dimanche 13 juin 2021

anesthésie générale (ou la chute en vélo)

Vendredi matin, lors de ma douche, je remarque sur l'une de mes cuisses deux zones un peu grisées. Je m'en étonne, je presse légèrement dessus, c'est vaguement douloureux. Je mets tout cela sur le compte de ma mauvaise circulation sanguine (j'ai sur les jambes nombre de petits vaisseaux éclatés, tout à fait disgracieux), je m'en inquiète un peu aussi (de quelle étrange maladie suis-je donc atteint?) mais de façon très passagère car l'hypocondrie n'est pas mon fort.

Finalement samedi matin, j'ai déjà oublié l'observation de la veille quand je découvre cette fois plusieurs ecchymoses sur mes deux jambes, et c'est seulement à cet instant que je fais le lien avec l'accident de vélo qui m'est arrivé jeudi en toute fin d'après-midi. C'est d'autant plus troublant que ce jour-là, le soir,  j'avais noté avec surprise une large égratignure sur ma cheville, toujours sans faire le rapport avec la chute intervenue quelques heures auparavant. J'imagine que le sentiment d'irréalité éprouvé à cette occasion a favorisé cette absence de lien évident.

Ce jeudi, je suis comme souvent sur mon vélo. Je roule à bonne allure mais sans précipitation, j'ai rendez-vous dans plus d'une heure, et je porte un sac assez rempli suite à un rendez-vous de travail avec des collègues. J'emprunte une rue que je connais comme ma poche, qui est étroite et dans laquelle se succèdent beaucoup de restaurants, certains dans lesquels j'ai où j'ai eu mes habitudes. Je suis vigilant à cause de la petitesse de la rue mais aussi de ses trottoirs, qui incite les piétons à se répandre sur la chaussée, je note par ailleurs que le trottoir à ma droite est noir de monde. C'est alors que surgit devant moi sur la route une petite fille, déboulant en courant de derrière une poubelle qui la dissimulait entièrement : elle est à un mètre à peine. 

Je pile, braquant mon guidon et, comme cela se passe généralement dans ces cas-là, je m'envole au-dessus du vélo pour me retrouver plus loin sur le macadam. J'atterris quasiment à quatre pattes, amortissant le choc de mes deux mains. Il y a comme un silence de mort. Les terrasses sont bondées, les trottoirs aussi. Hébété, je regarde derrière moi et vois la petite fille, saine et sauve, qui a rejoint son père, j'éprouve une sorte de plaisir et de contentement à vérifier qu'elle n'a rien, et que finalement, on dirait bien que moi non plus. Il y a quelques années l'un de mes amis s'était cassé le radius et le cubitus dans une chute de ce genre. Mais sur le moment, à vrai dire, sous le choc de l'événement, je ne fais qu'épousseter mes paumes et retourner vers mon vélo. Il n'y a toujours, autour, malgré la foule, aucun bruit, aucune rumeur quand une jeune femme m'interpelle :
- Ben oui, faut bien que les vélos comprennent que parfois il faut s'arrêter...
Sur le moment, un peu anesthésié par toutes ces émotions, je la regarde sans comprendre qui elle est (est-elle la maman de la petite fille ?), mais je lui réponds d'une voix forte, où pointe la paire de baffes qui se perd...
- Pardon?... Cette petite fille sort en courant de derrière la poubelle sans qu'on puisse la voir mais ce qui vous vient à l'esprit c'est que les vélos doivent s'arrêter ?...
Le papa, qui est au milieu de la rue avec sa petite fille contre ses jambes (et maintenant rejoint par une autre femme, sans doute la mère) nous lance :
- Mais non, voyons, on s'excuse, on s'excuse...
Je le regarde et je lui trouve une drôle de position, une forme d'attitude un peu arrogante, à bomber le torse. Je m'aperçois qu'en fait il est sur la défensive, comme les personnes qui s'attendent à ce qu'on viennent les agresser. Imagine-t-il qu'il va devoir défendre sa fille, ou lui-même ? Il me semble plutôt que j'ai l'air assez calme. Il continue : "On s'excuse, on s'excuse..."
Je prends le temps de dire à la fillette "Ne t'inquiètes pas, tu vois, c'est rien", avant de ramasser mon vélo et de lancer à la jeune femme au commentaire stupide : "Mais vous, vous êtes vraiment folle!"
Je me rend compte que j'ai un peu mal à la paume des mains, je n'ai même pas regardé si je saignais... Non, rien.
Mon départ est retardé car la chaîne de la bicyclette a sauté, je dois prendre quelques instants pour la remettre sur son pignon. Quelqu'un enfin depuis le trottoir me demande si "ça va ?", puis, alors que j'ai déjà roulé plusieurs mètres, encore un autre homme que je croise, qui a du voir la scène de loin, et qui a une mimique qui semble dire "ben dis donc, il t'arrive un drôle de truc!".

C'est une fois rentré chez moi que je prends conscience que personne ne m'a apporté d'aide, ni ne s'est vraiment inquiété de mon état. Je me demande ce qui s'est joué dans l'état de sidération générale, qui a eu l'air de saisir tous les spectateurs de l'événement, et moi également.
A y repenser, toutes les attitudes me paraissent inappropriées. Les parents, qui n'ont pas fait un pas vers moi. Les spectateurs silencieux également. Quant à la jeune femme idiote et à son commentaire sur les vélos, je l'ai rapproché d'un usage imbécile des réseaux sociaux qui consiste à tout commenter sans réfléchir, à dire j'aime ou j'aime pas. J'ai l'impression que le peu d'énergie que j'avais et que j'ai mis à lui répondre, c'est autant que j'ai enlevé à la petite fille avec qui, rétrospectivement, j'aurai aimé dialoguer plus.
Finalement, c'est bien à nous deux que cela est arrivé, et nous deux qui avons eu peur, on aurait pu s'en dire un mot l'un et l'autre.