La seule chose qu'elle mémorise, ce sont les chansons. Les airs, mais aussi, plus curieusement, les paroles.
Alors qu'elle oublie la phrase que vous avez dite 45 secondes avant, elle est capable de se souvenir de bribes de refrain. De fragments seulement, mais ces petits riens sont considérables au milieu du désert qu'est devenu sa mémoire.
Je surprends ma mère en train de chantonner une chanson nouvelle (elle a dû l'entendre le jour même ou il y a peu au cours des activités proposées dans la maison de retraite), et, au milieu du lalala, surgissent quelques mots. Et lorsque je lui demande d'en retrouver d'autres - parfois je l'aide -, elle y arrive le plus souvent. Alors que d'ordinaire, si vous lui demandez de se rappeler de quelque chose, elle a perdu le mécanisme même de la réminiscence, elle n'a plus de mouvement réflexif.
Que son histoire soit en quelque sorte stockée en elle, voilà ce dont elle n'a plus conscience.
"Tu te souviens de ça, maman ?" Elle cherche les souvenirs en dehors d'elle. Regarde sur les murs en plissant des yeux, sur les étagères, sur la façade de l'immeuble ou sur les objets qui l'entourent, souvent les pointant du doigt.
Elle est vide. Elle se cherche en dehors d'elle.
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Dessine-moi un mouton est devenu, sans préméditation, dessine moi une chanson |
Ce n'est pas tant qu'elle se souvient consciemment de la musique, c'est comme si c'était maintenant la seule chose qui émergeait d'elle, qu'elle reconnaisse comme venant d'une zone interne. Comme si le mécanisme du souvenir, altéré partout, était légèrement préservé pour une zone du cerveau qui correspondrait à une zone musicale.
J'ai tenté de m'appuyer là-dessus pour lui apprendre des choses, en inventant des chansonnettes ou des ritournelles porteuses d'information (par exemple, les jours de nos visites). Peine perdue, ça ne marche pas dans ce sens, ça fonctionne de l'intérieur vers l'extérieur, pas l'inverse. Il semble que si elle parvient à mémoriser les chansons entendues dans l'après-midi, c'est parce que ce sont des chansons qu'elle connaissait déjà. L'écoute a réactivé un savoir ancien, il n'y a malheureusement pas d'acquis nouveau.
L'autre soir j'ai voulu la faire dessiner. Il y a plus d'un an, à mon instigation elle avait réalisé un dessin, une sorte de petit gribouillis trilobé très étrange. Cette fois elle a pris les feutres, et pendant trente minutes, elle a lu le texte porté sur le corps des stylos et sur le livre que je lui avais donné pour s'appuyer dessus, malgré mes demandes répétées d'un dessin. Puis, quand un peu lassé je lui ai donné l'idée qui me paraissait la plus simple : "dessine-moi un bouquet, dessine-moi des fleurs", elle a continué à chercher à l'extérieur d'elle-même, à divaguer en regardant ici et là pendant un moment. Puis petit à petit, elle s'est mise à fredonner l'air de l'Auvergnat, de Georges Brassens. Et, en guise de dessin, elle a commencé à écrire les paroles. Elle s'en souvenait, les répétait, "Elle est à toi cette chanson, toi l'étranger qui sans façon", et, avec une mimique d'incrédulité, elle regardait ce que sa main traçait : "El est à tois cette bansois Tois letangearn qui sanan".
Elle s'est arrêtée parce qu'elle butait sur "sans façon", peinant à faire coincider les paroles qu'elle articulait et ce qu'elle avait transcrit sur le papier.
Je me suis demandé si elle vivait alors en face de sa feuille ce qu'on vit à ses côtés : le spectacle d'une prolifération absurde, multiforme, inexpliquée, accrochée à trois petits brins de réalité.