Cela fait un moment que je n'ai pas glissé la tête dans cette fenêtre numérique, occupé pour une part à travailler, ce qui n'est guère intéressant. Il faut dire que revenir de quelques jours de vacances pour être assailli par la "reprise" du conflit israelo-arabe, la guéguerre Copé Fillon et le brouhaha du gouvernement, rien de cela n'incite à se tenir dans le flux de l'actu.
Je me suis donc plongé dans un bouquin qui m'attendait depuis quelque temps sur ma table de nuit, Tanger 54, de Mona Thomas (guidé là encore sans doute par un désir post Afrique).
C'est un curieux livre, récit et rêverie critique, tout aussi intéressant qu'horripilant. Récit car la quête retracée est réelle et peut même s'illustrer, au fil des pages, en consultant Internet sur les indications de l'auteur.
Pour faire vite : l'acteur Gérard Desarthe achète sur une brocante normande un dessin de visage, au pastel, annoté : Will. S Burroughs, Tanger 1954. Son amie Mona mène l'enquête. L'inscription est-elle une signature ou une dédicace ? Le dessin est-il un portrait, et si oui, de qui ? Si l'œuvre n'est pas de la main de Burroughs, qui, en 1954 à Tanger, a pu réaliser ce croquis ?
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Le croquis qui donne lieu à l'enquête
de Mona Thomas, reproduit dans le livre
publié aux éditions Stock. |
Cette ville, dont le nom cousine si bien avec danger, est tout autant un rayonnage de bibliothèque, un fragment de littérature, qu'un lieu réel. Mais les écrivains ne sont pas les seuls à succomber aux charmes épicés de la médina et de ses jeunes hommes. Nombre de peintres s'y croisent.
Petit à petit l'auteur découvre que le modèle est un peintre marocain (Ahmed Yacoubi), amant de Bowles puis de Francis Bacon. D'après les photos et les témoignages, l'hypothèse semble crédible. Plus hasardeux, Mona Thomas affirme finalement que le dessin serait l'œuvre de Francis Bacon.
Tandis que la lecture de ces pages fait renaître le Tanger des années 50, avec ces étrangers et leurs gigolos locaux — ce tressage de profits variés qui n'exclut pas l'authenticité —, un hasard né de mon insatiable curiosité me fait découvrir le week-end dernier, en plein Paris, un lieu de prostitution masculine avec de jeunes hommes presque tous d'origine maghrébine.
Un lieu clos, peint de noir, que l'on atteint après avoir gravi des escaliers et traversé des espaces fort différents et qui m'apparaît, rétrospectivement et de façon fantastique, comme une chambre dissimulée au sein d'une pyramide. Chambre aux trésors ? C'est sans doute un secret de Polichinelle pour les amateurs habitués, qui eux, doivent rejoindre l'endroit à grandes enjambées, en sifflotant, comme s'ils allaient au supermarché G20 du coin.
Ma timidité et ma surprise, entre ces cabines alignées qui toutes abritent un garçon différent, détonnent et m'empêchent de poser toutes les questions qui me brûlent les lèvres. Ainsi, me voici dans l'incapacité d'indiquer combien est facturée la passe. À part les jeunes professionnels, se tiennent là des hommes à cheveux gris, clients bien sûr, et je comprends vite que tout le monde se connaît ici. Ça plaisante, ça chantonne, dans une cabine l'un des "vieux", en costard, pianote sur son BlackBerry pour chercher des nouvelles de la brouille à l'UMP, ce qui donne matière à commentaires.
Comme je suis moi aussi dans la tranche d'âge des consommateurs, on me fait des propositions très explicites (mais non chiffrées) et s'invitent les souvenirs de Marrakech, du livre de Mrabet, Look and Move on, et de celui en cours, Tanger 54.
L'amour, parfois, ne dédaigne pas le commerce. Et l'amour de l'art, avec Mona Thomas, nous emmène donc sur les traces de Francis Bacon à Tanger. Pour ma part, j'ignorais qu'il y avait séjourné. La biographie, ô combien rocambolesque du peintre, sert de prétexte à nombre d'anecdotes qui font du livre une agréable balade. Il y a de jolis passages, d'autres très agaçants, écrits comme une conversation de bistrot zébrée de name dropping. J'imagine que l'auteur est sincère et que ses interrogations sur le statut de l'œuvre hors corpus officiel le sont aussi. Mais j'ai peine à croire qu'un amateur d'art voit dans ce croquis trace de Francis Bacon. Ou alors à accepter, ce que je fais volontiers, que les plus grands artistes sont capables de crobards qui ne méritent ni une telle attention, ni une telle sacralisation. L'argument final qui fait pencher Mona Thomas pour une attribution à Bacon (je ne veux pas révéler la fin pour qui voudrait lire le bouquin), s'avère d'ailleurs tout à fait impensable pour qui s'est déjà frotté à la composition d'une image, mais passons.
Plus tard dans la semaine, un fracas retentit dans mon appartement. Dépité, je découvre qu'une série de petites poteries que je tiens de mon père s'est écrasée sur le sol. Elles étaient accrochées au mur, dans l'entrée, reliées et unes aux autres par un lien d'origine qui a rompu. C'est un souvenir de son service militaire en Tunisie, que le temps avait jusque là préservé.