En rentrant chez Jill, je constate avec horreur que ma mère est restée debout a m’attendre. Elle s’inquiétait. Elle est contrariée que je sois revenue seule à pied à une heure si tardive. Je lui dis que ce n’est pas le cas, que mon ex m’a raccompagnée - il n’y a au une raison de t’inquiéter, je vais bien, va te coucher. […]
Mon ex ne m’a bien sûr pas raccompagnée. À la place, j’ai erré, complètement ivre, de la rue principale à la voie ferrée, où je me suis allongée pour écouter le silence du monde. Puis, couchée, sur le dos, j’ai fumé une cigarette en ayant l’impression de faire partie du sol, d’être devenue l’une des sombres créatures égarées de la nuit.
D’aussi loin que je me souvienne, c’est l’une de mes sensations préférées. Être seule dans un lieu public, errant dans la nuit ou étendue par terre, anonyme, invisible, flottant sur le sol. Être un “homme de la foule” ou au contraire seule avec la Nature, voire Dieu. Réclamer sa part d’espace public alors qu’on a l’impression de disparaître dans son immensité, sa sublimité. S’entraîner à la mort, se sentir complètement vide, mais en tenant d’un fil à la vie.
On a souvent voulu empêcher les femmes d’éprouver cette sensation, à des époques et dans des lieux très divers. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Ne vous a-t-on pas répété des millions de fois qu’une femme se promenant seule la nuit court à la catastrophe? Dans ces conditions, impossible de décider si vous êtes courageuse ou idiote et portée à l’autodestruction. Car parfois, s’entraîner à la mort se résume bien à cela. Adolescente, j’aimais prendre des bains dans le noir avec des pièces de monnaie sur les yeux. »
Extrait d’Une partie rouge, de Maggie Nelson, éditions du sous-sol.
Cette série "immensité" présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.
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