lundi 9 avril 2018

perdue dans l'espace

Le temps qui passe...
Voilà un moment que je n'ai plus donné ici de nouvelles de ma mère. Mais parler d'elle, c'est reproduire ce qu'elle me donne a vivre ; cette répétition, cette redite, que j'ai déjà étalée au fil des billets du blog. Un ennui pathétique et parfois rigolo, un ennui de clown. Ma mère est un clown, qui trompe la mort par une pirouette, roulement de tambour, roulement de tendresse, paf ! elle bute sur un mot, elle répond n'importe quoi, elle rit aux éclats : "C'est parce qu'on en a besoin", commente-t-elle justement.

"Je radote, je radote depuis quarante ans", affirmait la chanteuse Barbara à la radio lors d'une interview que j'écoute depuis un CD qu'une amie précieuse m'a offert. Je me demande combien de temps je vais radoter moi aussi, aux côtés de cette petite dame aux cheveux blancs et au sourire éclatant. 

Elle vit dans une chanson d'amour. Elle ne se rend pas compte que les chansons d'amour sont souvent tristes. Aucune importance, elle est heureuse. Elle les mélange, enchaîne le couplet de l'une avec le refrain de l'autre. Les paroles lui échappent mais elle n'a perdu aucune note, les mélodies sont intactes. Elle conserve quelques vers cependant, qu'elle utilise n'importe comment mais aussi à bon escient. Quand elle est contente, elle affirme "ça voulait dire, on est heureux", phrase extraite de La Bohème, de Charles Aznavour.

Ce torrent d'amour musical à ses limites. Re-paf! Cette fois elle a balancé une bonne grosse claque à Marie-Louise, une des aidantes du soir, qui voulait la ramener dans sa chambre. Le clown a ses quarts d'heure rebelle. "Qu'est-ce qu'elle nous emmerde !",  ça c'est destiné à une autre femme du personnel, jugée trop bruyante. C'est sélectif : dès que son regard se reporte sur moi, elle revient à sa phase bonheur. "Toi sans moi, c'est impossible. Jamais", reprend-elle joyeuse.

Et évidemment je mens un peu : ça a l'air de se répéter, mais ça s'effondre, ça fond, doucement. Les choses les plus simples ont des allures de Rencontres du troisième type.
Comment faire comprendre à cette extra-terrestre qui ne parle pas ma langue et ne comprend pas la signification des gestes, qu'elle doit se laver les dents ? Ou, puisque le mime du brossage a semblé lui évoquer quelque chose ce soir, qu'elle doit se rincer la bouche pleine de dentifrice ensuite ? Et que cette petite brosse ne sert pas du tout à nettoyer le lavabo ?
Son vaisseau spatial s'éloigne lentement. Il tourne toujours autour de nous, répète ses grands cercles, mais s'éloigne inexorablement dans l'espace, chaque jour un peu plus.
On sait qu'il n'y aura pas de retour, que des jours de départ.

Inutile de lui chanter : "Dis, quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?" Nous, on sait que les chansons d'amour sont souvent tristes.

les grands enfants

Un midi, où je déjeune comme souvent tardivement, décalé des horaires de la masse des employés de bureau, mais quasiment en début d'après midi ce jour-là, je me décide à essayer un resto de mon quartier où je ne serais encore jamais allé. J'hésite une seconde devant une brasserie où, récemment, j'avais vu entrer Mélenchon du pas de l'habitué, puis, finalement, j'opte pour un lieu au style indéterminé qui propose des plats du jour et paraît servir encore à cette heure clairement "hors déjeuner". 
Fréquemment je travaille ou je lis en mangeant : cette fois ma conscience professionnelle me pousse à visionner sur mon mobile, écouteurs dans les oreilles, les vidéos d'un artiste musicien. Aussi je capte de façon imprécise, plus que je ne la comprends, la scène qui se déroule à côté de moi. Un couple, devancé par un petit garçon à l'allure déterminée, qui s'installe à une table, il est question d'une commande de crêpes. 

Plus tard, alors que j'ai cessé cette écoute musicale, je vois arriver la commande de cette table voisine, et me rend compte que j'avais imaginé la crêpe pour l'enfant. Pas du tout. Les deux adultes reçoivent chacun une crêpe, et l'enfant les regarde bras croisés, lui il ne veut rien.
-"Ah! dit-il se penchant leurs assiettes, vaguement surpris, y'a plein de sucre !"
-"Oui, répond le père avec gourmandise. Tu veux y goûter ?"
-"Ah non !", réplique vivement l'enfant, affichant une mine dégoutée.

Cette anecdote m'a marqué car, quelques jours auparavant, j'avais entendu un échange adulte-enfant, furtif, qui m'avait fait sourire sur le même mode.

C'est dans l'embrasure d'une porte d'hôtel ou d'immeuble devant laquelle je passe que se tient l'adulte, un trentenaire plutôt grand qui est appuyé au mur de pierre. Il parle à son enfant, sur le trottoir, qui lui arrive au genou.
-"Mais si tu veux on peut jouer..."
-"Oui d'accord, répond l'enfant en se détournant de son père et en tripotant le doudou qu'il a en mains. Mais alors on joue pas au chat perché parce que t'es trop nul au chat perché."