Je ne sais plus du tout comment j’ai « rencontré » Dorothy Allison.
Était-ce lors de mon exploration du racisme et des questions de races, qui m’a emmené évidemment (et virtuellement) aux États-Unis et m’a conduit de façon imprévue du mouvement Black Lives Matter à ceux de Trans Black Lives Matter et Trans Lives Matter? Je ne crois pas. Était-ce lors de ce même « voyage » autour des textes du « black feminism »?
Ou était-ce plutôt autour de la figure de Maggie Nelson, dont j’avais apprécié Les Argonautes ? C’est plus probable. La saveur des Argonautes, c’est le mélange entre autobiographie, réflexions théorique et politique sur le genre et la sexualité, et mise en forme littéraire de cette auto-fiction. Et bien que n’ayant pas lu le premier roman à succès de Dorothy Allison (L’Histoire de Bone, qui traite notamment de l’inceste), je crois que je savais un peu à quoi m’attendre en achetant Peau, explicitement sous-titré À propos de sexe, de classe et de littérature. Ce livre-là est un recueil de textes déjà parus aux États-Unis, qui tressent également histoire personnelle, points de vue politiques et interrogation sur la fiction.
Ce qui est particulièrement touchant chez Dorothy Allison, c’est la lutte perpétuelle contre l’assignation:
« Tout au long de ma vie, il y a toujours eu quelqu’un pour essayer de fixer les limites de qui et de ce que j’allais être autorisée à être : en tant que personne issue de la classe ouvrière, une intellectuelle, qui connaît une ascension sociale mais qui sait où est sa place ; en tant que lesbienne, une lesbienne acceptable, ne mettant pas trop en avant les détails de sa pratique sexuelle ; en tant qu’écrivaine, une auteure humble, consciente d’être une femme, consciente de sa relation aux "vrais" écrivains et qui écoute ses éditeurs. Ce qu’il y a de commun entre toutes ces limites, c’est que leur pouvoir le plus destructeur réside dans ce que je peux être persuadée de me faire à moi-même - les murs de la peur, de la honte et de la culpabilité que je peux être encouragée à construire dans mon esprit. »
Dans son parcours, cela commence dès l’enfance, où il ne faut pas divulguer ce qui se passe à la maison. «On m’avait appris à être très sage, très polie en public, à parler correctement aux dames du catéchisme... » C’est à l’âge de 23 ans, dans un groupe de lesbiennes où l’une des femmes commence à parler de son père, du désir de le tuer, que Dorothy Allison révèle qu’il en est de même pour elle. « J’ai tellement bien fait que je me suis persuadé que seuls les hommes pauvres battent leurs filles, que seuls les pauvres violent leurs filles, et que seules les femmes pauvres les laissent faire. Je croyais que les filles des classes moyennes évoluées étaient des créatures différentes, que les abus sexuels n’existaient pas dans leur famille. C’était une raison de plus pour me taire. » Mais la femme qui parle en face d’elle de son père violeur est une femme d’une classe sociale élevée, qui raconte une vie semblable à la sienne, une horreur « sue et tue à la fois ».
(Pour l’inceste chez les gens comme il faut, voir un livre récemment paru, La Familia grande, de Camille Kouchner).
De cette expérience de dire, et de dire au plus juste, Dorothy Allison a développé une façon très singulière, touchante et jouissive, d’être authentique et de braver les injonctions. D’ailleurs, elle raconte le sexe comme personne (c’est beau et chaud), une forme de belle revanche.
« Peau » est publié aux éditions Cambourakis, couverture illustrée par Maïc Batmane.
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