Il
y a dans le résultat de l'élection présidentielle égyptienne quelque
chose d'un oxymore, une extraordinaire banalité, qui mêle dans mon
esprit l'excitation et l'appréhension.
L'extraordinaire, c'est évidemment, après les législatives, cette élection qui s'est tenue sans résultat connu d'avance, ce "vrai" suffrage, cet incroyable événement arraché au cours de l'Histoire par les manifestants des rues égyptiennes. 46,42% de participation au premier tour, et 51,85 % au second tour. Oui, il y a de quoi faire la fête place Tahrir ; oui, il y a de quoi, pour un ancien despote, tomber dans le coma.
Le banal, c'est la lourdeur et la lenteur de la démocratie. La paresse du destin, à la traîne de nos rêves idéaux, sa timidité. Ainsi la vie des Nations avance-t-elle cahin-caha, à l'image de l'existence de tout un chacun. On aimerait des bottes de sept lieues et on se rend à l'évidence : il faut marcher pas à pas, une jambe après l'autre. Et comme elles sont lourdes ces jambes – du plomb! – quand ce sont des millions de personnes qui se décident à avancer ensemble, comme une cohorte de marcheurs le long de la route. On s'arrête pour attendre les plus lents, on hèle ceux qui, cheveux au vent, ont pris la tête et risquent de se détacher du groupe et de le semer, ou de se perdre.
C'est
l'heure des comptes. Les résultats chiffrés sont décryptés. Les 5,7
millions de voix du premier tour en faveur du Parti de la liberté et de
la justice se sont grossis de 7,5 millions environ pour donner la
victoire à Morsi. C'est une mobilisation claire contre l'ancien régime,
ce n'est pas la révolution qui "part en Coran", comme l'indique
Libération sur sa "une" de lundi pour le plaisir grossier d'un mauvais
jeu de mots. Ce ne sont pas 13,2 millions de voix islamiques.
Vient une forme d'épreuve du réel qui ne s'accorde pas du manichéisme des observateurs professionnels et qui va s'incarner dans la pratique du pouvoir auquel devra se plier Morsi. Président élu démocratiquement : c'est un nouveau métier en Egypte, il faudra inventer.
Et avancer dans un monde non-idéalisé, entre les espoirs de changement de millions d'égyptiens et la politique de main-mise du SCAF.
N'y a-t-il pas dans l'âme égyptienne une forme de désillusion non résignée qui lui donne une force à toute épreuve ? C'est sans doute une vision naïve et poétique, nourrie de la lecture de Cossery, et partiellement obsolète.
"- ...S'il en est ainsi, pourquoi un voleur de ma compétence ne serait-il pas candidat à un ministère ? Par exemple celui des Finances me conviendrait le mieux.
- Tu as raison approuva Nimr, mais tu n'es pas doué pour le mensonge. Peux-tu mentir tous les jours et mêmes les jours fériés comme un ministre ?
- C'est une habitude à prendre, je pense pouvoir y arriver sous ta direction..."
Plus loin
"...Ça peut te sembler incroyable, mais il y a beaucoup d'hommes cultivés qui croupissent en prison pour délit d'opinion. Ce sont des révolutionnaires qui veulent changer la société.
- Je me méfie de la plupart de ces révolutionnaires. Ils finissent toujours en politiciens assagis défendant cette même société qu'ils vilipendaient dans le passé.
- Ce n'est pas le cas de cet homme. Au contraire, il travaille à l'extinction de tous les politiciens. C'est un écrivain et un journaliste réputé. Il ne fait dans ses écrits que traiter par la dérision tous les pouvoirs et les personnages grotesques qui assument ces pouvoirs. Dans un article il a assuré que le président d'une grande puissance étrangère était un débile et un illettré. Ce qui a valu à notre gouvernement un incident diplomatique des plus graves. Pour cette dernière incartade, il a été condamné à trois mois de prison et à une forte amende. Je te le répète, c'est un homme extraordinaire, unique en son genre. Même sous la torture il plaisantait avec ses bourreaux.
- Mais pourquoi l'a-t-on torturé ?
- Les policiers voulaitent savoir qui l'avait informé sur la débilité du président en question. Ils étaient persuadés qu'il ne l'avait pas su tout seul.
- Par Allah tout puissant, s'esclaffa Ossama, ils ne manquent pas d'humour ces policiers."
L'importance de la dérision a sans doute aujourd'hui moins de poids dans la réalité que dans l'univers cosserien. Cette posture humoristique, qui fait de chaque homme du peuple un seigneur doublé d'un lascar magnifique, est aussi une position de distanciation qui s'accorde mal avec l'engagement que demandent les mobilisations politiques... et qui laisse peu de place aux femmes.
L'incarnation des révoltes quotidiennes est à l'image du combat de Samira Ibrahim ou de celles mises en scène dans le film les Femmes du bus 678, de Mohamed Diab, toujours en salle.
Les extraits de Albert Cossery sont tirés des Couleurs de l'infamie, édition Joelle Losfeld.
On lira aussi une jolie nouvelle égyptienne dans la revue l'Impossible n° 4, signée Sélim Nassib.
L'extraordinaire, c'est évidemment, après les législatives, cette élection qui s'est tenue sans résultat connu d'avance, ce "vrai" suffrage, cet incroyable événement arraché au cours de l'Histoire par les manifestants des rues égyptiennes. 46,42% de participation au premier tour, et 51,85 % au second tour. Oui, il y a de quoi faire la fête place Tahrir ; oui, il y a de quoi, pour un ancien despote, tomber dans le coma.
Le banal, c'est la lourdeur et la lenteur de la démocratie. La paresse du destin, à la traîne de nos rêves idéaux, sa timidité. Ainsi la vie des Nations avance-t-elle cahin-caha, à l'image de l'existence de tout un chacun. On aimerait des bottes de sept lieues et on se rend à l'évidence : il faut marcher pas à pas, une jambe après l'autre. Et comme elles sont lourdes ces jambes – du plomb! – quand ce sont des millions de personnes qui se décident à avancer ensemble, comme une cohorte de marcheurs le long de la route. On s'arrête pour attendre les plus lents, on hèle ceux qui, cheveux au vent, ont pris la tête et risquent de se détacher du groupe et de le semer, ou de se perdre.
Photo de Nermine Hamman, une artiste cairote dont le site recèle plusieurs portfolios photographiques. Voir le lien dans la liste à droite. |
Vient une forme d'épreuve du réel qui ne s'accorde pas du manichéisme des observateurs professionnels et qui va s'incarner dans la pratique du pouvoir auquel devra se plier Morsi. Président élu démocratiquement : c'est un nouveau métier en Egypte, il faudra inventer.
Et avancer dans un monde non-idéalisé, entre les espoirs de changement de millions d'égyptiens et la politique de main-mise du SCAF.
N'y a-t-il pas dans l'âme égyptienne une forme de désillusion non résignée qui lui donne une force à toute épreuve ? C'est sans doute une vision naïve et poétique, nourrie de la lecture de Cossery, et partiellement obsolète.
"- ...S'il en est ainsi, pourquoi un voleur de ma compétence ne serait-il pas candidat à un ministère ? Par exemple celui des Finances me conviendrait le mieux.
- Tu as raison approuva Nimr, mais tu n'es pas doué pour le mensonge. Peux-tu mentir tous les jours et mêmes les jours fériés comme un ministre ?
- C'est une habitude à prendre, je pense pouvoir y arriver sous ta direction..."
Plus loin
"...Ça peut te sembler incroyable, mais il y a beaucoup d'hommes cultivés qui croupissent en prison pour délit d'opinion. Ce sont des révolutionnaires qui veulent changer la société.
- Je me méfie de la plupart de ces révolutionnaires. Ils finissent toujours en politiciens assagis défendant cette même société qu'ils vilipendaient dans le passé.
- Ce n'est pas le cas de cet homme. Au contraire, il travaille à l'extinction de tous les politiciens. C'est un écrivain et un journaliste réputé. Il ne fait dans ses écrits que traiter par la dérision tous les pouvoirs et les personnages grotesques qui assument ces pouvoirs. Dans un article il a assuré que le président d'une grande puissance étrangère était un débile et un illettré. Ce qui a valu à notre gouvernement un incident diplomatique des plus graves. Pour cette dernière incartade, il a été condamné à trois mois de prison et à une forte amende. Je te le répète, c'est un homme extraordinaire, unique en son genre. Même sous la torture il plaisantait avec ses bourreaux.
- Mais pourquoi l'a-t-on torturé ?
- Les policiers voulaitent savoir qui l'avait informé sur la débilité du président en question. Ils étaient persuadés qu'il ne l'avait pas su tout seul.
- Par Allah tout puissant, s'esclaffa Ossama, ils ne manquent pas d'humour ces policiers."
L'importance de la dérision a sans doute aujourd'hui moins de poids dans la réalité que dans l'univers cosserien. Cette posture humoristique, qui fait de chaque homme du peuple un seigneur doublé d'un lascar magnifique, est aussi une position de distanciation qui s'accorde mal avec l'engagement que demandent les mobilisations politiques... et qui laisse peu de place aux femmes.
L'incarnation des révoltes quotidiennes est à l'image du combat de Samira Ibrahim ou de celles mises en scène dans le film les Femmes du bus 678, de Mohamed Diab, toujours en salle.
Les extraits de Albert Cossery sont tirés des Couleurs de l'infamie, édition Joelle Losfeld.
On lira aussi une jolie nouvelle égyptienne dans la revue l'Impossible n° 4, signée Sélim Nassib.