«[...] Il arriva que j'eus besoin, pour mes projets de sculpture, d'un arbre de bois de rose; j'en voulais un plein et large. Je consultais Jotépha.
"Il faut aller dans la montagne, me dit-il. Je connais, à un certain endroit, plusieurs beaux arbres. Si tu veux, je te conduirai, nous abattrons l'arbre qui te plaira et nous le rapporterons tous deux."
Nous partîmes de bon matin. Les sentiers indiens sont à Tahiti assez difficiles pour un Européen. Entre deux montagnes qu'on ne saurait gravir, deux hautes murailles de basalte, se creuse une fissure où l'eau serpente à travers des rochers qu'elle détache, un jour que le ruisseau s'est fait torrent et qu'elle entrepose un peu plus loin pour les y reprendre un peu plus tard et finalement les pousser, les rouler jusqu'à la mer.
[...] Nous allions tous les deux, nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main, traversant maintes fois le ruisseau pour profiter d'un bout de sentier que mon compagnon semblait percevoir par l'odorat plutôt que par la vue, tant les herbes, les feuilles et les fleurs, en s'emparant de tout l'espace, y jetaient se splendide confusion.
Le silence était complet, en dépit du bruit plaintif de l'eau dans les rochers, un bruit monotone, accompagnement de silence.
Et, dans cette forêt merveilleuse, dans cette solitude, dans ce silence, nous étions deux – lui, un tout jeune homme, et moi un presque vieillard, l'âme défleurie de tant d'illusions, le corps lassé de tant d'efforts et cette longue et cette fatale hérédité des vices d'une société moralement et physiquement malade !
Il marchait devant moi, dans la souplesse animale de ses formes gracieuses, androgynes : il me semblait voir en lui s'incarner, respirer toute cette splendeur végétale dont nous étions investis. Et d'elle en lui, par lui se dégageait, émanait un parfum de beauté qui enivrait mon âme, et où se mêlait comme une forte essence le sentiment de l'amitié produite entre nous par l'attraction mutuel du simple et du composé.
Était-ce un homme qui marchait là devant moi ? Chez ces peuplades nues, comme chez les animaux, la différence entre les sexes est bien moins évidente que dans nos climats. Nous accentuons la faiblesse de la femme en lui épargnant les fatigues, c'est-à-dire les occasions de développement, et nous la modelons d'après un menteur idéal de gracilité.
À Tahiti, l'air de la forêt ou de la mer fortifie tous les poumons, élargit toutes les épaules, toutes les hanches, et les graviers de la plage ainsi que les rayons du soleil n'épargnent pas plus les femmes que les hommes. Elles font les même travaux que ceux-ci, ils ont l'indolence de celles-là : quelque chose de viril est en elles, et en eux quelque chose de féminin. Cette ressemblance des deux sexes facilite leur relation, que laisse parfaitement pure la nudité perpétuelle, en éliminant des mœurs toute idée d'inconnu, de privilèges mystérieux, de hasards ou de larcins heureux – toute cette livrée sadique, toutes ces couleurs honteuses et furtives de l'amour chez les civilisés.
Pourquoi cette atténuation des différences entre les deux sexes, qui, chez les "sauvages", en faisant de l'homme et de la femme des amis autant que des amants, éarte d'eux la notion même du vice, l'évoquait-elle tout à coup chez un vieux civivlisé, avec le redoutable prestige du nouveau, de l'inconnu ?
Et nous étions seulement tous deux.
J'eus comme un sentiment de crime, le désir d'inconnu, le réveil du mal. Puis la lassitude du rôle du mâle qui doit toujours être fort, protecteur : de lourdes épaules à supporter. Être une minute l'être faible qui aime et obéit.
Je m'approchais, sans peur des lois, le trouble aux tempes.
Mais le sentier était fini ; pour traverser le ruisseau mon compagnon se détourna et dans ce mouvement me présenta sa poitrine.
L'androgyne avait disparu. C'était bien un jeune homme, et ses yeux innocents avaient la limpidité des eaux calmes.»
Extrait de Noa Noa, de Paul Gauguin, éditions Mille et une nuits.
Je préfère généralement laisser les extraits sans commentaire. Mais juste une précision : Jotépha, le jeune homme cité dans le texte, est celui qui a servi de modèle pour l'homme à la hache, ainsi que pour le cheval blanc. Il apparaît en silhouette dans de nombreux tableaux de Gauguin. Celui-ci avait 43 ans lorsqu'il séjourna la première fois à Tahiti, en 1891. Arrivé en juin a Papeete, il quitte rapidement cette ville, qui lui semble pervertie par les Européens, pour habiter une case à quarante-cinq kilomètres de là. Jotépha est alors son voisin, un voisin curieux de l'activité artistique du peintre sculpteur.
"Il faut aller dans la montagne, me dit-il. Je connais, à un certain endroit, plusieurs beaux arbres. Si tu veux, je te conduirai, nous abattrons l'arbre qui te plaira et nous le rapporterons tous deux."
Nous partîmes de bon matin. Les sentiers indiens sont à Tahiti assez difficiles pour un Européen. Entre deux montagnes qu'on ne saurait gravir, deux hautes murailles de basalte, se creuse une fissure où l'eau serpente à travers des rochers qu'elle détache, un jour que le ruisseau s'est fait torrent et qu'elle entrepose un peu plus loin pour les y reprendre un peu plus tard et finalement les pousser, les rouler jusqu'à la mer.
L'homme à la hache, 1891. |
[...] Nous allions tous les deux, nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main, traversant maintes fois le ruisseau pour profiter d'un bout de sentier que mon compagnon semblait percevoir par l'odorat plutôt que par la vue, tant les herbes, les feuilles et les fleurs, en s'emparant de tout l'espace, y jetaient se splendide confusion.
Le silence était complet, en dépit du bruit plaintif de l'eau dans les rochers, un bruit monotone, accompagnement de silence.
Et, dans cette forêt merveilleuse, dans cette solitude, dans ce silence, nous étions deux – lui, un tout jeune homme, et moi un presque vieillard, l'âme défleurie de tant d'illusions, le corps lassé de tant d'efforts et cette longue et cette fatale hérédité des vices d'une société moralement et physiquement malade !
Il marchait devant moi, dans la souplesse animale de ses formes gracieuses, androgynes : il me semblait voir en lui s'incarner, respirer toute cette splendeur végétale dont nous étions investis. Et d'elle en lui, par lui se dégageait, émanait un parfum de beauté qui enivrait mon âme, et où se mêlait comme une forte essence le sentiment de l'amitié produite entre nous par l'attraction mutuel du simple et du composé.
Était-ce un homme qui marchait là devant moi ? Chez ces peuplades nues, comme chez les animaux, la différence entre les sexes est bien moins évidente que dans nos climats. Nous accentuons la faiblesse de la femme en lui épargnant les fatigues, c'est-à-dire les occasions de développement, et nous la modelons d'après un menteur idéal de gracilité.
Le cheval blanc, 1898, Musée d'orsay. |
À Tahiti, l'air de la forêt ou de la mer fortifie tous les poumons, élargit toutes les épaules, toutes les hanches, et les graviers de la plage ainsi que les rayons du soleil n'épargnent pas plus les femmes que les hommes. Elles font les même travaux que ceux-ci, ils ont l'indolence de celles-là : quelque chose de viril est en elles, et en eux quelque chose de féminin. Cette ressemblance des deux sexes facilite leur relation, que laisse parfaitement pure la nudité perpétuelle, en éliminant des mœurs toute idée d'inconnu, de privilèges mystérieux, de hasards ou de larcins heureux – toute cette livrée sadique, toutes ces couleurs honteuses et furtives de l'amour chez les civilisés.
Pourquoi cette atténuation des différences entre les deux sexes, qui, chez les "sauvages", en faisant de l'homme et de la femme des amis autant que des amants, éarte d'eux la notion même du vice, l'évoquait-elle tout à coup chez un vieux civivlisé, avec le redoutable prestige du nouveau, de l'inconnu ?
Et nous étions seulement tous deux.
J'eus comme un sentiment de crime, le désir d'inconnu, le réveil du mal. Puis la lassitude du rôle du mâle qui doit toujours être fort, protecteur : de lourdes épaules à supporter. Être une minute l'être faible qui aime et obéit.
Je m'approchais, sans peur des lois, le trouble aux tempes.
Mais le sentier était fini ; pour traverser le ruisseau mon compagnon se détourna et dans ce mouvement me présenta sa poitrine.
L'androgyne avait disparu. C'était bien un jeune homme, et ses yeux innocents avaient la limpidité des eaux calmes.»
Extrait de Noa Noa, de Paul Gauguin, éditions Mille et une nuits.
Je préfère généralement laisser les extraits sans commentaire. Mais juste une précision : Jotépha, le jeune homme cité dans le texte, est celui qui a servi de modèle pour l'homme à la hache, ainsi que pour le cheval blanc. Il apparaît en silhouette dans de nombreux tableaux de Gauguin. Celui-ci avait 43 ans lorsqu'il séjourna la première fois à Tahiti, en 1891. Arrivé en juin a Papeete, il quitte rapidement cette ville, qui lui semble pervertie par les Européens, pour habiter une case à quarante-cinq kilomètres de là. Jotépha est alors son voisin, un voisin curieux de l'activité artistique du peintre sculpteur.
Mummmmm!
RépondreSupprimerYolande