Ce midi après quelques achats je me pose dans un café bistrot très parisien où je me rends quelquefois et où se mélangent habitués du quartier, touristes et provinciaux venus faire des courses (l'établissement est proche des grands magasins), en ce moment tout spécialement au commencement des soldes.
Le brouhaha favorise le repli sur soi. Je profite de cette parenthèse pour sortir de mon sac un livre que je déguste à petites doses, 14, de Jean Echenoz, que m'a offert mon frère à Noël. Je prends conscience à cette occasion que je lui ai peu exprimé le plaisir que m'a fait ce présent et que je vais devoir dans l'après-coup – c'est une de mes maladies! – réparer cela.
(Depuis la veille j'ai vécu de curieuses expériences intellectuelles, des rapprochement inédits entre différents auteurs dans des domaines complètement éloignés qui apparaissent soudain reliés et tout cela m'a amusé et troublé, j'en reparlerais peut-être.) Donc me revoici dans ce restau à lire quelques pages, j'en suis encore au début du livre et soudain je tombe sur cette phrase, c'est page 20, preuve que je ne suis guère avancé dans le récit :
"... Des chapeaux, des foulards, des bouquets, des mouchoirs s'agitaient en tous sens, des paniers de provisions passaient par les fenêtres des wagons, on serrait dans ses bras des enfants, des vieillards, des couples s'étreignaient, des larmes s'écrasaient sur les marchepieds – comme on peut le voir de nos jours à Paris sur la vaste fresque de Albert Herter, dans le hall Alsace de la gare de l'Est."
L'énumération sonne quand une dictée de mon enfance, mais ce n'est pas cela qui m'arrête, c'est la référence à la fresque de Herter.
J'ai beaucoup utilisé cette gare depuis dix ans, et chaque fois je passais devant cette toile importante qui à l'époque était sur la droite en pénétrant dans le hall. Lorsque la gare a été rénovée, je crois que la toile a bénéficié d'un nettoyage aussi, en tout cas elle a retrouvé place ensuite dans ce même lieu, au-dessus des arches qui mènent aux voies cette fois.
Souvent je l'ai détaillé : avec une part d'attirance pour sa gamme colorée élégante, son réalisme bon enfant façon illustration américaine ; aussi avec une part de répugnance pour sa grandiloquence (les embrassades, les vieillards les femmes et les enfants) et surtout pour son étrange composition.
Comment donc un peintre possédant cette maîtrise-là de la construction de l'image (voir le rythme des verticales, l'alternance des plans couleur chaude/couleur froide, les obliques poussant le regard vers la droite) pouvait-il casser cette savante structure en collant en plein milieu – patatras, un éléphant dans un magasin de porcelaine ! – le Y du jeune homme au fusil, doté de la seule ligne fuyant vers la gauche et de l'un des seuls visages également tournés vers ce côté là (encore plus, levé vers le ciel). La toile est devenue, dans mon esprit, le symbole de la composition picturale incompréhensible.
Souvent de ces débats avec moi-même j'en tire l'illusion que l'objet n'existe que pour ma petite personne. Retrouver cette fresque dans ce bouquin me saisit comme une coïncidence étrange, et comme ces corrélations dont je parlais plus haut. Je ferme le livre.
C'est une autre scène, bien réelle celle-ci, qui attire mon attention. Devant moi une mère, la cinquantaine, déjeune avec sa fille que je vois de trois quarts dos, elle lui dit : " tu as l'air fatiguée".
Je souris sous cape car ma propre mère peut me répéter cela dix fois de suite quand je vais lui rendre visite.
Après quelques échanges je m'aperçois que la conversation prend, entre la mère et la fille, un aspect de scène de ménage qui va aller en empirant. La jeune fille se plaint : elle a l'impression que sa mère n'avait pas envie de déjeuner avec elle (il y a de nombreuses considérations sur l'heure à laquelle la mère doit repartir et le fait qu'elle ait téléphoné à jenesaisqui pendant le repas). C'est quelque chose d'important pour la jeune fille qui en parle avec la voix pleine d'émotion.
Au lieu de répondre à la question de sa fille et d'accueillir son désarroi, la mère commence à se justifier avec des remarques générales sur les coups de fils, et l'heure à laquelle elles sont sorties et le choix aussi du restaurant, les arguments sont un peu flous pour moi car j'entends peu ce qu'elles disent. J'ai presque envie d'intervenir mais c'est évidemment délicat. Le fonctionnement de la scène de couple est déjà en place.
L'une exprime son ressenti et son besoin. L'autre répond sur un tout autre mode comme si elle n'entendait pas la demande qui lui était faite. Très rapidement la fille est en pleurs et la mère prend toutes les demandes d'attention pour des critiques qu'elle veut balayer d'un revers de la main sur le mode "on ne va pas en faire un drame". Pour finir la fille se met effectivement à formuler des reproches et la mère, désemparée, qui n'a rien vu venir, se terre sous un masque grimaçant.
Derrière moi c'est une beaucoup plus vieille dame qui, se levant avec son fils, évite d'un geste prompt que le manteau de celui-ci n'atterrisse dans mon assiette.
– Ça à l'air bon, dit-elle en matant l'aile de raie qu'elle a sauvée. J'aurais dû prendre ça.
– C'est très bon en effet, et c'est servi avec des carottes de trois couleurs, je renchéris joyeusement en souhaitant l'étonner.
– Oui, c'est la mode, répond-elle avec un imperceptible haussement d'épaule, et le regard très nettement suspicieux, ayant vu maintenant en moi un gogo qui peut se laisser berner par des fioritures bobos.
Le soir en cherchant sur Internet des infos sur la fresque de Herter (qui est Américain, il n'est pas inutile de le souligner), j'apprends que le jeune homme au centre de la composition est l'un des fils du peintre, Everit, engagé volontaire dans l'armée française et décédé en 1918. Voilà pourquoi sans doute il prend place de façon incongrue dans cette toile comme un moustique écrasé sur un pare-brise, et pourquoi cette scène de départ recouvre une scène d'adieux. Albert Herbert se serait représenté lui-même dans l'homme au bouquet à droite, tourné vers la gauche lui aussi. On note le rappel des fleurs au fusil. Certains voient aussi un portrait d'Adèle, la femme d'Albert, dans l'une des femmes à gauche de la composition.
L'énumération sonne quand une dictée de mon enfance, mais ce n'est pas cela qui m'arrête, c'est la référence à la fresque de Herter.
J'ai beaucoup utilisé cette gare depuis dix ans, et chaque fois je passais devant cette toile importante qui à l'époque était sur la droite en pénétrant dans le hall. Lorsque la gare a été rénovée, je crois que la toile a bénéficié d'un nettoyage aussi, en tout cas elle a retrouvé place ensuite dans ce même lieu, au-dessus des arches qui mènent aux voies cette fois.
Souvent je l'ai détaillé : avec une part d'attirance pour sa gamme colorée élégante, son réalisme bon enfant façon illustration américaine ; aussi avec une part de répugnance pour sa grandiloquence (les embrassades, les vieillards les femmes et les enfants) et surtout pour son étrange composition.
Comment donc un peintre possédant cette maîtrise-là de la construction de l'image (voir le rythme des verticales, l'alternance des plans couleur chaude/couleur froide, les obliques poussant le regard vers la droite) pouvait-il casser cette savante structure en collant en plein milieu – patatras, un éléphant dans un magasin de porcelaine ! – le Y du jeune homme au fusil, doté de la seule ligne fuyant vers la gauche et de l'un des seuls visages également tournés vers ce côté là (encore plus, levé vers le ciel). La toile est devenue, dans mon esprit, le symbole de la composition picturale incompréhensible.
Souvent de ces débats avec moi-même j'en tire l'illusion que l'objet n'existe que pour ma petite personne. Retrouver cette fresque dans ce bouquin me saisit comme une coïncidence étrange, et comme ces corrélations dont je parlais plus haut. Je ferme le livre.
C'est une autre scène, bien réelle celle-ci, qui attire mon attention. Devant moi une mère, la cinquantaine, déjeune avec sa fille que je vois de trois quarts dos, elle lui dit : " tu as l'air fatiguée".
Je souris sous cape car ma propre mère peut me répéter cela dix fois de suite quand je vais lui rendre visite.
Après quelques échanges je m'aperçois que la conversation prend, entre la mère et la fille, un aspect de scène de ménage qui va aller en empirant. La jeune fille se plaint : elle a l'impression que sa mère n'avait pas envie de déjeuner avec elle (il y a de nombreuses considérations sur l'heure à laquelle la mère doit repartir et le fait qu'elle ait téléphoné à jenesaisqui pendant le repas). C'est quelque chose d'important pour la jeune fille qui en parle avec la voix pleine d'émotion.
Au lieu de répondre à la question de sa fille et d'accueillir son désarroi, la mère commence à se justifier avec des remarques générales sur les coups de fils, et l'heure à laquelle elles sont sorties et le choix aussi du restaurant, les arguments sont un peu flous pour moi car j'entends peu ce qu'elles disent. J'ai presque envie d'intervenir mais c'est évidemment délicat. Le fonctionnement de la scène de couple est déjà en place.
L'une exprime son ressenti et son besoin. L'autre répond sur un tout autre mode comme si elle n'entendait pas la demande qui lui était faite. Très rapidement la fille est en pleurs et la mère prend toutes les demandes d'attention pour des critiques qu'elle veut balayer d'un revers de la main sur le mode "on ne va pas en faire un drame". Pour finir la fille se met effectivement à formuler des reproches et la mère, désemparée, qui n'a rien vu venir, se terre sous un masque grimaçant.
Derrière moi c'est une beaucoup plus vieille dame qui, se levant avec son fils, évite d'un geste prompt que le manteau de celui-ci n'atterrisse dans mon assiette.
– Ça à l'air bon, dit-elle en matant l'aile de raie qu'elle a sauvée. J'aurais dû prendre ça.
– C'est très bon en effet, et c'est servi avec des carottes de trois couleurs, je renchéris joyeusement en souhaitant l'étonner.
– Oui, c'est la mode, répond-elle avec un imperceptible haussement d'épaule, et le regard très nettement suspicieux, ayant vu maintenant en moi un gogo qui peut se laisser berner par des fioritures bobos.
Le soir en cherchant sur Internet des infos sur la fresque de Herter (qui est Américain, il n'est pas inutile de le souligner), j'apprends que le jeune homme au centre de la composition est l'un des fils du peintre, Everit, engagé volontaire dans l'armée française et décédé en 1918. Voilà pourquoi sans doute il prend place de façon incongrue dans cette toile comme un moustique écrasé sur un pare-brise, et pourquoi cette scène de départ recouvre une scène d'adieux. Albert Herbert se serait représenté lui-même dans l'homme au bouquet à droite, tourné vers la gauche lui aussi. On note le rappel des fleurs au fusil. Certains voient aussi un portrait d'Adèle, la femme d'Albert, dans l'une des femmes à gauche de la composition.
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