« Je m’efforce d’accepter les difficultés de la marche et le poids du sac sur mon dos. Je ne peux nier que cela commence à me peser. Et je ne m’étonne plus qu’un homme comme Lazebnik se met à geindre. Mais c’est Chapiro qui a raison, la beauté de la steppe est éblouissante. Il est inutile d’en parler. Il faut juste l’absorber, la boire telle qu’elle se révèle dans toute sa splendeur, dans toute sa magnificence. Ton pied qui se pose au bord de la route et effleure l’herbe qui se plie et vient te caresser. Elle recèle une telle beauté, une caresse à la fois pour le soldat et pour toi. Le tapis chamarré des fleurs ne te rappelle-t-il pas la prairie de ton enfance, de ta maison si lointaine? Là-bas une petite prairie et ici l’immensité. Mais l’horizon est le même. Tu vas l’atteindre avec toute la troupe des détenus qui s’étire de plus en plus, qui serpente, se plie et se déplie, qui reforme les rangs. Au loin, à l’horizon lumineux, on voit le coupé de l’officier. Les chariots suivent avec lenteur la file, et transportent en cahotant les femmes qui accompagnent leurs maris en exil. La rangée des prisonniers s’étire maintenant sur une demi-verste. Dans le lointain, on discerne des vaches, des chevaux qui broutent. Et soudain surgit devant le regard ébloui un troupeau de moutons et un berger avec, à la main, son grand bâton. Tout cela oscille dans la brume de chaleur. Tout s’éloigne à notre approche. L’écho de nos pas leur est étranger. Il insinue la peur. Le soleil fait miroiter les baïonnettes des soldats. Il y met le feu. Les troupeaux s’éloignent, mais il est si bon de les avoir vus. Ils annoncent un village qui vient à notre rencontre, au bord de la route. Un village ! Un village ! Nous nous en approchons. Deux petites isbas semblables à celles qu’on voit dans la Russie européenne. Les mêmes murs. Les mêmes toits. Le premier village au seuil de la steppe. Les maisons sont en retrait de la route. À quelques pas de là, on voit des paysannes avec des miches de pain et des seaux de lait. Autour d’elles, courent des enfants en loques, mais en pleine santé et brunis par le soleil. Leurs yeux puérils sont écarquillés de curiosité. Ils arrêtent de courir, s’immobilisent muets. Lorsque nous arrivons à leur hauteur, ils s’enfuient comme le troupeau de mouton auquel nous avons fait peur plus tôt. »
Extrait de Dans les bagnes du tsar, de H. Leivick, traduit du yiddish par Rachel Ertel, Éditions de l’Antilope.
Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.
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