Quand je l'appelle jeudi dernier pour lui annoncer que je viens dîner avec elle le jour même, elle est toute désemparée. Elle est persuadée de devoir se rendre ce soir-là chez mon frère pour "une grande fête, dit-elle, avec plein de monde".
Je comprends qu'elle pense que nous sommes déjà Noël et je l'encourage à vérifier auprès de ma belle-soeur qu'elle se trompe de quelques jours. Je lui précise que Noël, c'est chaque année le 24, ce qui la laisse dubitative. Elle est perdue, et se sentir perdue l'égare toujours davantage.
Plus tard dans la journée, je l'ai à nouveau au téléphone. J'entends au son de sa voix que le calme est revenu en elle :
- "C'est bon, claironne-t-elle, c'est mardi, c'est le 24", le tout avec un ton d'assurance qui laisserait penser qu'elle m'informe de quelque chose dont je n'aurais pas été sûr.
Je retrouve le soir ma mère toute petite. J'ai le sentiment qu'elle a été réduite de 5% et c'est la première fois que je considère sa fragilité physique et le fait qu'elle pourrait mourir. L'ombre du visage de sa mère, Maïté, passe sur le sien.
Nous parlons de très peu de choses réellement car elle a du mal à terminer ses phrases, c'est éprouvant pour elle comme pour moi. Elle ne commente pas le bouillon de poule maison que je lui ai apporté, j'imagine qu'elle ne l'aime pas beaucoup, elle le termine tout de même mais avant cela elle se lève pour chercher dans sa chambre une photo d'elle et une photo de moi qu'elle amène sur la table, je ne sais pourquoi. Elle voulait montrer une photo où nous étions tous les deux, mais elle ne l'a pas trouvé.
Elle dit : " J'en ai une où ils sont tous les deux".
Elle est maintenant incapable de dire "où nous sommes tous les deux". Je l'avais déjà remarqué quand je l'avais prise en photo avec mon téléphone, elle regardait les images et parlait d'elle en disant "elle" plutôt que "moi". Si bien que je ne savais pas réellement si elle se reconnaissait.
-"Quel âge il peut bien avoir, là ?" questionne-t-elle en montrant ma photo.
-"Je ne sais pas, j'ai peut-être dix sept ans ?"
-"Tant que ça ?"
-"Ou quinze peut-être."
Plus tard dans la soirée, je remarque sur un meuble la photo qui nous réunis et qu'elle devait chercher tout à l'heure : c'est à la campagne, nous nous tenons dans l'embrasure d'une baie vitrée qui donne sur le jardin.
Elle compare notre taille joyeusement : "Tu as vu comme elle est petite ? Elle lui arrive là."
Cette histoire de pronoms personnels me rappelle des anecdotes de peuplades primitives ne comprenant pas le sens des images. Ce "elle" côtoyant ce "moi" impossible semblent caractériser deux territoires chez ma mère, dont l'un, sauvage, tend à prendre toute la place. Maman s'exotise. Sur son île déserte, la Robinsone se rabougrie, minoritaire, alors que Vendredi le primitif prend des airs de colon et va bientôt la reconduire à la frontière.
Quand je dois la quitter, je m'habille et je la regarde chercher ses chaussures. Je m'inquiète qu'elle ait dans l'idée de me raccompagner à la bouche du métro, ce que je refuse toujours, ayant toujours peur de la savoir dans les rues, seule, aux heures tardives. Je l'interroge sur ce qu'elle fait, elle s'énerve :
- "Mais enfin je ne vais pas sortir pieds nus !"
Puis, sur un ton encore plus furibard : "Il faut bien que je rentre chez moi!"
Elle se demande à elle-même ce à quoi j'ai déjà renoncé : rentre à la maison, maman.
J'en étais à m'interroger "est-ce bien nécessaire de laisser "c'est triste" comme commentaire quand je m'avise des libellés : folie, mère. Du coup, je vais à Soupe opéra : folie, mère. Puis à la Prisionnière : Paris, mère. Depuis quand le dis-tu comme ça ?
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