Maintenant notre livre du soir, à ma mère et à moi, c'est Bronx amer, un recueil de nouvelles de Jerome Charyn (édition Mercure de France). C'est un peu par hasard, une amie me l'a mis entre les mains. Je trouve l'écriture peu fluide, mais c'est peut être la traduction qui rigidifie le style. En tout cas pour ce à quoi elle nous sert, cette prose est suffisante.
Elle aime ces moments de lecture. Elle ne comprend plus rien des histoires que je lui raconte, mais elle apprécie le ronron des phrases, et la proximité physique, moi allongé sur le lit à côté d'elle, ce qui lui permet de détailler mon visage.
Je commence une historiette qui s'intitule Silk & Silk. Comme le précédent livre, qui comportait des mots indiens et anglais (la Nuit de l'indigo, de Satyajit Ray), celui-ci m'oblige parfois à des traductions ou à des éclaircissements.
- Silk, c'est un mot anglais qui veut dire soie. Là, c'est aussi le nom de famille d'une personne, dis-je.
- Ah, ça veut dire qu'il croit en Dieu et en Diable.
- Non, pas foi, soie!
- Ah, c'est rigolo comme on peut se tromper, parfois, avec un mot !
Elle rit beaucoup, de bon coeur, comme si elle découvrait à l'instant la possibilité de la méprise.
Elle aime ces moments de lecture. Elle ne comprend plus rien des histoires que je lui raconte, mais elle apprécie le ronron des phrases, et la proximité physique, moi allongé sur le lit à côté d'elle, ce qui lui permet de détailler mon visage.
- Tes pieds..., commence-t-elle en me touchant la tempe...
- Non maman, les pieds c'est là ( je pointe mes chaussures qui dépassent du lit). Ça, c'est les cheveux.
- Tes cheveux ils sont trop courts...
- Tu les trouves trop courts?
- Ils sont courts et ils sont longs.
- Ah...
- C'est-à-dire qu'ils sont courts, et puis quand tu veux autre chose ( Elle caresse mes cheveux comme si elle voulait les coiffer en arrière) , si vous êtes plusieurs, trois ou quatre, et que vous voulez aller plus loin, c'est bien.
- Oui, c'est bien, tu as raison.
Évidemment le mot raison est tout relatif.
Samedi dernier je l'emmène acheter des chaussures. Toutes les trois minutes, je lui rappelle le but de notre promenade, qu'elle redécouvre.
- Et là on va où, à droite ou à gauche?
- A gauche, le magasin de chaussures, je crois qu'il est là-bas.
- Les chaussures! Tu ne vas pas me croire, j'avais complètement oublié !
Elle rit encore, la main devant la bouche, c'est tellement incroyable qu'elle ait pu oublier, comme c'est drôle.
Chez Mephisto, on essaye des chaussures, plusieurs paires, des demi pointures selon les formes plus ou moins étroites, grâce à l'efficacité de la vendeuse, adorable. Finalement restent un modèle noir et un beige, qu'elle a maintenant aux pieds.
- Alors tu préfères lesquelles, celles-ci ou les noires?
Ma mère, pointant ses pieds :
- Les noires ce sont celles-ci?
- Non, ça, ce sont les beiges. (Tout le personnel du magasin sourit, qui prend juste à l'instant la mesure de la perdition de maman).
Bien sûr, elle n'a plus de souvenir des précédentes. On recommence l'essayage.
- Ah, celles-ci!, dit-elle, catégorique, après avoir passé à nouveau les noires. Ce sont les mieux, celles-ci.
- Bon, très bien, alors on prend celles-ci.
Elle est heureuse. Elle se tourne vers la vendeuse avec un large sourire :
- Eh bien, on peut dire que vous avez bien travaillé!
Le souvenir du plaisir perdure un peu : dans la rue, elle me remercie de ce cadeau.
- De rien, dis-je bêtement.
- Si, de quelque chose.
- Oui, c'est vrai, tu as encore raison. C'est quelquechose.
Une heure plus tard elle ne sait plus rien. Qu'on est sorti, que je lui ai acheté des nouvelles chaussures, qu'elle a été heureuse. En tout cas consciemment, elle ne le sait plus.
"Se souvenir des belles choses" est le titre d'un film de Zabou Breitman, de 2002.
"Se souvenir des belles choses" est le titre d'un film de Zabou Breitman, de 2002.
"Même au cœur de la plus amnésique des sénilités, nous ne pouvons en aucun cas présumer de ce que le vieillard qui en est atteint vit vraiment. Ce qui est brouillé, c'est sa communication avec ses semblables, mieux: ses proches (qui désormais ne sont plus semblables à lui). Les informations qui nous parviennent alors sont comme les messages d'un navire isolé par la houle: elles peuvent nous désoler par leurs séquences inaudibles et altérées. Elles nous isolent du parleur et l'isolent de nous, mais non pas de lui-même. Ce qu'il vit, il le vit -que nous puissions ou non participer-. Nous sommes désormais exclus de son aventure; lui, non. Le retour furtif à la conscience "normale", auquel il est parfois donné d'assister chez certains vieillards, permet de constater que de longues phases qui excluent pour eux toute communication avec leurs proches ne vont en aucun cas de pair avec un "invécu"......Peut-être cette phase d'involution fonctionne-t--elle, pour les vieillards qui y sont soumis, comme une sorte de demi sommeil destiné à dégager l'esprit des contingences immédiates, à y ménager le vide nécessaire au jeu d'autres images, d'autres fulgurations essentielles dont nous n'avons pas même idée?
RépondreSupprimerChristiane Singer dans Les Ages de la vie chez Albin Michel p186
Je te suis pleine de gratitude pour le respect de l'expérience de ta mère, ici restituée, de manière phénoménologique.
Gratitude pour ne pas "rapter" l'expérience au profit de jugements. Elle a bien de la chance, ta mère, d'avoir un fils comme toi.