dimanche 20 janvier 2019

homo-alzheimerus

J'ai emprunté l'autre jour à une amie le livre d'Élisabeth de Fontenay, Gaspard de la nuit, suite de réflexions, en petits chapitres, autour de la figure de son frère autiste. Je crois qu'assez naïvement j'en attendais quelque chose proche du témoignage alors qu'évidemment, compte tenu de la personnalité de l'auteur, la tonalité en est clairement philosophique.

En tout cas j'ai trouvé quelques résonances à mes propres interrogations concernant le langage, sa signification, sa teneur.
" C'est une chose bien remarquable, qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leur pensées." Voici par exemple un extrait du Discours de la méthode, de Descartes, reproduit dans le livre.

Je me demande vraiment si, concernant ma mère, on peut toujours la créditer d'une pensée. Son langage, les histoires qu'elle raconte, son monologue entrecoupé de brides de chansons ne sont-ils pas plutôt l'expression de mouvements internes plus proches de la pulsion que de la réflexion ? Plus proches du réflexe ?
Il y a certains moments où je pourrais la croire définitivement devenue animale, ou rendue dans un entre-deux, comme ces singes malins à qui, a des fins d'expérience, linguistes et autres experts ont appris à réaliser des prouesses : reconnaître des mots, former des phrases etc. Comme ma mère le peut encore, ils sont à même d'exprimer des besoins, des intentions, des inclinaisons : vouloir une banane, désirer un câlin, exprimer le désagrément avec des images ou des pancartes correspondantes etc.

Au sens de l'intelligence propre, maman est bête comme une gentille bête. Elle ne comprend rien qui passe uniquement pas le langage : il faut lui parler + mimer + moduler sa voix...
Elle ne reconnaît pas le personnel de la maison de retraite, à qui elle adresse pourtant de chaleureux sourires selon les circonstances.
L'autre soir, en ma présence, un intervenant vient lui serrer la main en l'appelant par son prénom. Elle sourit, minaude, bafouille quelques mots incompréhensibles. Lui est ravi, il ne se doute pas qu'elle ignore complètement qui il est, et il veut sans doute aussi m'envoyer un message sur le mode "voyez comme on s'occupe bien d'elle, je connais son prénom..." Moi j'assiste à la scène avec un pincement au coeur, comme si je regardais un chien à qui on a appris à donner la patte.

Elisabeth de Fontenay dit encore à propos de son frère : "Très peu de signes viennent de lui, qui mériteraient qu'on s'exclame : cela, un animal ne l'aurait jamais fait."

De ma mère émanent de nombreux signes au contraire. Pour l'instant, si sa parole petit à petit se vide de raison, elle n'a rien perdu de sa capacité de communication.
Mais je repense aux dessins montrant l'évolution de l'homme à partir du singe, la silhouette simiesque se déroulant jusqu'à la station debout de l'homme. Bien obligé de se dire que maman marche à reculons.

Gaspard de la nuit, d'Élisabeth de Fontenay, est édité chez Stock.

mardi 8 janvier 2019

la langue et le sexe

Ce matin, en revenant du pressing, je tombe sur madame P. dans le hall de l'immeuble en train de feuilleter un livre que j'avais moi -même déposé là, la veille, à l'attention de qui le voudrait. Il s'agit de La Promesse, de la femme de lettres argentine Silvina Ocampo.
 
Madame P. est portugaise d'origine. Elle vit en France depuis une cinquantaine d'années, avec son mari que, bien que petite, elle dépasse en taille. Et en habilité linguistique aussi puisque son français est quasiment irréprochable, marqué d'un fort accent, mais que son homme, en comparaison, semble tout juste arrivé du pays. Il est sombre et les mots tombent de lui avec rudesse, comme des pierres se détachant d'une falaise.
Nous échangeons des voeux de bonne année, que madame P. m'adresse sans quitter des yeux La Promesse, puis elle ajoute : "Il y en a qui laissent des livres ici. "
-"C'est moi", lui révélè-je.
Car ces dernières semaines spécialement, j'en avais déposés souvent.
-"Ah, reprend madame P. d'un air gourmand, j'ai pris l'autre jour celui qui est tout écrit à la main." 

Je souris extérieurement et rigole intérieurement. Je vois très bien à quel ouvrage elle fait allusion. Il s'agit d'un gros cahier autobiographique dessiné par Joann Sfar, intitulé Si j'étais une femme je m'épouserais, et dont le bandeau de l'éditeur ajouté sur la couverture, "Six mois de psychanalyse", m'avait tapé dans l'oeil.

C'est de ce livre-là qu'était né l'idée du billet "sexe en public" puisque, lisant fréquemment en déjeunant ou en dînant dans des restaurants (dans des lieux publics donc), je m'étais retrouvé avec ce bouquin grand format étalé sur ma table : sans que la narration précédente m'en avertisse, de nombreuses pages se suivaient qui affichaient des croquis érotiques puis pornographiques. Correspondant avec une femme sur Internet, Sfar répondait à ses photos par des croquis érotiques, puis la jeune internaute s'enhardissait à lui envoyer des photos carrément scabreuses et les planches de Sfar leurs emboîtaient le pas. Pour n'être pas dérangeants mais plutôt élégants, les dessins n'en étaient pas moins de grande taille et fort explicites à côté de mon assiette, tout contre la table de mes voisins...

Devant madame P. je l'imagine avec cet ouvrage entre les mains. Je me demande si elle l'emporte dans son lit le soir à côté de son marido, et si elle est déjà arrivée aux pages érotiques, ce dont elle me donne confirmation en continuant :
- "Pour moi c'est bien parce que je parle français mais à l'écrit, ce n'est pas ça, je mets du temps à lire. J'en suis déjà à la moitié. "(Donc bien après les plans à trois et les doubles pénétrations...). 
"C'est tout écrit à la main", insiste-t-elle et elle fait de la main le geste d'écrire.
Je ne perçois pas très bien en quoi le fait que le texte soit entièrement manuscrit serait une aide à la lecture. Mais j'ai le sentiment que cela crée pour madame P. une familiarité, une proximité avec le texte qui soutient sa lecture.
Je me demande aussi si elle partage sa découverte avec son mari, car si pour lui la langue est plus ardue, reste le plaisir des images...

"La Promesse", de Silvina Ocampo, éditée de façon posthume en 2011, est publiée en France aux éditions des femmes (2017).
"Si j'étais une femme je m'épouserais", de Joann Sfar, est aux éditions Marabout, les deux précédents carnets sont chez Delcourt.