mercredi 19 juillet 2017

amours folles

"Dès qu'elle est seule, elle se parle. Elle s'invente des personnages." C'est ainsi que les professionnels de la maison de retraite décrivent ma mère et ses monologues.

Difficile pourtant de dépeindre plus mal ce qui se déroule pour elle et ses discours solitaires. On sent que cette pseudo observation restitue un présupposé du personnel : si un pensionnaire parle tout seul c'est pour tromper l'angoisse de la solitude (donc la meubler d'autres fictifs).

Ce n'est absolument pas ce qui se passe ici.

Première chose mal observée :  ma mère ne se lance pas dans ces bavardages lorsqu'elle est seule. Elle peut le faire en votre compagnie dès lors qu'elle cesse d'être sollicitée. Ainsi, à côté de moi, si je reste un moment silencieux, la voilà qui va commencer à s'entretenir avec les objets, ou ce qui est dans son champ de vision, en proximité, ma main ou ses pieds pouvant dans ce cas faire figure d'interlocuteurs muets parfaitement convenables.
Deuxième chose mal observée : elle n'invente pas de personnage(s). Elle invente une relation. C'est le rapport avec l'autre qu'elle met en scène, l'autre étant, dans ce dispositif, tout à fait négligeable. Elle établit un lien avec le monde.

Que dit-elle ? Qu'elle aime. Parfois elle prend le temps de nommer l'autre : ce sera "tout beau", ou encore "toute belle". Mais le plus souvent elle s'en passe. Elle entre tout de suite dans le vif du sujet : "Je t'aime tellement, oh oui, je t'aime tellement, tel que tu es, je t'ai toujours aimé tel que tu es, oui. Oh oui, tu m'a manqué, je t'aime tellement."

Je pourrais être tenté de croire, quand elle s'adresse ainsi à ma main, ou à mon bras, que ce discours m'est en fait destiné. Ce n'est pas le cas. Si sans rien dire, lentement, j'enlève ma main de l'accoudoir du fauteuil où elle recevait ces éloges, ma mère va continuer son monologue avec le siège, en caresser le bois ou le tissu avec les airs inspirés qu'elle affichait en touchant ma peau.
Hier soir, dans son lit, c'est son propre cou qu'elle étreignait passionnément des deux mains, langoureusement, lui déclarant sa flamme et montrant un visage de tragédienne façon "ne me quitte pas".

On se sait pas qui elle aime vraiment, mais ça la relie au monde comme une corde d'alpinisme. Vertige.





2 commentaires:

  1. A propos du psychodrame: "jouer procure joie et réconfort, l'absurde peut aussi être éprouvé comme un élément de la réalité. Jouer permet de renouer avec la dignité, la liberté de pensée, la liberté d'esprit qui permet d'agir sous la contrainte de l'existence réelle. (...)Ce qui nous fait souffrir, c'est le blocage de nos processus créatifs. Corinne Gal dans Le psychodrame, une expérience aussi forte que la vie p229
    Et: "Si le jeu est essentiel, c'est parce que c'est en jouant que le patient se montre créatif. Seule la créativité permet de trouver la juste mesure entre le noir et le blanc. Elle est la palette de toutes les attitudes possibles face à la réalité. Je parle ici d'une créativité intime, liée à la spontanéité et à la perception.. Inhérente au fait de vivre, elle est universelle et nous permet une approche de la réalité. Ce qui nous fait souffrir, c'est le blocage de nos processus créatifs." Winicott dans Jeu et réalité p76

    Ta présence, celle de ceux que Mireille côtoie dans ce lieu est l'occasion de jouer. Ne serait-ce pas là aussi le secret de sa joie?

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  2. L'initiale de son prénom, "M".

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