ça..."
-"Ah non, ce n'est pas Darwin, c'est l'histoire d'un tableau qui porte ce nom. 
J'hésite une seconde à le lui montrer.
-"Ah, vous aimez l'histoire artistique ! De toute façon l'histoire, c'est un truc de mecs..." affirme-t-elle en quittant la rame.
Dommage pour la chanson : pas la peine de clamer qu'on aime les gens qui doutent pour asséner des certitudes aussi bêtes. 

Moins d'une demi-heure plus tard, une scène similaire se produit. Je suis cette fois dans un hôpital (on a les distractions qu'on peut), assis sur un vilain fauteuil de skai bleu ciel attendant que le tensiomètre à mon bras fasse son oeuvre, et je n'ai pas lâché le bouquin de Schopp. Pas non plus quand il faut attendre debout pour le même objectif.
-"Ah, l'origine du monde, dit une infirmière sur le ton de l'intérêt.
 Comme le livre porte sur la couverture une illustration assez explicite (le tableau regardé par une femme dont la silhouette cache ce sexe que je ne saurais voir...), je ne sais si elle en a compris le thème.
-"C'est sur le tableau," dis-je.
Cette fois je lis clairement l'incompréhension dans ses yeux.
-"L'Origine du monde, le tableau.... Vous êtes prête à le voir ?
Et sans attendre sa réponse, tel un exhibitionniste ouvrant son imperméable, je tends l'ouvrage devant moi, le fendant en deux pour que le cahier central, en papier glacé, affiche la reproduction de la toile de Courbet.
Elle lâche une interjection entre le oh! et le ah!, soufflée, la tête et le haut du buste se rejetant en arrière. Sa collègue, derrière, s'immobilise.
-"On vient d'identifier le modèle tout récemment", j'ajoute, pour dissiper leur trouble et espérer être identifié plutôt du côté de l'historien que de celui de l'obsédé sexuel.
-"Ah oui, me répond la première, on a a parlé aux informations il n'y a pas longtemps."
Ouf, tout s'apaise, ce sexe de femme est estampillé historique...

Le livre de Claude Schopp est édité chez Phébus.

mardi 6 novembre 2018

octobre 2018

Je retourne à Lyon pour un nouveau stage de butoh, cette fois animé par Maki Watanabe (la compagne de Gyohei Zaitsu), et en discutant avec Brigitte C., organisatrice de l'événement, je prends conscience que j'ai du mal à dater ma dernière venue. Etait-ce au dernier stage donné par Gyohei en juillet 2017 ? Non, je me souviens d'un vilain temps incompatible avec ce mois d'été, et les détails que Brigitte me donne concernant le déroulé de ces journées me confirment que ce n'est pas cela.

Après vérification, je vois que c'est en avril 2017 que j'étais venu. Un carnet lyonnais ici en porte la marque. Depuis cette date, information pour les touristes, la fontaine Bartholdi de la place des Terreaux est visible, toute rénovée, et ses chevaux ont retrouvé leurs naseaux fumants. Quand j'habitais dans la ville, il y a trente ans, la fontaine n'occupait pas cet emplacement. Elle était située à l'opposé de l'Hôtel de ville, sur l'un des petits côtés de la place, et non pas comme aujourd'hui, au centre de l'un de ses grands côtés. Il me semble que la place en paraissait plus vaste. Ou alors en va-t-il de mes souvenirs de jeunesse comme de ceux de la petite enfance, où les dimensions qu'a enregistrées la mémoire sont souvent très exagérées par rapport à celles que la réalité nous montre par la suite quand on retourne sur les lieux visités dans le passé.
Maki Watanabe lors d'une performance à la galerie Jean Fournier, à Paris.

Cette fois, je n'ai fait aucune photo, ni de la ville, ni du lieu du stage, ni du charmant studio que j'occupais à deux pas de la salle de danse. Pour les amateurs, quelques images de Maki prises à une toute autre occasion : un happening à la galerie Jean Fournier, à Paris, lors d'une exposition de Fabienne Gaston-Dreyfus.

septembre 2018

Escapade à Mohammedia le temps d'une formation avec James Kepner, et quelques heures tranquilles  (un jour et demi) à Rabat.



août 2018

Escapade à Zurich le temps du Body and Freedom Festival. Histoire, au départ, de voir danser Gyohei Zaitsu, qui, finalement, ne se montrera pas. Qu'importe, la ville recèle de nombreux bonheurs.








vendredi 17 août 2018

derniers jours à l'Orangerie

L'exposition se termine le 20 août et ce serait vraiment dommage de la louper. 

L'abstraction américaine et le dernier Monet, c'est une petite sélection des peintres américains des années 1950 qui, à la suite du Monet ultramoderne des Nymphéas, vont développer une forme d'expressionnisme abstrait. On y retrouve des oeuvres des artistes évoqués dans le billet précédent (de Kooning, Pollock, Newman) mais aussi de l'incontournable Joan Mitchell, de Philip Guston, Morris Louis etc., alternant avec des toiles du maître de Giverny.
Les salles sont malheureusement petites et bas de plafond, mais c'est ainsi, c'est la vie.

L'expo est l'occasion de lire (ou de découvrir) les analyses pertinentes du critique Clement Greenberg et de se rappeler que certains, à l'inauguration de l'Orangerie, voyaient dans la série des Nymphéas  "la plus grave erreur artistique commise par Monet". Sans commentaire.

Ellsworth Kelly, Tableau vert, 1952.
Willem de Kooning, Villa Borghese, 1960.

jeudi 16 août 2018

les frondeurs de l'art

  
  Page 343. "Le grand événement du monde de l'art en 1973 fut la vente aux enchères Scull chez Sotheby Parke Benet, le 18 octobre. A cette occasion, l'une des peintures qu'Andy avait réalisée au début des années 1960 partit pour 135 000 $, battant son record. Andy était content, mais pas tant que cela : un Jasper Johns atteignit les 250 000 $, écrasant le record de toutes les oeuvres contemporaines jamais vendues aux enchères, plus qu'un Kooning à 180 000 $ ou un Barnett Newman à 155 000 $. [...]
     La vente Scull représente un cap dans l'histoire du monde de l'art. Ce fut la première vente d'art contemporain a attirer un vaste public, et pas seulement les marchands d'art ou les collectionneurs, les gens se battaient pour entrer chez Sotheby's comme ils se battraient plus tard pour entrer au Studio 54, des caméras de télévision enregistrant toute cette pagaille.
     Ce fut également la première protestation des femmes artistes à un événement artistique, car aucune des 50 oeuvres n'appartenait à une femme. Ce fut aussi la dernière fois où des artistes, menés par Robert Rauschenberg qui brandissait une pancarte ("SCULL EST UN PORC"), protestaient contre la commercialisation de leurs oeuvres par des collectionneurs."

     Page 667. "Je suis quasi sûr que l'idée des Piss Paintings provient  d'amis qui lui ont raconté ce qui se passait au Toilet*, puis qu'elle a été renforcée par la vision des punks pissant dans sa galerie parisienne le soir du vernissage**. Il connaissait aussi la fameuse scène du film de Pasolini sorti en 1968, Théorème, ou un artiste en herbe urine sur ses tableaux. "C'est une parodie de Jackson Pollock", m'expliqua-t-il, faisant référence aux rumeurs selon lesquelles Pollock pissait sur une toile avant de la livrer à un marchand d'art ou à un client qu'il n'aimait pas."

*The Toilet était une boîte gay à NewYork (400 W. 14th Street) qui, comme son nom l'indique, était dévolue aux pratiques uro.
** Il s'agit du vernissage de l'exposition Hammer and Sickles, en mai 1977, chez Daniel Templon. Le vernissage avait été troublé par l'arrivée de dizaines de punks.

Extraits du livre Holy Terror (Andy Warhol confidentiel), de Bob Colacello, édition Séguier. 

samedi 28 juillet 2018

la cuisine du ciel

Mon balcon après l'orage de grêle.
Je ne sais pas s'ils portent un nom spécifique ces grêlons de grosse taille qui sont tombés hier, mais comme rupture avec la canicule, c'était contrasté. 

Du côté de la courette où donnent les fenêtres de l'entrée et de la cuisine, j'ai craint que les vitres n'explosent sous les coups. Mais juste après l'orage qui avait empli de glaçons les jardinières d'herbes aromatiques, c'est l'odeur qui était le plus marquant : de basilic un peu, mais surtout de persil, comme si je venais juste d'en hacher un bouquet. Mais c'est miss Météo, la capricieuse, qui s'en était chargée.

mardi 26 juin 2018

de l'amour

C'est une petite perle qui m'a été révélée par mon amie N., qui fut longtemps égyptienne d'adoption et que je connus au Caire, l'année même où je découvrais l'Egypte.


Je me suis délecté à l'écoute de ces émissions radiophoniques datées de 2011 (13 épisodes de quelques minutes), hésitant à en publier le lien ici, puis décidant ensuite par malice que je le ferai pour la fin du ramadan. Malice, car, vous l'écouterez, on y décrit des pratiques plus haram que halal : il y est question de la vie sexuelle d'Ayman.
Mais pour qui connaît ce pays, c'est l'autre intérêt de l'interview, il est dit aussi beaucoup de choses sur l'Egypte, en très peu de mots, et dans une langue délicieuse chargée d'émotions. C'est ici, sur le site d'Arte radio...

Pourtant, malgré mon projet, à l'heure de l'Aïd je n'étais pas devant ce clavier mais parti rejoindre N. à Naples, sa nouvelle patrie. A mon retour le ramadan se rappelait à moi sous les traits du coeur sucré de Zozo, la mère de M., qui me faisait remettre par son intermédiaire ma part de douceurs rituelles.

Ainsi donc seront réunis dans ce billet la chaste Zozo et le chaud Ayman, sous le signe de l'amour.

mardi 12 juin 2018

histoires d'Aury

Je reviens encore sur l'extrait du texte de Pauline Réage, dont plusieurs lecteurs ont aimé la beauté sans connaître l'auteur, ni le contexte de son écriture.


Pauline Réage est l'auteur d'Histoire d'O, roman érotique qui fit scandale a sa sortie, en 1954. Le livre est écrit sous pseudonyme et, à cette époque, on peine à le croire l'oeuvre d'une femme. Certains soupçonnent Jean Paulhan, dépositaire du manuscrit, de se dissimuler sous cette identité féminine.

C'est bien Dominique Aury pourtant qui l'a griffonné page après page le soir dans son lit ("Elle écrivait encore à l'heure des boueux, et de la petite aube."), comme elle le raconte notamment dans ce texte, Une fille amoureuse, publié en 1969 conjointement à Retour à Roissy, une sorte de suite courte à Histoire d'O.

Roissy est, dans Histoire d'O, le lieu secret et fermé où René, l'amant de O, l'amène pour la livrer à d'autres hommes, d'autres femmes, et aux affres (ou aux plaisirs) de la soumission.
Roissy n'évoque pas alors l'aéroport que nous connaissons aujourd'hui, la construction de celui-ci n'est décidée qu'au milieu des années soixante : c'est juste un petit bourg tranquille que Dominique Aury aperçoit un jour en promenade ([...] et ce Roissy-en-France aperçu au cours d'une brève randonnée de printemps) dans cette région d'Ile-de-France qu'elle affectionne et qui lui fera choisir son pseudonyme sur une carte, Réage étant le nom d'un autre lieu.

Une fille amoureuse, qui raconte la genèse d'Histoire d'O, est un texte empreint de nostalgie, car Dominique Aury le rédige alors que Jean Paulhan, son amant de longue date, se meurt lentement à l'hôpital. Retour à Roissy, dont le préambule prévient "Les pages que voici sont une suite à l'Histoire d'O. Elles en proposent délibérément la dégradation et ne pourront jamais y être intégrées" est une oeuvre de fin. Autant le premier roman peut être lu comme une sacralisation de l'amour absolu, idéal, quasi mystique, autant le Retour est le récit du doute, de la peur de la trahison, de l'abandon et finalement de la perte.

Ce que peu savent, c'est que Dominique Aury n'est pas le véritable nom de cette femme à la mise austère (Il fallait maintenant [...] reprendre le harnais strict, la muette douceur coutumière), coeur fidèle qui aima sans se préoccuper du genre.

Avant sa longue relation avec Jean Paulhan, Anne Desclos avait vécu une passion avec Thierry Maulnier, écrivain et journaliste de droite, et c'est à son conseil, dans ce milieu où l'usage du pseudonyme était alors très répandu, qu'elle avait publié ses premiers articles de presse devenant ainsi Dominique Aury.

Dans les dernières lettres qu'elle écrit à Paulhan, comme un retour à elle-même, parfois elle signe de son prénom d'origine, Anne.

lundi 11 juin 2018

projection privée

Quand j'ai lu la première fois le texte de Pauline Réage dont j'ai publié un extrait dans le billet précédent, j'ai arrêté ma lecture immédiatement après cette phrase : "Et le temps vient où l'on ne peut plus séparer le bruit des paroles et des soupirs d'avec le bourdonnement continu des moteurs et le chuintement des pneus qui montent de la rue". Ces mots ont réveillé les souvenirs d'escapades amoureuses indissociables du trafic de la rue.

Deux photos repeintes, des oeuvres signées Lou Goaco, datées de 1991. Le dessin du serpent
est réalisé au Bic directement sur le modèle. 

Ca se passe au début des années quatre-vingt dix. J'ai régulièrement des rendez-vous érotiques rue Monge. L'appartement se trouve en hauteur d'un immeuble haussmannien, quatrième ou cinquième étage, je ne m'en souviens plus : une chambre, un salon et une grande cuisine ouverte où se tient une table ronde sympathique.
La chambre est à gauche en entrant. Les rideaux y sont toujours tirés quand j'arrive. Elle n'est pas très spacieuse : un lit, une armoire, un petit bureau qui soutient un terrarium (qui abrite un python, mais cela est une autre histoire).

C'est une chambre d'amour. On y fait et défait l'amour. On le fait longtemps, car nous sommes jeunes. Et après, il y a cette fatigue énorme, physique et émotionnelle, satisfaisante, un peu écoeurante parfois. Les membres ont une lourdeur particulière, et ce poids ressenti n'empêche pas le sentiment contraire d'être léger, un peu cotonneux. On regarde son corps allongé sur le lit et celui de l'autre, les parties de soi et de l'autre superposées, partagées, celles qui sont disjointes, qui cherchent la fraîcheur loin sur les draps.
Moi, je scrute aussi une drôle de chose, un étrange petit mouvement que je n'identifie pas la première fois que je le remarque : à l'autre bout de la pièce, au-dessus de la fenêtre, une bande de lumière sur le plafond semble animée de couleurs. C'est le jour, arrêté par les lourds doubles-rideaux, qui crée une bande lumineuse sur le plafond, juste au-dessus de la tringle de bois cylindrique qui supporte voilages et étoffes.
Je ne connais pas l'explication scientifique du phénomène que j'observe cette fois où, intrigué, je m'approche de la fenêtre, mais j'imagine que le verre des carreaux a son rôle à jouer : ce bandeau de lumière est en réalité la projection de ce qui se déroule dans la rue. Sur le plafond, dans le faisceau lumineux, les petits rectangles de couleur, que je voyais animés comme des insectes, sont les voitures qui roulent en ce moment même en bas, rue Monge. Interloqué, je constate qu'on les distingue clairement, minuscules, vues du dessus avec leurs capots, le pare-brise, mais aussi d'autres détails de la rue, les auvents des boutiques, les passages piétons etc.

J'ai pour toujours cette image en tête : les corps ocre abrutis d'amour, la chambre et les rideaux bistre et ce trait presque aveuglant en hauteur, qui s'anime de façon imperceptible de la vie d'en bas. Le tout dans l'odeur sableuse, doucereuse, de la demeure du python.

mercredi 6 juin 2018

le bruit des soupirs

"Une fille amoureuse dit un jour à l'homme qu'elle aimait : moi aussi je pourrais écrire de ces histoires qui vous plaisent... Vous croyez ? répondit-il. Ils se rencontraient deux ou trois fois la semaine, et jamais aux vacances, et jamais aux fins de semaine. Le temps qu'ils passaient ensemble, chacun le volait à la famille et au travail. Les après-midi de janvier et de février, quand les jours allongent et que le soleil envoie de l'ouest des reflets rouges sur la Seine, ils se promenaient sur les berges, quai des Grands Augustins, quai de la Tournelle, s'embrassaient sous l'ombre des ponts. Un clochard une fois leur a crié : Vous voulez qu'on vous paie une chambre ? [...]
Restaient les chambres en effet. La même plusieurs fois de suite. Ou d'autres, selon le hasard. Il y a d'étranges douceurs dans le maigre éclairage des chambres à louer dans les hôtels de gare ; le luxe modeste du grand lit, dont on abandonne en partant les draps défaits, a ses charmes. Et le temps vient où l'on ne peut plus séparer le bruit des paroles et des soupirs d'avec le bourdonnement continu des moteurs et le chuintement des pneus qui montent de la rue. Pendant plusieurs années, ces haltes furtives et tendres, dans le répit qui suit l'amour, jambes mêlées et bras défaits, avaient été bercés de ces racontages et si l'on peut dire de ces récitages, où les livres ont la première place. Les livres étaient leur seule entière liberté, leur commune patrie, leurs vrais voyages ; ils habitaient ensemble les livres qu'ils aimaient comme d'autres une demeure de famille [...]."

Extrait de Une fille amoureuse, Retour à Roissy, Pauline Réage, Jean-Jacques Pauvert (1969)

vendredi 1 juin 2018

je suis fol(le)(s)

Elle est folle, et je pense que je le deviens aussi.

Si cela fait longtemps que je n'ai pas reproduit ici d'exemples de conversations tenues avec ma mère, c'est que sa folie rend cette restitution très difficile. 

Auparavant je notais quelques phrases que nous avions échangées, et plus tard je pouvais reconstruire la conversation que nous avions eu. Une forme de logique rendait l'exercice possible, qui a maintenant tout à fait disparue.

L'autre soir elle me racontait encore une suite absurde d'événements qu'elle aurait vécus dans la journée, et faisant à nouveau le constat que j'allais tout oublier j'ai pris conscience que je pourrais l'enregistrer. J'ai regardé mon iPhone comme une poule qui a trouvé un couteau - je n'avais encore jamais utilisé la fonction dictaphone - et j'ai réalisé deux essais d'enregistrement avec elle, dont l'un que j'ai partiellement effacé par mégarde.

Le soir, rentré chez moi, j'ai réécouté ces moments passés avec ma mère à peine quelques heures plus tôt.
L'expérience a été celle-ci : j'ai été saisi, stupéfait de sa dinguerie. Comme si, en sa présence, appuyé sur la priorité donnée à l'interaction, l'esprit rationnel en quelque sorte anesthésié par la volonté de laisser place à ce qui advient, je perdais toute notion du normal et de l'anormal, du fou et du non-fou. Et que, dans l'après-coup, éloigné de l'exigence de créer du chaleureux pour ma mère, ne me restait que des bouts de bois carbonisés sans pouvoir imaginer qu'ils avaient porté les flammes d'un feu réconfortant.
Et l'expérience a été double : j'ai été saisi, stupéfait de ma propre dinguerie (lire ici ma capacité, peut-être, à devenir timbré, et comme une inquiétante acceptation de l'absurde).

Rétrospectivement j'ai mieux compris le regard qu'une soignante me portait l'autre soir. 
Au moment où j'allais quitter la maison de retraite, une pensionnaire qui se tenait vers la porte, visiblement nouvelle dans le lieu, m'a demandé si elle pouvait sortir avec moi. Maria, l'une des femmes chargées du coucher, qui était là, m'a informé que cela faisait déjà trois fois qu'elle remontait cette femme dans sa chambre, sans résultat. Je la sentais prête à l'empoigner une quatrième fois pour la tirer de force vers l'ascenseur.
La vieille dame présentait l'énergie et la conscience diffuse de l'étrangeté de sa présence sur place que montrent souvent les nouveaux pensionnaires. Elle m'expliqua avec fermeté qu'elle devait sortir car son mari allait la chercher partout. Elle n'avait "pas l'habitude de rentrer dans un hôtel et de ne pas en sortir, n'est-ce pas ?"
Voulant l'éloigner de la porte d'entrée et faire en sorte qu'elle s'installe calmement sur l'un des canapés que recèle le lobby, je suis rentré en conversation avec elle naturellement, marchant à ses côtés en écoutant ses arguments farfelus et y répondant comme si de rien n'était. J'ai même évoqué l'intelligence de son mari, qui, nous le savions bien, n'allait pas manquer d'être un atout pour qu'il la retrouve.

Quand la vieille dame fut rassurée et assise, je suis parti tranquillement. Maria me regardait inquiète pensais-je, "comme si j'étais dingue".

Alors que c'est moi qui ne me rend plus compte que, par moment, je deviens réellement fou.





mercredi 23 mai 2018

un truc en plume

On m'a offert un bouquet de fleurs un peu théâtral que j'ai, au bout de quelques jours, simplifié en ôtant les espèces qui le verdissaient et lui donnaient un air Napoléon III, pour conserver un ensemble de végétaux groupés autour de jolies pivoines. Celles-ci, c'est leur destin, se sont lentement ouvertes puis effritées sans bruit sur le plancher où était déposé le vase.


Un temps, les pétales sur le sol semblaient le reflet des fleurs du bouquet, donnant l'illusion d'un parquet hyper-ciré (ce qu'il n'est pas) ou d'un plan d'eau. Puis, lentement, leur accumulation a pris l'allure d'un amas de plumes, me rappelant l'image du disque Diva, d'Annie Lennox, et le clip de Why (1992). Musique!






mercredi 16 mai 2018

The Rider

Il m'est arrivé ce week-end une chose amusante qui m'a rappelé une scène de la fin de l'été dernier.

N., qui était à Paris, me faisait part de son désir de voir "Petit Paysan" : j'en étais surpris, je n'imaginais pas qu'elle en avait entendu parler (c'était bien avant la célébrité acquise par le film grâce aux césar) et, surtout, j'avais moi-même très envie d'aller voir ce long-métrage, tout en étant persuadé qu'il ne jouait plus dans aucune salle de la ville. Par avance dépité, j'avais tout de même consulté Internet... pour constater que le film de Charuel était en réalité projeté le lendemain même dans une salle à 10 minutes de marche de chez nous.

De la même façon, ce samedi, j'étais au téléphone avec A., citant deux films que j'aurais bien aimé voir si, comme je l'imaginais encore, ils n'étaient sûrement plus visibles nulle part. Pianotant sur ma tablette, je me suis alors rendu compte que l'un était programmé dans une salle du quartier le soir même, et le deuxième dans un autre cinéma encore plus proche le lendemain en début d'après midi !!!

Voilà comment j'ai eu la joie de visionner le magnifique "The Rider", de Chloé Zhao, cinéaste remarquée pour sa réalisation précédente "Les Chansons que mes frères m'ont apprises" (2015). Je crois que c'est la première fois que je vois une telle file d'attente devant le Brady.

"The Rider", sorti en 2017, multi-primé, est l'un des films les plus existentiels qui soient. Les amateurs y retrouveront les thèmes de la finitude, de la solitude, de la recherche de sens, de la perfection et de la liberté... Petit clin d'oeil à l'anecdote citée ci-dessus, "The Rider", comme "Petit Paysan", débute par une scène de rêve peuplée d'animaux.

C'est une fiction très peu romancée, au plus près de la vie du jeune héros qui joue son propre rôle :  amateur de rodéo et surtout incroyable dresseur de chevaux sauvages, il est, à la suite d'un accident lors d'une compétition, interdit de chevauchée par les médecins.
Dans son environnement proche : ses potes de rodéo (dont Lane Scott, si salement amoché), son père un peu looser, le souvenir de sa mère enterrée non loin, sa soeur qui semble présenter des traits autistiques..., eux aussi mis à contribution par la réalisatrice pour incarner cette fiction décalque de leur vécu. Au générique, on découvre leurs noms quasiment ou parfaitement identiques aux noms de leurs personnages, signalant ainsi la troublante condition des hommes tiraillés entre la (dure) réalité et leurs rêves.

Alors, réél ou imaginaire, qui va gagner ? C'est vraiment du rodéo. A voir.


jeudi 10 mai 2018

rêve noir


"Tu n'es pas très généreux avec ton blog en ce moment..." me balance une amie. Oui, c'est le moins que l'on puisse dire : 9 avril la date du précédent billet, je rentre sous terre.
La dernière image que j'ai voulu publier ici (juste avant de partir en province un de ces week-ends sans train, qui précédait un autre départ en vacances pour une semaine cette fois) est une image voyageuse.

Elle m'a été envoyée il y a peu par une amie, N., qui l'a retrouvée dans ses souvenirs d'enfance à la faveur d'un séjour dans sa famille. C'est la carte d'une de ses camarades de l'époque. Au dos est inscrit, d'une jeune écriture : Abidjan, le 21/2/73.
Connaissant mon goût pour l'image, N. a gentiment voulu partager celle-ci avec moi. Je vous en fait profiter aussi : son voyage continue.

La légende de la photo, imprimée au verso par l'éditeur de la carte postale, indique : AFRIQUE EN COULEURS Bébés dans le coton.
Mon esprit a réalisé un trajet que j'imagine être celui du spectateur lambda : la première seconde comme conquis d'avance par une "mignonnerie" imparable (jolis bébés noirs sur douceur blanche), puis très vite une forme de malaise à considérer l'inconfort des bambins qui pleurent et cette matière cotonneuse qui, loin d'être duveteuse, semble au contraire bien rêche et suscite l'imagerie des esclaves dans les plantations de coton. Bref, travail d'enfants africains non payés au profit d'une entreprise de cartes postales parisienne aux temps de la Françafrique. La "mignonnerie" s'éloigne...

Ce qui m'incite à prendre le temps de publier l'image, outre son intérêt intrinsèque, c'est un rêve très étrange que j'ai fait à Ibiza où j'étais la semaine passée. A la fin de ce songe dont les péripéties m'échappent, j'avais donné naissance à quantité de bébés égyptiens. Je ne sais pas de quelle manière je les avais accouchés, mais il était certain qu'ils venaient de moi. Ils étaient tous fort noir de peau, et assis par terre autour de moi, en cercle, comme des poupées, un peu comme le bébé de droite sur la carte postale. Je pense à posteriori que c'est cette image qui a nourri le rêve.
En fait de poupées, c'était des poupons : entre leurs jambes potelées ils arboraient tous sans exception un sexe de taille respectable, lourdement posé sur le sol.

lundi 9 avril 2018

perdue dans l'espace

Le temps qui passe...
Voilà un moment que je n'ai plus donné ici de nouvelles de ma mère. Mais parler d'elle, c'est reproduire ce qu'elle me donne a vivre ; cette répétition, cette redite, que j'ai déjà étalée au fil des billets du blog. Un ennui pathétique et parfois rigolo, un ennui de clown. Ma mère est un clown, qui trompe la mort par une pirouette, roulement de tambour, roulement de tendresse, paf ! elle bute sur un mot, elle répond n'importe quoi, elle rit aux éclats : "C'est parce qu'on en a besoin", commente-t-elle justement.

"Je radote, je radote depuis quarante ans", affirmait la chanteuse Barbara à la radio lors d'une interview que j'écoute depuis un CD qu'une amie précieuse m'a offert. Je me demande combien de temps je vais radoter moi aussi, aux côtés de cette petite dame aux cheveux blancs et au sourire éclatant. 

Elle vit dans une chanson d'amour. Elle ne se rend pas compte que les chansons d'amour sont souvent tristes. Aucune importance, elle est heureuse. Elle les mélange, enchaîne le couplet de l'une avec le refrain de l'autre. Les paroles lui échappent mais elle n'a perdu aucune note, les mélodies sont intactes. Elle conserve quelques vers cependant, qu'elle utilise n'importe comment mais aussi à bon escient. Quand elle est contente, elle affirme "ça voulait dire, on est heureux", phrase extraite de La Bohème, de Charles Aznavour.

Ce torrent d'amour musical à ses limites. Re-paf! Cette fois elle a balancé une bonne grosse claque à Marie-Louise, une des aidantes du soir, qui voulait la ramener dans sa chambre. Le clown a ses quarts d'heure rebelle. "Qu'est-ce qu'elle nous emmerde !",  ça c'est destiné à une autre femme du personnel, jugée trop bruyante. C'est sélectif : dès que son regard se reporte sur moi, elle revient à sa phase bonheur. "Toi sans moi, c'est impossible. Jamais", reprend-elle joyeuse.

Et évidemment je mens un peu : ça a l'air de se répéter, mais ça s'effondre, ça fond, doucement. Les choses les plus simples ont des allures de Rencontres du troisième type.
Comment faire comprendre à cette extra-terrestre qui ne parle pas ma langue et ne comprend pas la signification des gestes, qu'elle doit se laver les dents ? Ou, puisque le mime du brossage a semblé lui évoquer quelque chose ce soir, qu'elle doit se rincer la bouche pleine de dentifrice ensuite ? Et que cette petite brosse ne sert pas du tout à nettoyer le lavabo ?
Son vaisseau spatial s'éloigne lentement. Il tourne toujours autour de nous, répète ses grands cercles, mais s'éloigne inexorablement dans l'espace, chaque jour un peu plus.
On sait qu'il n'y aura pas de retour, que des jours de départ.

Inutile de lui chanter : "Dis, quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?" Nous, on sait que les chansons d'amour sont souvent tristes.

les grands enfants

Un midi, où je déjeune comme souvent tardivement, décalé des horaires de la masse des employés de bureau, mais quasiment en début d'après midi ce jour-là, je me décide à essayer un resto de mon quartier où je ne serais encore jamais allé. J'hésite une seconde devant une brasserie où, récemment, j'avais vu entrer Mélenchon du pas de l'habitué, puis, finalement, j'opte pour un lieu au style indéterminé qui propose des plats du jour et paraît servir encore à cette heure clairement "hors déjeuner". 
Fréquemment je travaille ou je lis en mangeant : cette fois ma conscience professionnelle me pousse à visionner sur mon mobile, écouteurs dans les oreilles, les vidéos d'un artiste musicien. Aussi je capte de façon imprécise, plus que je ne la comprends, la scène qui se déroule à côté de moi. Un couple, devancé par un petit garçon à l'allure déterminée, qui s'installe à une table, il est question d'une commande de crêpes. 

Plus tard, alors que j'ai cessé cette écoute musicale, je vois arriver la commande de cette table voisine, et me rend compte que j'avais imaginé la crêpe pour l'enfant. Pas du tout. Les deux adultes reçoivent chacun une crêpe, et l'enfant les regarde bras croisés, lui il ne veut rien.
-"Ah! dit-il se penchant leurs assiettes, vaguement surpris, y'a plein de sucre !"
-"Oui, répond le père avec gourmandise. Tu veux y goûter ?"
-"Ah non !", réplique vivement l'enfant, affichant une mine dégoutée.

Cette anecdote m'a marqué car, quelques jours auparavant, j'avais entendu un échange adulte-enfant, furtif, qui m'avait fait sourire sur le même mode.

C'est dans l'embrasure d'une porte d'hôtel ou d'immeuble devant laquelle je passe que se tient l'adulte, un trentenaire plutôt grand qui est appuyé au mur de pierre. Il parle à son enfant, sur le trottoir, qui lui arrive au genou.
-"Mais si tu veux on peut jouer..."
-"Oui d'accord, répond l'enfant en se détournant de son père et en tripotant le doudou qu'il a en mains. Mais alors on joue pas au chat perché parce que t'es trop nul au chat perché."

dimanche 18 février 2018

l'abîme des ans

J'évoquais il y a quelques jours l'association de Daho avec mon ami C.
Il y a évidemment plein d'autres choses qui me rappellent des souvenirs partagés avec lui, et parmi celles-ci, celle qui me trouble le plus est l'odeur du cuir de mon Perfecto.
J'imagine que ce qui me fait utiliser le mot troublant, c'est la surprise, chaque fois, de l'association mnésique (un surgissement)  et le fait qu'elle se manifeste via ce sens si animal qu'est l'odorat.

J'ai acheté ce Perfecto en 1988 ou 1989. A l'époque, l'odeur du cuir neuf était sensible, d'autant plus quand la peau était exposée à la chaleur, si par exemple je portais ce blouson sous le soleil où dans un environnement confiné (je me souviens par exemple que quelqu'un m'avait fait une réflexion sur cette odeur à l'occasion d'un vernissage, dans ces années-là).

Depuis lors, non seulement le cuir a vieilli, mais je ne porte plus très souvent cet habit (que j'aime beaucoup, mais que je réserve plutôt aux déplacements en vélo les jours de pluie), et encore moins au soleil. A l'époque, je l'emportais couramment avec moi en été au bord de la mer : la mode n'était d'ailleurs pas de fouler le sable en tongs légères mais plutôt en boots de motard.

Tout cela pour dire que je ne suis plus guère exposé à l'odeur du cuir de ce Perfecto, maintenant discrète, et que lorsque cela arrive, comme il y a quelques jours quand je l'ai passé sur moi, c'est vraiment une surprise et cela me téléporte d'un coup dans d'autres lieux et d'autres temps associés à C.

Si je raconte tout cela ce n'est pas suite au message précédent concernant cet ami mais plutôt pour cette anecdote vécue il y a quelques jours dans un ascenseur.

Cela se passe dans une entreprise où j'interviens de façon régulière. J'entre dans l'ascenseur, vêtu de mon blouson, suivi par quelqu'un que je connais de vue : une silhouette de footballeur américain, mais en surpoids et ramollie, presque fondue, affublée de tout un tas d'articles de mode voyants et superflus, et d'une voix d'adolescente maniérée.

Soudain je l'entends dans mon dos me demander :
- "Votre Perfecto, il est vieilli ou bien vous l'avez acheté maintenant d'occasion ?"
Il ne me faut qu'une demi-seconde pour comprendre tout ce que cette question recèle.
-" Non, dis-je. Je l'ai acheté neuf quand j'étais jeune..."
-"Ah bon, vous l'avez gardé tout ce temps ?!!"
-"...Oui... En fait c'est moi qui suis d'occasion."

lundi 12 février 2018

où est passé Sda ?

Je lis peu la presse, et comme je n'ai pas la télévision, c'est la radio qui me tient le plus souvent au courant des remous du Monde. La radio, et les portails d'information Internet, bien que ceux-ci me vaillent couramment des fous rires : c'est leur rubrique culture, où il n'est quasiment que question de stars de la télévision dont j'ignore même le nom, où d'affaires tel le testament de Johnny dont l'aspect culturel ne me saute pas aux yeux, qui déclenchent mon hilarité moqueuse.

Bref. Hier les quelques échos concernant la cérémonie des Victoires de la musique m'ont amené à regarder une vidéo où Eddy de Pretto, Juliette Armanet et les BB Brunes reprenaient des airs de Daho. Bon, c'est vraiment difficile de chanter du Daho (ce n'est pas la peine que je partage ce medley sur ce blog), et j'ai donc eu envie de réentendre la version d'origine du "Premier Jour". Le clip est très étrange, je ne le connaissais pas et j'ai cru, au début, être victime d'un mauvais lien. Le voici ci-dessous.


En réalité, ce billet est une sorte de circonvolution autour d'une absence que je me retiens depuis un moment de matérialiser ici. Daho me fait irrémédiablement penser à mon ami C. C., plus connu des habitués du blog sous le pseudonyme de Sda, le Seigneur des anonymes. Quand je vois Daho chanter, je vois C. faire de même à l'aéroport, dans la cuisine, sur le chemin de la plage...
Re-bref : où es-tu passé, Sda ?

mardi 6 février 2018

bain de soleil

Rentré il y a peu en France, j'ai trouvé la transition difficile, mais ma première semaine de travail (très) intense a été suivie d'un plaisir rare : grâce à ma bonne fée M., j'étais averti depuis longtemps de la programmation du film The Swimmer au Forum des images, aux Halles, à Paris.

Il a fallu de la patience pour mériter ce joyau, car le projectionniste faisant défaut, la séance a commencé avec trois quarts d'heure de retard. J'ai profité de cette attente pour relire ce que j'avais dit de ce film sur ce blog, ce que je ne fais que rarement (ici et là pour la bande annonce). C'est toujours amusant et troublant pour moi de retrouver ces articles d'un temps où j'écrivais beaucoup et régulièrement. Cependant je ne suis pas arrivé à retrouver d'où m'était venu mon intérêt subit pour John Cheever.

Le film, dont il vaut mieux ne pas dévoiler le scénario pour garantir aux futurs spectateurs le plaisir de la découverte, voire de la surprise, peut tout de même être décrit pour ce qu'il est : une étrangeté. 

Par sa forme déjà. J'ai déjà décrit ici le Technicolor d'époque qui, aujourd'hui, prend des allures de manifeste esthétique. L'autre bizarrerie formelle vient du propos lui-même, qui suppose un héros (Burt Lancaster), filmé du début à la fin en maillot de bain, alors qu'il partage pratiquement toutes ses scènes avec des partenaires habillés. 
En effet Neddy, le personnage principal, décide de rentrer chez lui à la nage, c'est dire en passant par toutes les piscines qui se trouveront sur son chemin jusqu'à sa maison. L'idée est déjà saugrenue. Ce drôle de chemin faisant, moitié courant dans les bois pieds nus, moitié se jetant dans des bassins privés et même dans la piscine municipale, Ned Merrill côtoie des Américains aisés, sirotant des drinks et faisant la fête dans leur jardin, qui, eux, affichent un look sixties plutôt apprêté. Nous sommes dans la banlieue huppée du Connecticut et la piscine, avec ses accessoires, est un marqueur du standing de ses propriétaires.




Il est difficile de ne pas penser à l'imagerie de Tarzan à voir cet acteur en culotte taille haute sans arrêt à l'écran, et les scènes les plus inattendues s'enchaînent, que ce soit Burt Lancaster faisant la course avec un cheval ou mimant le saut de haie en compagnie d'une jeune fille, ancienne baby-sitter éperdue. Les situations sociales autour des piscines sont également pleines de bizarrerie, le héros montre des réactions ou des attitudes tout à fait imprévues, et le spectateur doit continuer d'accepter avec toujours plus d'incrédulité l'irruption de cet homme à demi-nu, sourire Colgate aux lèvres, dans les lieux les plus divers.
Bref, c'est vraiment un petit moment de cinéma très jouissif. 

Après-coup j'ai appris que c'est Sidney Pollack qui avait terminé le tournage du film, généralement crédité au réalisateur ayant commencé le job, Frank Perry. L'extrait ci-dessus est un caméo de John Cheever, c'est-à-dire la figuration de l'écrivain dans le film : c'est bien sûr l'homme de droite.

dimanche 28 janvier 2018

vues sur Bangkok, suite

Pour le plaisir, les deux derniers paysages aperçus depuis les fenêtres lors de cette fin de séjour...


mercredi 24 janvier 2018

chapitres


"[...] Je n'enchaîne jamais un livre après un autre, j'attends quelques jours de me préparer au dépaysement, pour les mêmes raisons qu'on reste silencieux en sortant d'une séance de cinéma ; je passe une frontière qui m'impose une quarantaine." 
Au cours de ce voyage je n'ai bien sûr pas observé cet usage, décrit par Catherine Millet dans "Jour de souffrance " (éd. Flammarion) bien que je lui reconnaisse sa justesse. Je ne disposais pas de ce temps de latence interstitiel.

J'ai donc fait suivre les lectures les plus hétéroclites. "Sexotherapies", de la journaliste Elsa Fayner, dont le pluriel du titre ne laisse  pas présager que l'on va suivre la pratique d'une seule thérapeute, et qui, je l'avoue, ne m'a pas appris grand chose. "Jour de souffrance", déjà cité. "Sur la plage de Chesil", de l'anglais Ian McEwan, que j'avais acheté par curiosité, ne connaissant rien de cet auteur. Un livre que je ne ramènerais pas dans ma valise,  de même que celui de l'irakien Sinan Antoon,  "Seul le grenadier". "Les Rameaux noirs", de Simon Liberati (éd. Stock) , dont j'attendais beaucoup et qui, forcément, a déçu cette attente. J'imaginais une nouvelle family affair autour de son père,  dont j'avais lu expressément le livre "Vieux Capitaine" (Les éditeurs français réunis, 1958), mais ce n'est ni l'objet ni le ton de cet ouvrage. Enfin je commence un autre Millet, "Une enfance de rêve" (Flammarion également) ,  ce qui confirme mon goût du récit,  et plus particulièrement du roman familial... Une addiction ?

Mais la question qui s'est posée de façon aiguë était aussi celle du bon enchaînement des massages. Trouver le bon équilibre (tête, corps,  pieds...), la bonne fréquence. Citons-en les auteurs : Jeam, Maew,  Aui,  King... 

lundi 22 janvier 2018

Paris, Bangkok, Ko Samui, Bangkok

J'ai assez bien respecté mon programme de départ. Ne rien faire. Sinon lire, nager, dormir, manger, se faire masser, ces quasi non-activités combinées de multiples façons.

Écrire ne figure pas dans la liste, je contreviens donc à ce principe d'origine,  mais celui-ci devait par ailleurs s'assouplir puisque je m'etais engagé à rendre visite à une amie installée depuis quelques années à Ko Samui, et ce projet nécessitait du "faire" : prendre l'avion et paraître aimable,  par exemple.

Toute circonstance météorologique était la bienvenue pour cette sélection de non-activités qui se déroulent à loisir sous un soleil éclatant ou une averse d'Asie, étant entendu que la chaleur ici ne fait pas défaut.

De retour à Bangkok pour quelques jours, j'opère dans la ville,  comme la première semaine,  une forme de voyage intérieur : changer de quartier et d'habitat.
Voici une série des différentes vues qui se sont pour l'instant offertes aux fenêtres des chambres que j'ai occupées.