mercredi 8 janvier 2014

l'irrémédiable

« À l'aube du 19 avril, une dizaine de soldats avaient défoncé le portail de l'EFEO* à coups de crosse. La maison de l'École était la seule du quartier à être encore intacte. [...]

Ils envahirent aussitôt le jardin et les dépendances, puis pénétrèrent dans la maison, sans s'occuper de ma présence. C'étaient de vrais Khmers rouges, en pyjama noir et krama, avec une casquette verte qui allongeait leur visage ; de vrais campagnards, sans morgue au front, mais à l'expression obtuse, et maintenant incapables de surmonter le sentiment de dégoût qui faisait bondir leur cœur à la vue d'un "valet des impérialistes". Ils regardaient tout, ouvrant les placards, entrant dans les chambres, saisissant au passage un bibelot qu'ils retournaient dans leurs mains, avec un rire intrigué et innocent. [...]

Pendant ce temps, une camionnette était venue se garer à l'intérieur de la cour de l'École. D'autres maquisards, qui ne connaissaient pas les premiers – je les vis se renifler, sur le qui-vive –, entrèrent dans la bibliothèque et commencèrent à vider les rayonnages, jetant les livres par paquets dans la benne. Les collections du premier étage furent lancées des fenêtres. Regorgeant des précieux ouvrages que nous avions volontairement gardés à Phnom Penh, dans le souci de témoigner de notre attachement aux générations khmères du futur – parce qu'il était dans l'air du temps de nourrir la conviction que les intellectuels d'un pays auraient toujours besoin, communistes ou non, d'une collection d'ouvrages rares traitant de leur propre histoire et de leur propre culture –, la camionnette fut plusieurs voyages. Empêtrée dans ses contradictions, la France comprit trop tard que les Khmers rouges, qui ignoraient l'art de la laine, ne sauraient pas qu'il faut tondre le mouton au lieu de l'écorcher vif. Tous ces livres de l'École, laborieusement annotés par plusieurs générations de savants, furent brûlés avec d'autres, dans un pathétique autodafé qui n'excita qu'une poignée d'adolescents... »

Extrait du "Portail", François Bizot, édition La Table ronde.
*L'École française d'Extrême-Orient, à Phnom Penh. 
L'action se situe en 1975, les Khmers tiennent la ville depuis le 17.

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