Il y a dans le livre "En cas d'amour", d'Anne Dufourmantelle, un texte extrêmement touchant.
C'est une histoire qui commence par une noyade évitée, un homme qui plonge dans l'eau d'une rivière, sans réfléchir, pour aller au secours d'un enfant qui vient d'y sombrer.
L'enfant est sorti de l'eau, sain et sauf. Mais l'homme n'est pas indemne. Il a ressenti un désir imprévu, nouveau, pour cet enfant.
Je ne vais pas décrire ce qui s'en suit. Voici quelques fragments du texte, qui disent la façon et l'intelligence de l'auteur.
"Penser l'événement - un corps qui tombe dans une rivière, la mort qui vous prend puis vous détache, l'amour qui survient-, c'est peut être la chose la plus difficile qui soit donnée à la pensée."[...]
" L'événement fait effraction. Il ne peut pas se lire dans la continuité du réel. Il arrive. Il n'occupe aucune place préconçue, il est "traumatique" dans son essence même. Une promenade au bord de l'eau devient un acte sacré, le sauvetage d'une vie."[...]
"L'événement est un trauma parce qu'il ne s'appuie sur aucune donnée ancienne. Les soldats envoyés dans les tranchées n'avaient jamais pu concevoir une telle boucherie, l'inimaginable n'a aucun lieu où s'inscrire en nous, nulle part ne sont codés la boucherie inutile, la chair soulevée dans les airs, le meilleur ami éventré, nulle part même, à l'autre bout du spectre le coup de foudre, la révélation, la stupeur."[...]
"L'événement transcende notre capacité à le penser puisque la pensée naît précisément de ce heurt entre le réel et ce qui nous parvient, les frontières de ce "nous" étant gardées, depuis l'espace et le temps jusqu'aux données de la conscience, par l'expérience passée et la constitution même de notre être."
Il est beaucoup question dans ce texte du désir, en ce qu'il est lui aussi irruption événementielle, imprévue. Mais difficile ce jour où j'apprends la mort d'Anne Dufourmantelle, dans des circonstances proches du sauvetage évoqué plus haut, de ne pas en rester à l'image d'une catastrophe qui " n'a aucun lieu où s'inscrire en nous".
"En cas d'amour" est sous-titré "Psychopathologie de la vie amoureuse", et est édité en poche chez Rivages.