"Nous avons retraversé la ville, en un éclair ma chaîne est passée de la main familière du bourreau à une nouvelle main, j'ai vu transiter quelques billets accompagnés d'une accolade et d'un bon courage peut-être ironique, on m'a tendu des biscuits et un seau d'eau, on m'a rapidement inspecté, soulevé une fois encore la lèvre supérieure à l'aide d'une longue tige de métal, fait lever les pattes et rouler sur le dos, puis on m'a déclaré apte, j'allais marcher sur l'eau, laisser la terre derrière moi, acculé par une nouvelle décision arbitraire des hommes, une nouvelle impulsion de cette force qui semble me conduire au hasard dans l'immensité du monde.
Redressé sur mes pattes arrière pour emprunter la passerelle qui mène au bateau, je marche d'un pas arrogant, le moins bestial possible, de mon pas de plantigrade énigmatique. Le matelot chargé de mon embarquement donne du lest à ma chaîne, je pose mon pied sur le pont et soudain je vacille, me ventouse instantanément au bois, surpris par une drôle de sensation qui s'épanche comme un liquide salé, le tangage, les particules iodées, la houle paresseuse, vertige, léger haut-le-coeur et sentiment étrange de liberté, mes naseaux se dilatent, ma vie va changer, j'en suis sûr, je marque un temps d'arrêt, inspire, puis la voix du matelot accompagné d'un léger coup de bâton m'intime d'emprunter l'échelle qui se trouve à mes pieds, je m'exécute, je descends maintenant dans l'imposante cale sombre où est entreposée la cargaison dont je fais désormais partie - je suis une marchandise."
Extrait de La Peau de l'ours, de Joy Sorman, Gallimard (2014).
Extrait de La Peau de l'ours, de Joy Sorman, Gallimard (2014).
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