vendredi 31 décembre 2021

santé ! (immensité 10)

Les deux derniers livres dont j’ai publié des extraits (qui ne sont donc pas les deux derniers lus mais ceux qui, parmi les derniers lus, contenaient le mot « immensité ») m’ont beaucoup amusés car ils comportaient l’un et l’autre des passages extrêmement racistes. Je me suis demandé quelle serait l’attitude d’un éditeur aujourd’hui face à de tels textes. 
Celui de Burroughs (Le Festin nu) est tellement outrancier, mêlant allègrement le racisme avec l’homophobie, jouant d’insultes à répétition, qu’on ne peut qu’attribuer toutes ces invectives au personnage sans suspecter l’auteur de partager ces idées. C’est nettement plus ambigu dans le texte de Marguerite Duras (Emily L.), où ce sont « les Coréens » qui font les frais de sa peur et de ses critiques. 
Dans un premier temps il y a juste un groupe d’Asiatiques que la narratrice identifie comme « évidemment des assassins » et qui lui « paraissent n’avoir qu’un seul et même visage, c’est pourquoi ils sont si effrayants ». L’ami qui l’accompagne lui demande alors comment elle sait que ces gens sont des Coréens.
« Je ne sais pas. Je n’en ai jamais vu. » Ils rient ensemble de cela. Mais plus tard elle ajoute : « La mort sera japonaise. La mort du monde. Elle viendra de Corée. » 
Elle est toujours effrayée quand elle voit ce groupe d’hommes sur le port, qu’elle continue de nommer les Coréens, et quand son ami la questionne sur cette crainte qui semble irraisonnée, elle argumente:  « J’ai dit que je connaissais les Asiatiques, qu’ils étaient cruels, que sur les routes ils s’amusaient à écraser les chiens moribonds de la plaine de Kampot avec leurs voitures. » Plus loin: « Dans la plaine de Kampot, quand ils tuaient les chiens à coups de bâton, ils restaient souriants, comme des enfants. Ils regardaient mourir les chiens avec des rires frais, ils regardaient en s’amusant les grimaces et les gesticulations d’agonie des chiens squelettiques. » Et encore plus loin :  « J’ai encore parlé des Asiatiques. J’ai dit qu’ils étaient cruels et joueurs de cartes et voleurs et hypocrites, et fous, et que je me souvenais bien des animaux en Indochine, tous squelettiques et plein de gale… » À part ça, la plaine de Kampot est au sud du Cambodge, donc assez loin de la Corée… Sacrée Marguerite…



C’est à la faveur d’une série de podcasts sur l’alcool et les femmes que j’ai replongé dans un autre livre de Duras. Dans l’épisode 2 de cette série, L’Ivresse de l’ivresse, on entend l’écrivaine citer La Maladie de la mort et dire que c’est un livre important pour elle, et que lors de son écriture elle consommait six litres de vin par jour. Whaou, six litres ! Elle tremble tellement qu’elle ne peut écrire et dicte son texte à Yann Andréa. Certains ont cru lire dans cette œuvre l’impossible sexualité entre Duras et Yann Lemée (de son vrai nom). Il faut vraisemblablement inverser la proposition et voir dans cette relation la matérialisation du thème de l’impossibilité et de la perte qui occupe l’œuvre de Duras depuis toujours.
Tout ce long préambule pour arriver à L’Homme atlantique, mais j’adore restituer ici mes chemins de traverse. Dans un article au sujet de La Maladie de la mort que je trouve sur le Net, un auteur approximatif affirme que Duras avait évoqué précédemment l’homosexualité dans L’Homme atlantique. C’est inexact. Cependant cela m’a permis de visionner le film (visible ici), réalisé avec les chutes d’un autre film, Agatha et les lectures illimitées, et une succession d’écrans noirs. À l’image, quelques scènes montrant Yann Andréa déambulant dans le hall de l’hôtel Les Roches Noires (où Duras occupe un appartement au premier étage), la mer vue du même endroit, et de très (très) longs plans noirs. La voix off est de Duras. Et, oh, amusement! à la minute 33:30 le mot « immensités »!

vendredi 24 décembre 2021

la magie de Noël


C’est le 24 décembre. J’emballe les cadeaux dans du papier blanc que je décore avec les tampons du Tampographe Sardon, que j’ai déjà évoqué sur ce blog. Tout à fait approprié et de bon goût. 
J’ai vraiment une âme de père Noël, non?

mercredi 3 novembre 2021

immensité 9

«     Maintenant, on dirait que les voyageurs parlent. Ils disent des phrases incomplètes, très espacées et aussi, de temps en temps, des mots sans suite. Mais petit à petit on arrive à savoir de quoi ils parlent.
– What a shame…I was longing to go home…
– Don’t think about it, dear… please…
– Oh dear, I’m so tired. Exhausted…. Such a pity… Especially now, just when…
– Yes, yes, my dear. Don’t think about it. There’s nothing to be done. 
– No… I’m not… It’s just that…
– No, don’t. Please….
– All right, darling… You’re so sweet… Do forgive me.
    Le bateau du voyage, c’était bien de cela qu’ils parlaient. De ce bateau qui devait être à quai dans un petit port de la Seine à les attendre. Et aussi de passavants, de permis de débarquement, de permis de séjour. Ils ne pouvaient sans doute pas repartir tout de suite parce qu’ils n’avaient pas toutes les autorisations qu’il fallait pour quitter la France et rentrer en Angleterre. C’était possible que ce fût cela. Ces autorisations étaient-elles pour eux ou pour le bateau, on ne savait pas. Ça devait être souvent qu’ils oubliaient tout et tout. Et de demander les autorisations nécessaires. Elle, elle voulait passer outre, elle disait que c’était possible de rentrer en Angleterre quand on le voulait, du moment qu’on était Anglais. Et là, c’est lui qui n’était pas d’accord. Chez elle, c’était comme s’il se fût agi d’un dernier désir, très soudain, très brutal. Il paraissait que lui ne devait rien en savoir encore. Elle voulait quitter la France, ce pays-ci, et ce soir même.

    L’immensité de l’amour apparaît très fort lorsqu’ils s’abandonnent au silence d’une colère contenue ou à l’hébétude de l’ivresse. Ce soir il y a entre eux une difficulté évidente qu’on ne peut pas connaître, mettre au clair. Ils se regardent, un peu fâchés, pleins de douleur.
    Puis ils détournent les yeux vers le sol, vers le néant, le passage des gens sur la place, les arrivées et les départs du bac rouge.
    Ils se regardent de nouveau dans un amour naissant. »

Extrait de Emily L., de Marguerite Duras, Les Éditions de Minuit, 1987.

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

lundi 18 octobre 2021

partager le plaisir de Mohammed Fayaz

J’ai déjà évoqué ici les pérégrinations virtuelles que j’ai faites sur le Web autour des thèmes de la race, de la transidentité ou des questions de genre, qui m’ont souvent amené à découvrir des artistes, des personnalités ou des initiatives sympathiques, et parfois à commander des objets ou des livres en relation avec eux et elles. 
Parmi les découvertes qui m’ont réjoui, se trouve le collectif new-yorkais PapiJuice, qui organise des événements et des soirées pour célébrer « the lives of queer and trans people of colour ». 
Outre leurs projets et la personnalité des trois créateurs, Mohammed Fayaz, Adam R. et Oscar Nñ, c’est leur communication visuelle qui m’a d’emblée séduit, me rappelant de façon très lointaine mais sensible les illustrations et posters de John Lodi que l’on trouvait à Ibiza dans les années 1980. 
Non que le graphisme soit ressemblant (celui de Lodi était plus proche de la caricature, s’approchant parfois d’Albert Dubout pour l’amoncellement de personnages), mais parce que dans ce travail de dessin se révèle toute la tendresse de l’artiste pour ses modèles, et le désir de leur conférer une visibilité et en quelque sorte une existence bienveillante dans un monde normatif et hostile.
Après avoir acheté quelques tee-shirts et des stickers de l’artiste en février (ci-contre), j’ai suivi régulièrement les pages Instagram du collectif (@papijuicebk) et celui de Mohammed Fayaz (@brohammed), personnalité très attachante à la fluidité de genre très libre. Tout cela pour annoncer que le dessinateur en question vient de remporter le Hublot Design Prize (vous voyez, Hublot, cette marque horlogère suisse?…), un truc qui paraît de loin sérieux et rébarbatif, mais dont le jury a été séduit pour des  raisons assez similaires aux miennes : « We were absolutely unanimous that Mohammed was the winner. He really has documented an extraordinary community of queer and trans people of colour who at times are very vulnerable and at others are happy and joyous. I think he’s caught their complexities and subtleties and idiosyncrasies, and that’s such a difficult thing to do. »
 La tendresse récompensée, c’est rare, non?



mardi 12 octobre 2021

immensité 8

Dans cette puanteur de fleurs, Carl fut saisi d’un brusque vertige – le souffle coupé, le sang figé, pris dans un cône qui tourbillonnait sur lui-même, s’amenuisait, se réduisait à néant…
– Chimiothérapie?
Le cri jaillit de sa chair, traversa un désert de vestiaires et de dortoirs à soldats, et l’air moisissant de pensions saisonnières, et les couloirs spectraux de sanatoriums de montagne l’odeur d’arrière-cuisine grise et grognonne et graillonnante des asiles de nuit et des hospices de vieillards, l’immensité poussiéreuse de hangars anonymes et d’entrepôts de douane – traversa des portiques en ruine et des volutes de plâtre barbouillé, des pissoirs au zinc corrodé en une dentelle transparente par l’urine de millions de lopettes, des latrines abandonnées aux mauvaises herbes et exhalant des miasmes de merde retournant en poussière, des champs de totems phalliques dressés sur la tombe de nations moribondes dans un bruissement plaintif de feuilles sous le vent – traversa encore le grand fleuve aux eaux boueuses où flottent des arbres aux branches chargées de serpents verts, et de l’autre côté de la plaine, très loin, des lémuriens aux yeux tristes contemplant les rives, et on entend dans l’air torride le froissement de feuilles mortes des ailes de vautours…

Extrait du Festin nu, de William Burroughs, éditions Gallimard (1964), collection L’Imaginaire, traduction d’Éric Kahane. 

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

mercredi 29 septembre 2021

le monde d’après

Coucher de soleil sur Figueretas


Me voilà arrivé depuis quelques jours sur cette île espagnole qui me regarde vieillir depuis quelques dizaines d’années, et à laquelle en miroir je rends son regard peiné, apitoyé et vaguement tendre. Je m’y suis presque toujours rendu hors saison, c’est-à-dire en évitant juillet et août, et tout spécialement cette fois je dois bien faire ce constat : le réchauffement climatique est là.
Je me souviens des séjours en septembre ou en début d’octobre pour lesquels il était inconcevable de ne pas glisser dans sa valise un pull, voire une veste ou un blouson, car dîner le soir en terrasse pouvait exposer au froid. C’est loin. 
Quand l’avion atterrit en fin d’après-midi, la température annoncée est de 29 degrés. Dans la nuit, on est toujours à 24 ou 25. Évidemment me diront les esprits critiques, si tout le monde comme toi continue à prendre l’avion. Certes. D’autant que je ne suis effectivement pas le seul, je ne sais s’il s’agit d’un effet post-Covid ou non, mais l’arrière saison ici semble battre son plein. Même la plage d’Es Cavallet, d’ordinaire assez vide à cette époque, est tout à fait comble. Il y a bien quelques signes qui montrent que la nature a profité de la pandémie sans touristes (de petits chemins maintenant envahis de végétation, par exemple), mais je doute que ces maigres bénéfices soient durables.
J’imagine que pour chacun la pandémie du Covid est liée à des images ou des moments particuliers : pour moi il y a des scènes de rues désertes lors du premier confinement, la première fois que l’on m’a demandé mon pass sanitaire pour aller au cinéma, et j’y ajoute le bus qui mène jusqu’à la plage des Salines, ligne onze, avec ses vacanciers masqués…
Je crois que cette dernière vision a eu un effet assez bénéfique sur moi : celui d’inscrire dans mon cerveau de façon irrémédiable que, oui, le temps a passé, et que par suite cette île sur laquelle je me promène est vraiment autre, ce n’est même plus celle que j’ai connue, diversement saccagée, tristement modifiée, autoroutée, bétonnée, normalisée…, c’est un autre endroit qui lui ressemble étrangement, bizarrement exactement superposé au même endroit géographique. Comme un antidote à ma propension à la nostalgie que j’évoquais précédemment.

mardi 31 août 2021

les passagers…

Ce mois-ci, profitant d’un emploi du temps plus léger que d’habitude, j’ai commencé une tâche que je voulais mener à bien depuis des années : dégraisser ma bibliothèque, et plus généralement traquer les machins inutiles qui encombrent les placards.
J’ai donc jeté et donné quantité de choses, mais surtout retrouvé d’anciennes archives ou d’anciens documents dont j’ignorais même l’existence. Alors qu’hier j’ai rempli un demi sac poubelle de vieilles pellicules noir et blanc (et leurs planches contact), aujourd’hui je retrouve dans une boîte de vieux agendas. Sur une page de l’un d’eux, année 1999, une coupure de presse est collée, rubrique nécrologique : c’est l’annonce de la mort et de la crémation de Daniel Charles, rencontré et côtoyé à l’association Aides (il fut secrétaire général du comité Île-de-France). Je me souviens de la cérémonie mais je n’en connaissais plus la date, en plein été, le 10 août, et je redécouvre avec stupeur l’âge du défunt, 38 ans. Je n’aurais pas dit qu’il était si jeune. 
Dans ce même agenda, c’est un morceau de photocopie découpé en forme de patate qui est scotché, avec ce texte : «  Le grand amour qui l’avait ébloui deux ans plus tôt lui fit oublier la peinture. Mais quand il referma la parenthèse du mariage et constata avec un mélancolique dépit qu’il se trouvait au-delà de l’amour, son renoncement à l’art lui apparut soudain comme une capitulation injustifiable. » J’imagine qu’à l’époque la première phrase me sembla clairement s’adresser à moi. Bien qu’aujourd’hui je serai bien en peine de définir ce que c’est que se trouver « au-delà de l’amour »…
Pliées également entre ces pages, trois autres photocopies identiques qui sont des reproductions de l’acte de décès de mon père, le 6 octobre 2000. Je ne sais pourquoi j’ai mémorisé cette date alors que je suis chaque fois obligé de recalculer l’âge qu’il avait alors : 72 ans. Peut-être que de l’inscrire ici me le fera souvenir.

Il y a, dans cette activité de tri et d’allégement, quelque chose de libérateur et aussi quelque chose de funèbre, comme lorsque l’on doit se débarrasser des affaires d’un mort, dimension soulignée par les traces de ces deux défunts. 
Les thèmes du souvenir, du renoncement et du regret, entre autres, s’entremêlent dans mon esprit comme dans le beau film Drive My Car, que je suis allé voir samedi soir sur les conseils d’une amie cinéaste. J’essaye souvent de dissimuler mon caractère nostalgique, comme une défense à une puissance mortifère qu’il pourrait contenir. Aussi je m’amuse quand, cherchant sur Internet de quel texte est issu l’extrait retrouvé scotché en 1999, Google m’indique…: L’Immortalité, de Milan Kundera.

vendredi 23 juillet 2021

mes fesses à l'ère… du politique

Je suis assez sensible, positivement, à la façon dont la politique aujourd'hui peut entrer dans nos vies quotidiennes, dans la réalité de notre quotidien. C'est à dire la façon dont notre environnement et donc notre imaginaire sont vraiment marqués et modifiés par des prises de conscience, des refus, des intentions. 

Je dis "aujourd'hui", car j'ai le sentiment qu'à l'époque (lointaine) de mon adolescence (les années 1970), l'émergence du politique était plus limitée et comme codifiée, acceptable seulement au travers des mouvements culturels ou de la mode comme marqueurs de changement.
Il me semble que maintenant, et sans doute grâce aux réseaux sociaux et à leur appropriation horizontale de l'image et de la communication, les exigences sociétales trouvent plus facilement à s'incarner. Je pense à des exemples comme celui du "body positivisme", que je trouve particulièrement réjouissant, ou même à l'existence de l'écriture inclusive, qui, si je ne l'utilise pas (je suis un affreux conservateur), est bien l'expression très concrète d'un désir de métamorphose.

Une autre de ces modifications manifestes qui m'a beaucoup réjoui est l'acceptation du mot "nude". Pendant longtemps, et pour beaucoup, il a signifié un rose beige pâle, couleur de peau... Mais de quelle peau ? C'est ainsi que plusieurs marques, voulant sortir de l'ethnocentrisme blanc, ont crée des "nudes" qui sont en réalité des gammes de couleurs allant du rose le plus pâle au brun le plus foncé en passant par plusieurs teintes ocre, caramel etc.
Evidemment cette prise de conscience a touché en premier lieu l'industrie du make up, mais aussi les créateurs qui oeuvrent au plus près de nos peaux, les fabricants de sous-vêtements.

Capture d'écran du site Nubian Skin. La marque met en scène
des modèles aux physiques plus variés que sur cet exemple.

Je dois avouer que, n’achetant pas du make up tous les jours, les enjeux autour du "nude" m'étaient assez éloignés. C'est lorsque je me suis intéressé à la résurgence du "Buy black" au lendemain de la mort de George Floyd, que je suis tombé, entre autres, sur Carter Wear, une entreprise "black owned" de jeans et de sous-vêtements dont la campagne de communication était sans équivoque. Sous le slogan "Send Me Nudes", affiché sur un camaïeu de couleur, les produits de la marque se déclinaient en black, moka, latte et white.
Ravi de constater que l'affirmation politique pouvait se vivre au grand jour mais également s’introduire dans le domaine de l’intime, j'ai vérifié que nombre d'autres marques proposaient les mêmes éventails de couleurs "nude" (chez Nubian Skin, Nude Barre ou Proclaim, par exemple). 

Le slogan de la collection nude de Carter Wear

J'aurais bien acheté chez Carter Wear un dégradé complet, par solidarité politique, mais la maison était en rupture de stock quand j'ai consulté son site (j’ai opté pour quelques achats latte seulement). 
Quelques mois plus tard, je me suis rattrapé en faisant l'acquisition d'un set assez similaire, créé par un duo mixte de jeunes hommes (Jussy et Bronze), quatre jockstraps de couleur moon, sand, sienna et umber, que je ne vais sans doute jamais porter, et vais vraisemblablement laisser dans leur emballage d'origine et peut-être encadrer tel quel, comme une oeuvre d'art témoin de notre temps. La marque nommée Ruxwood invite à « fusing sensuality, structure et fluidity »… Je n’ai pas de telles ambitions et vais continuer à me contenter de marquer mon soutien à distance…

Les quatre nuances de fesses
de la marque Ruxwood.


dimanche 13 juin 2021

anesthésie générale (ou la chute en vélo)

Vendredi matin, lors de ma douche, je remarque sur l'une de mes cuisses deux zones un peu grisées. Je m'en étonne, je presse légèrement dessus, c'est vaguement douloureux. Je mets tout cela sur le compte de ma mauvaise circulation sanguine (j'ai sur les jambes nombre de petits vaisseaux éclatés, tout à fait disgracieux), je m'en inquiète un peu aussi (de quelle étrange maladie suis-je donc atteint?) mais de façon très passagère car l'hypocondrie n'est pas mon fort.

Finalement samedi matin, j'ai déjà oublié l'observation de la veille quand je découvre cette fois plusieurs ecchymoses sur mes deux jambes, et c'est seulement à cet instant que je fais le lien avec l'accident de vélo qui m'est arrivé jeudi en toute fin d'après-midi. C'est d'autant plus troublant que ce jour-là, le soir,  j'avais noté avec surprise une large égratignure sur ma cheville, toujours sans faire le rapport avec la chute intervenue quelques heures auparavant. J'imagine que le sentiment d'irréalité éprouvé à cette occasion a favorisé cette absence de lien évident.

Ce jeudi, je suis comme souvent sur mon vélo. Je roule à bonne allure mais sans précipitation, j'ai rendez-vous dans plus d'une heure, et je porte un sac assez rempli suite à un rendez-vous de travail avec des collègues. J'emprunte une rue que je connais comme ma poche, qui est étroite et dans laquelle se succèdent beaucoup de restaurants, certains dans lesquels j'ai où j'ai eu mes habitudes. Je suis vigilant à cause de la petitesse de la rue mais aussi de ses trottoirs, qui incite les piétons à se répandre sur la chaussée, je note par ailleurs que le trottoir à ma droite est noir de monde. C'est alors que surgit devant moi sur la route une petite fille, déboulant en courant de derrière une poubelle qui la dissimulait entièrement : elle est à un mètre à peine. 

Je pile, braquant mon guidon et, comme cela se passe généralement dans ces cas-là, je m'envole au-dessus du vélo pour me retrouver plus loin sur le macadam. J'atterris quasiment à quatre pattes, amortissant le choc de mes deux mains. Il y a comme un silence de mort. Les terrasses sont bondées, les trottoirs aussi. Hébété, je regarde derrière moi et vois la petite fille, saine et sauve, qui a rejoint son père, j'éprouve une sorte de plaisir et de contentement à vérifier qu'elle n'a rien, et que finalement, on dirait bien que moi non plus. Il y a quelques années l'un de mes amis s'était cassé le radius et le cubitus dans une chute de ce genre. Mais sur le moment, à vrai dire, sous le choc de l'événement, je ne fais qu'épousseter mes paumes et retourner vers mon vélo. Il n'y a toujours, autour, malgré la foule, aucun bruit, aucune rumeur quand une jeune femme m'interpelle :
- Ben oui, faut bien que les vélos comprennent que parfois il faut s'arrêter...
Sur le moment, un peu anesthésié par toutes ces émotions, je la regarde sans comprendre qui elle est (est-elle la maman de la petite fille ?), mais je lui réponds d'une voix forte, où pointe la paire de baffes qui se perd...
- Pardon?... Cette petite fille sort en courant de derrière la poubelle sans qu'on puisse la voir mais ce qui vous vient à l'esprit c'est que les vélos doivent s'arrêter ?...
Le papa, qui est au milieu de la rue avec sa petite fille contre ses jambes (et maintenant rejoint par une autre femme, sans doute la mère) nous lance :
- Mais non, voyons, on s'excuse, on s'excuse...
Je le regarde et je lui trouve une drôle de position, une forme d'attitude un peu arrogante, à bomber le torse. Je m'aperçois qu'en fait il est sur la défensive, comme les personnes qui s'attendent à ce qu'on viennent les agresser. Imagine-t-il qu'il va devoir défendre sa fille, ou lui-même ? Il me semble plutôt que j'ai l'air assez calme. Il continue : "On s'excuse, on s'excuse..."
Je prends le temps de dire à la fillette "Ne t'inquiètes pas, tu vois, c'est rien", avant de ramasser mon vélo et de lancer à la jeune femme au commentaire stupide : "Mais vous, vous êtes vraiment folle!"
Je me rend compte que j'ai un peu mal à la paume des mains, je n'ai même pas regardé si je saignais... Non, rien.
Mon départ est retardé car la chaîne de la bicyclette a sauté, je dois prendre quelques instants pour la remettre sur son pignon. Quelqu'un enfin depuis le trottoir me demande si "ça va ?", puis, alors que j'ai déjà roulé plusieurs mètres, encore un autre homme que je croise, qui a du voir la scène de loin, et qui a une mimique qui semble dire "ben dis donc, il t'arrive un drôle de truc!".

C'est une fois rentré chez moi que je prends conscience que personne ne m'a apporté d'aide, ni ne s'est vraiment inquiété de mon état. Je me demande ce qui s'est joué dans l'état de sidération générale, qui a eu l'air de saisir tous les spectateurs de l'événement, et moi également.
A y repenser, toutes les attitudes me paraissent inappropriées. Les parents, qui n'ont pas fait un pas vers moi. Les spectateurs silencieux également. Quant à la jeune femme idiote et à son commentaire sur les vélos, je l'ai rapproché d'un usage imbécile des réseaux sociaux qui consiste à tout commenter sans réfléchir, à dire j'aime ou j'aime pas. J'ai l'impression que le peu d'énergie que j'avais et que j'ai mis à lui répondre, c'est autant que j'ai enlevé à la petite fille avec qui, rétrospectivement, j'aurai aimé dialoguer plus.
Finalement, c'est bien à nous deux que cela est arrivé, et nous deux qui avons eu peur, on aurait pu s'en dire un mot l'un et l'autre.

jeudi 25 mars 2021

immensité 7

« [...] Je  dois rentrer à Paris, il faut pratiquer l’avortement thérapeutique sélectif et séjourner à l’hôpital le temps nécessaire pour vérifier que mon corps ne rejette pas les deux bébés, lorsque l’un aura arrêté de vivre. Pour l’opération, on ne m’endort pas, on m’anesthésie. Le médecin m’explique en direct ce qu’il fait. Avec cette grande aiguille, il inocule un produit dans la poche du bébé malade, ce produit va interrompre son processus de vie sans se répandre dans l’autre poche puisqu’il s’agit de deux œufs séparés. De retour dans ma chambre d’hôpital, je porte en moi un bébé mort et un bébé vivant. Je n’ai aucune idée de la façon dont on peut vivre une situation aussi duale. Je ne connais aucune histoire similaire. Je passe les premiers jours de ce nouvel état dans un semi-coma, entre les médicaments destinés à empêcher mon corps de faire une fausse couche et les calmants prodigués pour éviter mon effondrement psychique. Je ne m’accroche qu’à une chose : la visite quotidienne de l’obstétricien qui m’a opérée ; ça s’appelle un transfert. Il arrive le soir après la fin de sa journée hospitalière, il reste peu de temps mais je ne vis que pour ces quelques minutes où cet homme me regarde, me sourit, me prend la main, me parle. Il s’assoit à côté de moi et nous reprenons notre discussion, toujours la même. Il décortique le processus biologique qui a conduit à la catastrophe, je le questionne à l’infini, j’essaye de comprendre, de trouver du sens à une situation qui n’en a pas. Avec douceur, il me répète jour après jour ce que j’ai tant besoin d’entendre : “Il n’y a aucune raison scientifique à ce type de malformation, aucune explication génétique, c’est le hasard, c’est la malchance. Vous pourrez être enceinte cent fois, ça ne se reproduira jamais, jamais. Cela, je peux vous le jurer.” Je pleure. Je ne serai jamais plus enceinte. Je ne désirerai plus jamais avoir un enfant. C’est trop dangereux d’être enceinte, on perd son amour, puis après on perd son bébé. On ignore l’immensité des dangers qu’on court lorsqu’on attend un enfant. »

Extrait de L’Effet maternel, de Virginie Linhart, éditions Flammarion, 2020.

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

lundi 22 mars 2021

mon Covid

J’ai envie de mettre quelques mots sur l’épisode Covid que je viens de traverser, et dans le même temps ces jours passés ont été tellement désagréables que m’y replonger me colle la nausée.
Lorsqu’il y a peu de temps mon généraliste m’avait annoncé qu’il pourrait bientôt réaliser la vaccination dans son cabinet, avec le vaccin AstraZeneca, il avait précisé : « Cela vous donnera deux ou trois jours d’effets secondaires, un peu comme si vous aviez le Covid. » Rétrospectivement je me dis que j’aurais bien aimé un Covid qui dure deux ou trois jours. Ce n’est pas ce que j’ai vécu. 
La première semaine qui a suivi la contamination, j’étais donc officiellement cas contact, j’ai eu un petit épisode fiévreux façon état grippal le samedi, et le dimanche j’étais à nouveau en très grande forme. J’hésitais entre «  ah c’est donc ça le Covid, ce n’était pas grand chose » et « finalement je n’ai rien eu, mon test de contrôle sera négatif ».
C’est le lundi que la réalité m’est tombée dessus. Des douleurs au crâne suspectes (je n’ai jamais mal au crâne d'ordinaire) m’ont fait imaginer que déjouant mes joyeux pronostics j’allais être clairement positif, ce qui s’est confirmé. Et pendant les cinq jours qui ont suivis, j’ai eu l’impression d’être roué de coups. Passé à tabac. Évidemment pas tout le temps, car la plus grande partie de mes journées se passait à dormir. Mais à chaque réveil, le match de boxe recommençait. Il y avait à la fois les endroits douloureux de façon régulière et répétée (tête, yeux, cou, épaule, estomac, intestins...), puis des vagues, comme des inflammations subites, envahissant et torturant d’autres parties du corps (mains, avant-bras, poitrine, sinus...). Bref, pas très agréable.
Aujourd’hui, à l’heure où j’écris ce texte, j’ai réalisé la quatorzaine traditionnelle prescrite, mais à cause des nouveaux variants plus contagieux, il faut rester isolé encore quelques jours de plus, bien que tout cela soit assez flou : certains préconisent 10 jours d’isolement après le test positif, d’autres indiquent 10 jours après les premiers symptômes et ce week-end, avant donc la fin de la petite quatorzaine, j’ai reçu deux Sms de l'assurance maladie, l’un qui me félicitait d’avoir respecté les consignes et l’autre qui m’indiquait que si j’avais du mal à respirer il fallait appeler le 15. Bon...
J’ai encore quelques symptômes légers, et j’aimerais bien que tout cela disparaisse définitivement dans la catégorie mauvais souvenirs...


mercredi 17 mars 2021

Louise Lawler et Louise Bourgeois...

Cet été je m’étais acheté un livre consacré à Alvin Baltrop, The Life and Times of Alvin Baltrop, aux éditions Skira. C’est un livre de photos, plutôt format beau livre, donc impossible à consulter en balade ou dans le métro, et en anglais, ce qui me demande une légère concentration supplémentaire, toutes choses qui m’avaient jusqu’à aujourd’hui empêché de m’y plonger vraiment.

Ces jours-ci, ayant été déclaré positif au Covid, me voilà en isolement forcé et souvent allongé sur mon lit, situation cette fois propice à entrer dans cet ouvrage,
Peu connu du grand public, Alvin Baltrop (1948-2004) est cependant réputé pour son travail de photographie autour des docks new-yorkais dans les années 1970. Sur l’Hudson River, du côté ouest de Manhattan, tout un complexe d’entrepôts abandonnés et de jetées sur l’eau devient à cette époque un immense terrain de jeux fantasmatique : c’est autant la plage nudiste de Manhattan qu’un lieu de drague et de consommation sexuelle homosexuelle, ainsi qu’un territoire à explorer pour des artistes cherchant à s’exprimer en dehors des musées et des galeries. Le plus célèbre exemple en est sans doute le travail de Gordon Matta-Clark avec l’emblématique Day’s End au Pier 52. Les lieux sont cependant loin d’être de tout repos, car ces espaces underground sont aussi l’endroit idéal pour venir s’y suicider ou y commettre un crime loin de tout regard.
Day’s End, de Gordon Matta-Clark

Cependant l’objet de ce billet n’est pas d’introduire le travail de Baltrop, mais de partager avec vous une découverte amusante. Dans un des premiers textes du bouquin, l’historien et critique d’art Douglas Crimp, récemment décédé, liste certaines des manifestations artistiques qui se sont déroulées en ces lieux. Dont, en 1971, une série d’actions arty commanditées par Willoughby Sharp, qui rassemble plus de 25 artistes, tous masculins! Louise Lawler, artiste qui s’est impliquée dans la création de l’événement, proteste en réalisant une bande son, Birdcalls, où tous les noms de ses confrères sont assimilés à des cris d’oiseaux. Par chance cette œuvre délicieusement drôle est accessible ici. 
Cette dérision créative et féministe m’a rappelé aussi le titre Otte, de Louise Bourgeois, que j’avais déjà partagé ici, en 2015.

jeudi 25 février 2021

quand la ministre est tranquillement et bêtement blanche

J'ai commencé L'Établi, que j'avais envie de lire depuis fort longtemps.
C'est le récit de Robert Linhart, engagé comme ouvrier spécialisé chez Citroën, en 1968, dans la lignée du mouvement d'intellectuels de l'époque qui entrent à l'usine.


Il arrive sur une chaîne de production de 2 CV. Il n'a aucune qualification, autant dire qu'il ne sait rien faire, on l'affecte le premier jour à l'atelier de soudure, où il se trouve devoir apprendre auprès de Mouloud. Celui-ci, la quarantaine, est de Kabylie, où il a femme et enfants (Linhart, lui, est né en 1944, il a donc, au moment de cette expérience, 24 ans). Mouloud réalise ses soudures à l'étain presque les yeux fermés, d'un geste sûr et précis, nécessaire et économe. Linhart observe mais n'arrive à rien quand il tente à son tour le coup de chalumeau. Sa maladresse est consternante, Mouloud essaye gentiment de l'encourager, cependant on voit bien que jamais Linhart ne pourra atteindre le niveau nécessaire, et il y a le rythme de la chaîne à suivre.

Linhart interroge Mouloud sur son statut à l'usine, sa qualification. Extrait :
«"M. 2", répond-il, laconique. Manoeuvre.
 Je m'étonne. Il n'est que manoeuvre ? [...]Et moi qui ne sais rien faire, on m'a embauché comme "ouvrier spécialisé" (O.S. 2, dit le contrat) : O. S., dans la hiérarchie des pas-grand-chose, c'est pourtant au dessus de manoeuvre... [...] A la première occasion, je me renseignerai sur les principes de classification de Citroën. Quelques jours plus tard , un autre ouvrier me les donnera. Il y a six catégories d'ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manoeuvres (M. 1, M. 2, M. 3), trois catégories d'ouvriers spécialisés (O. S. 1, O. S. 2, O. S. 3). Quand à la répartition, elle se fait de façon tout à fait simple : elle est raciste. Les Noirs sont M. 1, tout en bas de l'échelle. Les Arabes sont M. 2 ou M. 3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général O. S. 1. Les Français sont, d'office, O. S. 2. Et on devient O. S. 3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs.»

Je n'en suis pas beaucoup plus loin dans la lecture quand la précieuse M. m'indique les épisodes de l'émission LSD (France Culture) Musiques africaines, une histoire parisienne. J'écoute hier le premier volet, Barbès cafés, princes du raï et sons du bled. On y retrouve avec émotion, entre autres choses réjouissantes, des profils similaires à celui de Mouloud, ces hommes seuls qui vivent dans une chambre d'hôtel avec "un radio-cassette et un mange-disque", pour qui la musique sera un soutien, mêlant nostalgie et imaginaire projectif, et le café un lieu de vie, presque une place de village.


Entre ces deux moments emplis d'intelligence et de poésie, ce livre et cette émission, je prends le temps de visionner l'interview de Frédérique Vidal par Jean-Pierre Elkabbach, histoire de savoir vraiment de quoi on parle, ce qui s'est dit dans cette émission où la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation aurait décrété une enquête sur l'islamo-gauchisme à l'université. À la minute 40:06, après que le très très vieux journaliste lui ai fait confirmer que, naturellement, rassurez-moi, elle condamnait aussi, avec l'islamo-gauchisme, le regard conjoint porté sur la race, le genre et la classe sociale, elle opine avec assurance et lance : "D'ailleurs en biologie ça fait bien longtemps que on sait qu'il n'y a qu'une espèce humaine, et qu'il n'y a pas de race, alors vous voyez à quel point je suis tranquille avec ce sujet là." 

En biologie ?! Sans rire ? On lui parle sciences sociales et elle répond biologie ? Je me demande quel ordre biologique sévissait donc chez Citroën, à son avis, en 1968, pour qu'on ait pu classifier les personnes en fonction de leurs origines ethniques... Et dans quelle famille, quel genre, quelle espèce biologique, elle range les islamo-gauchistes ? Et surtout les ministres, dont, apparemment, les caractéristiques remarquables ne sont plus de travailler et de réfléchir, mais "d'être tranquille" avec les questions raciales. Hop, sous le tapis les non-Blancs, et un sourire utltra-white.

L'Établi, de Robert Linhart, est publié aux éditions de Minuit.


dimanche 21 février 2021

immensité 6

« Nous finissons par boire pas mal de verres, jusque assez tard dans la nuit.
En rentrant chez Jill, je constate avec horreur que ma mère est restée debout a m’attendre. Elle s’inquiétait. Elle est contrariée que je sois revenue seule à pied à une heure si tardive. Je lui dis que ce n’est pas le cas, que mon ex m’a raccompagnée - il n’y a au une raison de t’inquiéter, je vais bien, va te coucher. […]
Mon ex ne m’a bien sûr pas raccompagnée. À la place, j’ai erré, complètement ivre, de la rue principale à la voie ferrée, où je me suis allongée pour écouter le silence du monde. Puis, couchée, sur le dos, j’ai fumé une cigarette en ayant l’impression de faire partie du sol, d’être devenue l’une des sombres créatures égarées de la nuit.
D’aussi loin que je me souvienne, c’est l’une de mes sensations préférées. Être seule dans un lieu public, errant dans la nuit ou étendue par terre, anonyme, invisible, flottant sur le sol. Être un “homme de la foule” ou au contraire seule avec la Nature, voire Dieu. Réclamer sa part d’espace public alors qu’on a l’impression de disparaître dans son immensité, sa sublimité. S’entraîner à la mort, se sentir complètement vide, mais en tenant d’un fil à la vie.
On a souvent voulu empêcher les femmes d’éprouver cette sensation, à des époques et dans des lieux très divers. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Ne vous a-t-on pas répété des millions de fois qu’une femme se promenant seule la nuit court à la catastrophe? Dans ces conditions, impossible de décider si vous êtes courageuse ou idiote et portée à l’autodestruction. Car parfois, s’entraîner à la mort se résume bien à cela. Adolescente, j’aimais prendre des bains dans le noir avec des pièces de monnaie sur les yeux. »

Extrait d’Une partie rouge, de Maggie Nelson, éditions du sous-sol.

Cette série "immensité" présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

mardi 9 février 2021

Victoria Santa Cruz

Bon, pour me faire pardonner du streaming périmé de Pelléas et Mélisandre, objet du billet d'hier, je partage avec vous une découverte récente : une vidéo de Victoria Santa Cruz, mettant en scène son poème Me gritaron negra!, texte qui résume si bien le parcours de cette activiste, chantre de la culture afro-péruvienne.


Expérience fondatrice, la scène que restitue le poème est celle où, dans la rue/terrain de jeu des enfants, certains refusent de jouer avec Victoria car elle est noire. Elle a cinq ans environ (elle est née en 1922), et découvre qu'elle est Noire, non pas qu'elle est de couleur noire mais tout ce que cela comporte d'être Noire (elle fait partie d'une petite communauté afro-péruvienne, descendante des esclaves importés). Elle dit qu'un coup de couteau est une caresse par rapport au choc qu'elle a éprouvé alors.

C'est par la danse, et en retournant volontairement vers ses racines noires, musiques et rythmes, qu'elle tracera son libre chemin et affirmera la fierté d'être Noire. D'abord une troupe avec l'un de ses frères (ils sont dix frères et soeurs, une famille de talents artistiques), puis, après un passage en France, la fondation du Teatro y danzas negras del Peru (Théâtre et danses noires du Pérou), en 1968.

Evidemment, comme c'est une immense figure, on trouve plein d'infos sur elle sur Internet, et une longue interview réalisée par TV Peru. A regarder si, comme moi, vous découvrez cette artiste tardivement (alors qu'elle n'est morte que relativement récemment en 2014)...

Pelléas et Mélisande, ouvrez l’œil

Je m’en veux terriblement car je voulais vous faire découvrir un très beau spectacle, et j’ai bêtement laisser filer le temps sans vérifier la date jusqu’à laquelle le streaming était disponible. Je m’attendais tellement à un nouveau confinement, il y a dix jours, que je m’étais gardé cette friandise pour l’occasion, car moi-même je n’en avais vu qu’une partie en fin d’une soirée de travail tardive. Mais las, le gong a sonné, la diffusion s’arrêtait le 31 janvier.


Il s’agit de Pelléas et Mélisande, opéra de Debussy, monté au Grand Théâtre de Genève. Mise en scène et chorégraphie Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, scéno Marina Abramović, costume Iris van Herpen, direction musicale Jonathan Nott, avec Jacques Imbrailo, Mari Eriksmoen, Leight Melrose...

Jamais monté avec un ballet, cet unique opéra de Debussy accueille cette fois 8 danseurs qui expriment en quelque sorte les non-dits et les mystères du texte, qui rendent visible une partie de l’invisible de cette pièce étrange. Sur le site du théâtre, vous trouverez quelques vidéos qui explicitent le parti pris de mise en scène autour du regard, de l’oeil.

Mais si j’explique tout cela, ce n’est pas tout à fait en vain : c’est que cette œuvre sera prochainement programmée sur TV 5 Monde, date encore inconnue, alors, ouvrez l’œil, guettez sa diffusion!

samedi 30 janvier 2021

pan dans les dents

Je suis retourné chez le dentiste. Ça faisait très longtemps que je n’y avais pas mis les pieds, ou plutôt les mâchoires. Ce n’est bien sûr pas un événement, même en ces jours de réduction d’activité où tout devrait se téléréaliser.

Pourtant « aller chez le dentiste » fait tout de même figure d’événement pour moi, ce terme n’étant  pas à comprendre comme « fait extraordinaire », mais comme une situation signifiante, voire même à significations multiples. Situation susceptible d’être répétée et donc de contenir de l’identique et du différent : c’est ici que peuvent se révéler l’immobilisme et la nouveauté. 
Quelques indices pour donner une idée des processus à l’œuvre dans mon cas : des ancêtres dentistes, mais du côté adoptif (non biologique), et donc des questions de racines... Bref...


Je retrouve avec surprise le cabinet quasiment inchangé, si ce n’est un tableau supplémentaire accroché dans la salle d’attente (ici aussi, le connu et le nouveau). J’imaginais le praticien m’accueillir en combi de cosmonaute anti-Covid : pas du tout. Cette bonne mesure me rassure.
Rapidement il émet un diagnostic concernant le problème dentaire. Je m’entends lui suggérer une option, la solution la plus onéreuse et la plus coûteuse au regard de la durée des interventions et fatalement de la douleur et de l’inconfort inhérents. Puis, gêné, je lui glisse maladroitement : « Enfin, excusez-moi, c’est plutôt à vous de me dire ce que vous pensez qu’il faut faire. »

Comme j’ai des décennies de pratique derrière moi, ma suggestion n’a rien d’absurde et nous nous mettons d’accord sur ce projet. On prend un rendez-vous pour une séance dont la durée prévue sera de deux heures. La chose me paraît à peine inquiétante.

Le jour J, j’ai beau faire, je ne suis ni réservé ni frileux. Sur le fauteuil, presque allongé, je m’étonne de recouvrer mon habituelle maladresse à trouver une position agréable. 
Une fois l’anesthésie réalisée, le travail n’est pas mince. Le dentiste doit s’acharner sur trois couronnes, arracher une racine, intervenir sur la gencive, la recoudre... Côté gymnastique faciale, je donne de ma personne! 
Pendant tout cela, mon regard balaye le plafond. J’ai devant moi cette même lampe que j’avais prise en photo pour un billet datant de mars 2012, luminaire qui m’a toujours paru ressembler à un insecte ou un E.T. et qui m’est cette fois plutôt amical.
Je m’interroge vraiment sur le peu de difficulté avec lequel je vis le moment présent. Je pense à une amie à qui j’ai recommandé ce praticien, et qui, contrairement à ce que j’avais pu imaginer, l’adore. J’allais écrire  « c’est à ce moment que je réalise la confiance que je porte à ce dentiste », mais c’est parfaitement inexact. J’ai déjà pris conscience de cette confiance, je l’ai même déjà clairement formulée, à lui et à d’autres. Non, je prends la mesure de cette confiance singulière ne se situant pas sur le plan affectif, mais qui permet ce consentement dont mon corps est l’enjeu. Je me prends à rêver que je suis un nourrisson sur ce fauteuil de dentiste, vigilant à ce qu’on prenne soin de son corps, des manifestations émanant de lui.

Et en même temps que je fais le triste constat qu’il y a peu de personnes en qui j’ai confiance, je m’amuse à penser qu’une partie de ma sexualité a bien à voir avec cette dimension-là, rejouer quelque chose de la confiance dans l’incarnation. La chair.

vendredi 22 janvier 2021

ne pas se taire



Je ne sais plus du tout comment j’ai « rencontré » Dorothy Allison.
 Était-ce lors de mon exploration du racisme et des questions de races, qui m’a emmené évidemment (et virtuellement) aux États-Unis et m’a conduit de façon imprévue du mouvement Black Lives Matter à ceux de Trans Black Lives Matter et Trans Lives Matter? Je ne crois pas. Était-ce lors de ce même « voyage » autour des textes du « black feminism »?

Ou était-ce plutôt autour de la figure de Maggie Nelson, dont j’avais apprécié Les Argonautes ? C’est plus probable. La saveur des Argonautes, c’est le mélange entre autobiographie, réflexions théorique et politique sur le genre et la sexualité, et mise en forme littéraire de cette auto-fiction. Et bien que n’ayant pas lu le premier roman à succès de Dorothy Allison (L’Histoire de Bone, qui traite notamment de l’inceste), je crois que je savais un peu à quoi m’attendre en achetant Peau, explicitement sous-titré À propos de sexe, de classe et de littérature. Ce livre-là est un recueil de textes déjà parus aux États-Unis, qui tressent également histoire personnelle, points de vue politiques et interrogation sur la fiction. 

Ce qui est particulièrement touchant chez Dorothy Allison, c’est la lutte perpétuelle contre l’assignation: 
« Tout au long de ma vie, il y a toujours eu quelqu’un pour essayer de fixer les limites de qui et de ce que j’allais être autorisée à être : en tant que personne issue de la classe ouvrière, une intellectuelle, qui connaît une ascension sociale mais qui sait où est sa place ; en tant que lesbienne, une lesbienne acceptable, ne mettant pas trop en avant les détails de sa pratique sexuelle ; en tant qu’écrivaine, une auteure humble, consciente d’être une femme, consciente de sa relation aux "vrais" écrivains et qui écoute ses éditeurs. Ce qu’il y a de commun entre toutes ces limites, c’est que leur pouvoir le plus destructeur réside dans ce que je peux être persuadée de me faire à moi-même - les murs de la peur, de la honte et de la culpabilité que je peux être encouragée à construire dans mon esprit. »

Dans son parcours, cela commence dès l’enfance, où il ne faut pas divulguer ce qui se passe à la maison. «On m’avait appris à être très sage, très polie en public, à parler correctement aux dames du catéchisme... » C’est à l’âge de 23 ans, dans un groupe de lesbiennes où l’une des femmes commence à parler de son père, du désir de le tuer, que Dorothy Allison révèle qu’il en est de même pour elle. « J’ai tellement bien fait que je me suis persuadé que seuls les hommes pauvres battent leurs filles, que seuls les pauvres violent leurs filles, et que seules les femmes pauvres les laissent faire. Je croyais que les filles des classes moyennes évoluées étaient des créatures différentes, que les abus sexuels n’existaient pas dans leur famille. C’était une raison de plus pour me taire. » Mais la femme qui parle en face d’elle de son père violeur est une femme d’une classe sociale élevée, qui raconte une vie semblable à la sienne, une horreur « sue et tue à la fois ».
(Pour l’inceste chez les gens comme il faut, voir un livre récemment paru, La Familia grande, de Camille Kouchner).

De cette expérience de dire, et de dire au plus juste, Dorothy Allison a développé une façon très singulière, touchante et jouissive, d’être authentique et de braver les injonctions. D’ailleurs, elle raconte le sexe comme personne (c’est beau et chaud), une forme de belle revanche.

« Peau » est publié aux éditions Cambourakis, couverture illustrée par Maïc Batmane.

mercredi 13 janvier 2021

in memoriam


Quand quelqu’un vous envoie, pour votre anniversaire, autant de fleurs que vous comptabilisez d’années... 

Dans mon cas ça fait tellement de fleurs que ce n’est plus un bouquet que je reçois, mais quasiment un coussin de deuil. Manque le ruban qui proclamerait «  À sa jeunesse », ou « À sa fraîcheur passée »...
L’odeur des roses emplit l’appartement comme celle des couronnes dans les habitations où l’on veille un mort. Mais je suis assez heureux de pouvoir gigoter en m’amusant de cela, et j’ai une pensée émue pour les amis et les amies qui ne sont plus là pour partager ce moment. Que mon enterrement dure longtemps!
Vanité...

vendredi 8 janvier 2021




Bonne année les amis! Je tiens d’une amie superstitieuse qu’il ne faut pas proclamer que « la nouvelle année ne peut pas être pire que celle qui vient de se terminer », car, dit-elle, « Et si c’était possible? » Sage précaution. Virus et bouche cousue, donc.

Plutôt que de faire la liste des choses envisagées pour 2021, je vais vous livrer celle des choses non réalisées ces quinze derniers jours :
- j’ai eu envie de vous montrer l’arbre de Noël de la voisine dans la cour de l’immeuble qui, puisque la copropriété a débité son sapin en petits morceaux, a décoré un magnolia, ce qui m’a fait immédiatement penser aux palmiers du Maghreb ou de l’Égypte lorsqu’ils sont de même affublés de guirlandes le long de leurs troncs.
- j’ai eu envie de vous montrer les quelques feuilles de kale récoltées sur le balcon pour le plaisir de ce vert profond, semblable au sapin, qui donne l’impression qu’en les dévorant on va se faire un bien fou et obtenir un sang émeraude.
- j’ai eu envie de vous montrer tous les derniers bouquins que j’ai achetés alors que je n’ai pas eu le temps de lire les précédents et que ma curiosité me pousse encore à loucher vers d’autres œuvres de papier
- j’ai eu envie d’aller aux Bouffes du Nord avec M., mais inessentialité oblige, patatra c’est tombé à l’eau, et c’est encore noyé pour un moment ce genre de projets apparemment...
- j’ai eu envie de vous montrer de vieilles photos de fantômes transgénérationnels, un café-restaurant-tabac à Neuilly dont la façade porte mon patronyme, et les palmiers de Hyères, que je n’ai pas connus mais qu’ont regardés mon grand-père et son père
- j’ai eu envie d’aimer pendant le jour et pendant la nuit, et pas envie qu’on couvre ce feu-là
- j’ai eu envie de vous donner des nouvelles de ma mère, que vous n’avez jamais vue alors que des photos d’elle emplissent mon smartphone, qui avait semblé atteinte par la dernière quatorzaine mais redevient la petite dame rieuse et moqueuse d’avant sa contamination, avec laquelle je délire posément en tête-à-tête (parloir Covid, questionnaires et prise de température, masque et Plexiglas etc.)
- j’ai eu envie de vous dire des mots tendres et chaleureux, et ma timidité m’a encore retenu, mais ça, c’est à peu près le seul projet qui me tient vraiment à cœur, donc je vais m’y employer copieusement prochainement.

Bonne année les amis!