C'est le récit de Robert Linhart, engagé comme ouvrier spécialisé chez Citroën, en 1968, dans la lignée du mouvement d'intellectuels de l'époque qui entrent à l'usine.
Il arrive sur une chaîne de production de 2 CV. Il n'a aucune qualification, autant dire qu'il ne sait rien faire, on l'affecte le premier jour à l'atelier de soudure, où il se trouve devoir apprendre auprès de Mouloud. Celui-ci, la quarantaine, est de Kabylie, où il a femme et enfants (Linhart, lui, est né en 1944, il a donc, au moment de cette expérience, 24 ans). Mouloud réalise ses soudures à l'étain presque les yeux fermés, d'un geste sûr et précis, nécessaire et économe. Linhart observe mais n'arrive à rien quand il tente à son tour le coup de chalumeau. Sa maladresse est consternante, Mouloud essaye gentiment de l'encourager, cependant on voit bien que jamais Linhart ne pourra atteindre le niveau nécessaire, et il y a le rythme de la chaîne à suivre.
Linhart interroge Mouloud sur son statut à l'usine, sa qualification. Extrait :
«"M. 2", répond-il, laconique. Manoeuvre.
Je m'étonne. Il n'est que manoeuvre ? [...]Et moi qui ne sais rien faire, on m'a embauché comme "ouvrier spécialisé" (O.S. 2, dit le contrat) : O. S., dans la hiérarchie des pas-grand-chose, c'est pourtant au dessus de manoeuvre... [...] A la première occasion, je me renseignerai sur les principes de classification de Citroën. Quelques jours plus tard , un autre ouvrier me les donnera. Il y a six catégories d'ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manoeuvres (M. 1, M. 2, M. 3), trois catégories d'ouvriers spécialisés (O. S. 1, O. S. 2, O. S. 3). Quand à la répartition, elle se fait de façon tout à fait simple : elle est raciste. Les Noirs sont M. 1, tout en bas de l'échelle. Les Arabes sont M. 2 ou M. 3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général O. S. 1. Les Français sont, d'office, O. S. 2. Et on devient O. S. 3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs.»
Je n'en suis pas beaucoup plus loin dans la lecture quand la précieuse M. m'indique les épisodes de l'émission LSD (France Culture) Musiques africaines, une histoire parisienne. J'écoute hier le premier volet, Barbès cafés, princes du raï et sons du bled. On y retrouve avec émotion, entre autres choses réjouissantes, des profils similaires à celui de Mouloud, ces hommes seuls qui vivent dans une chambre d'hôtel avec "un radio-cassette et un mange-disque", pour qui la musique sera un soutien, mêlant nostalgie et imaginaire projectif, et le café un lieu de vie, presque une place de village.
Entre ces deux moments emplis d'intelligence et de poésie, ce livre et cette émission, je prends le temps de visionner l'interview de Frédérique Vidal par Jean-Pierre Elkabbach, histoire de savoir vraiment de quoi on parle, ce qui s'est dit dans cette émission où la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation aurait décrété une enquête sur l'islamo-gauchisme à l'université. À la minute 40:06, après que le très très vieux journaliste lui ai fait confirmer que, naturellement, rassurez-moi, elle condamnait aussi, avec l'islamo-gauchisme, le regard conjoint porté sur la race, le genre et la classe sociale, elle opine avec assurance et lance : "D'ailleurs en biologie ça fait bien longtemps que on sait qu'il n'y a qu'une espèce humaine, et qu'il n'y a pas de race, alors vous voyez à quel point je suis tranquille avec ce sujet là."
En biologie ?! Sans rire ? On lui parle sciences sociales et elle répond biologie ? Je me demande quel ordre biologique sévissait donc chez Citroën, à son avis, en 1968, pour qu'on ait pu classifier les personnes en fonction de leurs origines ethniques... Et dans quelle famille, quel genre, quelle espèce biologique, elle range les islamo-gauchistes ? Et surtout les ministres, dont, apparemment, les caractéristiques remarquables ne sont plus de travailler et de réfléchir, mais "d'être tranquille" avec les questions raciales. Hop, sous le tapis les non-Blancs, et un sourire utltra-white.
L'Établi, de Robert Linhart, est publié aux éditions de Minuit.