lundi 23 février 2015

l'invention des souvenirs

"Dans les dix dernières années de sa vie, ma mère perdit peu à peu la mémoire. Lorsque j'allais la voir, à Saragosse, où elle habitait avec mes frères, il nous arrivait de lui donner un magazine, qu'elle feuilletait soigneusement de la première à la dernière page. Après quoi nous lui prenions le magazine des mains pour  lui en présenter un autre qui était en réalité le même. Elle se remettait à le feuilleter avec le même soin.[...] 
Il faut commencer à perdre la mémoire, ne serait-ce que par bribes, pour se rendre compte que cette mémoire est ce qui fait toute notre vie. Une vie sans mémoire ne serait pas une vie, pas plus qu'une intelligence sans possibilité de s'exprimer ne serait une intelligence. Notre mémoire est notre cohérence, notre raison, notre action, notre sentiment. Sans elle, nous ne sommes rien.
J'ai souvent imaginé d'introduire une scène, dans un film, où un homme essayerait de raconter une histoire à l'un des ses amis. Mais il oublie un mot sur quatre, généralement un mot très simple, voiture, rue, agent de police. Il bafouille, il hésite, il fait des gestes, il cherche des équivalences pathétiques, jusqu'à ce que son ami très irrité le gifle et s'en aille. [...]
Indispensable et toute puissante, la mémoire est aussi fragile et menacée. Elle n'est pas seulement menacée par l'oubli, son vieil ennemi, mais par les faux souvenirs qui jour après jours l'envahissent. Un exemple : j'ai longtemps raconté à mes amis (et je le cite dans ce livre) le mariage de Paul Nizan, brillant intellectuel marxiste des années trente. Je revoyais parfaitement l'église de Saint-Germain-des-Prés, l'assistance dont je faisais partie, l'autel, le prêtre, Jean-Paul Sartre témoin du marié. Un jour, l'année dernière, je me suis dit subitement : mais c'est impossible ! Jamais Paul Nizan, marxiste convaincu, et sa femme, qui appartenait à une famille d'agnostiques, ne se seraient mariés à l'église ! C'était parfaitement impensable. Avais-je donc transformé un souvenir ? S'agissait-il d'un souvenir inventé ? D'une confusion ? Ai-je planté un décor familier d'église sur une scène que l'on m'a racontée ? Aujourd'hui encore je n'en sais rien."

 Extrait de Mon dernier soupir, de Luis Buñuel, éditions Robert Laffont. 
Ce texte est évoqué dans L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, de Oliver Sacks.

1 commentaire:

  1. Je ne sais combien de fois je suis revenue sur ce billet ! Il m'enchante entre autres parce que je suis coutumière du fait : l'hiver dernier par exemple, j'ai fait suer sang et eau au géant blond du Caire, le forçant à retrouver le nom d'un livre où un épisode m'intéressait. Le pauvre a fini par déclarer forfait (Non, le roman où un protagoniste descend à la table familiale les yeux rougis parce que Julie d'Etange -héroïne d'un roman de JJ Rousseau- est morte lui restait inconnu). Et moi, d'être encore plus perplexe que lui : je me SOUVENAIS du jour où il m'avait raconté en détail cet épisode littéraire.
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