mardi 27 septembre 2016

le temps qui passe



C'est une patate, douce comme sa teinte brune rose. Elle est restée là, avec trois autres, dans un tiroir, en attendant la bonne recette qui lui donnerait un destin culinaire. Frites ? Velouté ? Un jour à midi, chez Balt, rue de Monsigny (une adresse sûre question goût pour des sandwichs et des plats à emporter ou à déguster dans la petite salle façon snack chic), j'ai testé une purée de patates douces métissée de choux rouges qui m'a fugacement donné l'idée de la plagier.
Et puis le temps a passé. Transformant ce volume inerte en chose vivante, vaguement inquiétante, odorante, lourde et archaïque alors même que s'en élèvent vivement des tiges comme des troncs de bonsaï dont s'échappent de petites feuilles, précises et légères, tremblotantes.
Ce pourrait être une planète miniature. Si j'en avais la possibilité, je resterais des journées entières devant cette création d'un monde, à regarder sans la discerner la croissance de ce bosquet primitif.
Mais je n'en ai pas le temps. Parfois je suis une patate.

mardi 6 septembre 2016

F comme

Figues et Fabienne (séance de pose dans l'atelier, je tâche d'être immobile, assis sur un siège recouvert de fausse fourrure tigre, et rêvassant aux sculptures de Baselitz. Finalement le portrait n'est pas concluant, l'artiste n'est pas satisfaite de son travail).


jeudi 1 septembre 2016

le surgissement

La seule chose qu'elle mémorise, ce sont les chansons. Les airs, mais aussi, plus curieusement, les paroles.

Alors qu'elle oublie la phrase que vous avez dite 45 secondes avant, elle est capable de se souvenir de bribes de refrain. De fragments seulement, mais ces petits riens sont considérables au milieu du désert qu'est devenu sa mémoire.

Je surprends ma mère en train de chantonner une chanson nouvelle (elle a dû l'entendre le jour même ou il y a peu au cours des activités proposées dans la maison de retraite), et, au milieu du lalala, surgissent quelques mots. Et lorsque je lui demande d'en retrouver d'autres - parfois je l'aide -, elle y arrive le plus souvent. Alors que d'ordinaire, si vous lui demandez de se rappeler de quelque chose, elle a perdu le mécanisme même de la réminiscence, elle n'a plus de mouvement réflexif.

Que son histoire soit en quelque sorte stockée en elle, voilà ce dont elle n'a plus conscience.
"Tu te souviens de ça, maman ?" Elle cherche les souvenirs en dehors d'elle. Regarde sur les murs en plissant des yeux, sur les étagères, sur la façade de l'immeuble ou sur les objets qui l'entourent, souvent les pointant du doigt.
Elle est vide. Elle se cherche en dehors d'elle.

Dessine-moi un mouton est devenu, sans préméditation,
dessine moi une chanson
Ce n'est pas tant qu'elle se souvient consciemment de la musique, c'est comme si c'était maintenant la seule chose qui émergeait d'elle, qu'elle reconnaisse comme venant d'une zone interne. Comme si le mécanisme du souvenir, altéré partout, était légèrement préservé pour une zone du cerveau qui correspondrait à une zone musicale.

J'ai tenté de m'appuyer là-dessus pour lui apprendre des choses, en inventant des chansonnettes ou des ritournelles porteuses d'information (par exemple, les jours de nos visites). Peine perdue, ça ne marche pas dans ce sens, ça fonctionne de l'intérieur vers l'extérieur, pas l'inverse. Il semble que si elle parvient à mémoriser les chansons entendues dans l'après-midi, c'est parce que ce sont des chansons qu'elle connaissait déjà. L'écoute a réactivé un savoir ancien, il n'y a malheureusement pas d'acquis nouveau.

L'autre soir j'ai voulu la faire dessiner. Il y a plus d'un an, à mon instigation elle avait réalisé un dessin, une sorte de petit gribouillis trilobé très étrange. Cette fois elle a pris les feutres, et pendant trente minutes, elle a lu le texte porté sur le corps des stylos et sur le livre que je lui avais donné pour s'appuyer dessus, malgré mes demandes répétées d'un dessin. Puis, quand un peu lassé je lui ai donné l'idée qui me paraissait la plus simple : "dessine-moi un bouquet, dessine-moi des fleurs", elle a continué à chercher à l'extérieur d'elle-même, à divaguer en regardant ici et là pendant un moment. Puis petit à petit, elle s'est mise à fredonner l'air de l'Auvergnat, de Georges Brassens. Et, en guise de dessin, elle a commencé à écrire les paroles. Elle s'en souvenait, les répétait, "Elle est à toi cette chanson, toi l'étranger qui sans façon", et, avec une mimique d'incrédulité, elle regardait ce que sa main traçait : "El est à tois cette bansois Tois letangearn qui sanan".
Elle s'est arrêtée parce qu'elle butait sur "sans façon", peinant à faire coincider les paroles qu'elle articulait et ce qu'elle avait transcrit sur le papier.

Je me suis demandé si elle vivait alors en face de sa feuille ce qu'on vit à ses côtés : le spectacle d'une prolifération absurde, multiforme, inexpliquée, accrochée à trois petits brins de réalité.