Quand je passe chez elle, c'est généralement en fin de journée, avec un sac plein de provisions que je déballe dans la cuisine pour préparer le dîner, et un déjeuner pour le lendemain, qu'une intervenante extérieure à la famille lui fera réchauffer.
- "Tout ce que tu amènes ! Tu as dû te ruiner!" dit ma mère avec une double gourmandise.
J'essaye de lui faire retrouver, et mémoriser, les noms des aliments, des objets.
- Et ce fruit, tu le connais ?
- Oui, il est énorme. Il est magnifique!
- Tu connais son nom ?
- Je ne me souviens plus.
- C'est facile, il n'y a que des A comme voyelles. Et presque que des N comme consonnes.
- ...
- Ananas, c'est un ananas. Essaye de t'en rappeler, on l'écrira tout à l'heure.
On l'écrira évidemment sur du sable. Pourtant, l'écrit ne cesse de l'interroger.
- "Sel de mer La Baleine, décrypte-t-elle sur l'emballage cylindrique. La Baleine, ça c'est toujours appelé comme ça, c'est vieux comme Hérode. Sel de table io...?, iodé. Table iodée ???!! Mais, il y a quelque chose que je ne comprends pas, je ne suis pourtant pas folle!"
Je rigole : "Mais non, maman, tu n'es pas folle du tout. C'est le sel qui est iodé, pas la table. C'est parce qu'il vient de la mer." Elle me jette un regard suspicieux.
Une autre fois, sur le même produit dont le conditionnement a été récemment enrichi d'arguments marketing : " Sel de mer. Grands espaces. Ça ne veut rien dire! Riche en magnésium. Eh bien, c'est bon à savoir, je n'en mangerai plus de leurs conneries."
L'objet n'a plus de nom s'il n'est pas sous-titré. Affairé à assaisonner des crudités, je brandis la bouteille du vinaigre, la tournant pour dissimuler son étiquette :
- Et ça, tu sais ce que c'est ? On s'en sert pour faire la sauce de salade.
- Non. Il faudrait que je puisse lire, explique-t-elle en souriant.
Je dispose les aliments sur le plan de travail, lui en passe d'autres pour qu'elle les range dans le réfrigérateur. Elle se tient debout devant, appuyée à la porte grande ouverte, redécouvrant à cette occasion ce qui s'y trouve.
- "Activia. Y'en a plein, des Activia. Président. C'est le meilleur des beurres, je ne prends toujours que ça. Maille. C'est la moutarde de Dijon."
Au bout d'un petit moment je lui explique :
-"Tu sais, il ne faut pas laisser la porte ouverte trop longtemps, parce que le froid s'en va. L'armoire blanche, le réfrigérateur, c'est pour garder le froid à l'intérieur".
À regret elle referme. Le réfrigérateur est devenu sa bibliothèque d'Alexandrie.
Une bibliothèque en flammes, comme il se doit.
- "Tout ce que tu amènes ! Tu as dû te ruiner!" dit ma mère avec une double gourmandise.
J'essaye de lui faire retrouver, et mémoriser, les noms des aliments, des objets.
- Et ce fruit, tu le connais ?
- Oui, il est énorme. Il est magnifique!
- Tu connais son nom ?
- Je ne me souviens plus.
- C'est facile, il n'y a que des A comme voyelles. Et presque que des N comme consonnes.
- ...
- Ananas, c'est un ananas. Essaye de t'en rappeler, on l'écrira tout à l'heure.
On l'écrira évidemment sur du sable. Pourtant, l'écrit ne cesse de l'interroger.
- "Sel de mer La Baleine, décrypte-t-elle sur l'emballage cylindrique. La Baleine, ça c'est toujours appelé comme ça, c'est vieux comme Hérode. Sel de table io...?, iodé. Table iodée ???!! Mais, il y a quelque chose que je ne comprends pas, je ne suis pourtant pas folle!"
Je rigole : "Mais non, maman, tu n'es pas folle du tout. C'est le sel qui est iodé, pas la table. C'est parce qu'il vient de la mer." Elle me jette un regard suspicieux.
Une autre fois, sur le même produit dont le conditionnement a été récemment enrichi d'arguments marketing : " Sel de mer. Grands espaces. Ça ne veut rien dire! Riche en magnésium. Eh bien, c'est bon à savoir, je n'en mangerai plus de leurs conneries."
L'objet n'a plus de nom s'il n'est pas sous-titré. Affairé à assaisonner des crudités, je brandis la bouteille du vinaigre, la tournant pour dissimuler son étiquette :
- Et ça, tu sais ce que c'est ? On s'en sert pour faire la sauce de salade.
- Non. Il faudrait que je puisse lire, explique-t-elle en souriant.
Je dispose les aliments sur le plan de travail, lui en passe d'autres pour qu'elle les range dans le réfrigérateur. Elle se tient debout devant, appuyée à la porte grande ouverte, redécouvrant à cette occasion ce qui s'y trouve.
- "Activia. Y'en a plein, des Activia. Président. C'est le meilleur des beurres, je ne prends toujours que ça. Maille. C'est la moutarde de Dijon."
Au bout d'un petit moment je lui explique :
-"Tu sais, il ne faut pas laisser la porte ouverte trop longtemps, parce que le froid s'en va. L'armoire blanche, le réfrigérateur, c'est pour garder le froid à l'intérieur".
À regret elle referme. Le réfrigérateur est devenu sa bibliothèque d'Alexandrie.
Une bibliothèque en flammes, comme il se doit.
On dirait un dialogue de film ou de théâtre ("Riche en magnésium : j'en mangerai plus de ces saletés!"), entre Audiart et Tardieu. Une espèce d'Un mot pour un autre.
RépondreSupprimerEcrits sur le sable ou la cendre de la mémoire. Bibliothèque fragile, que la mémoire. Notre vie passée, un parchemin. Que l'iode (je n'ose invoquer le magnesium) nous protège !
Oui, "Un mot pour un autre", de Jean Tardieu, est extrêmement présent.
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