Dimanche soir je rentre chez moi après quatre jours de séminaire intensif. Assez fatigué, mais heureux de ce qui s'y est déroulé. Encore dans le couloir du métro, je parcours les derniers mètres jusqu'aux marches qui mènent à la surface quand un bruit extrêmement violent, à la fois sourd et métallique, se fait entendre. Impossible de comprendre d'où cela provient. Du dehors, de l'intérieur ?
Arrivé dans la rue, je constate que, de l'autre côté du carrefour, se déroule une intervention de police "musclée". Il ne semble pas s'agir d'un simple contrôle de papier, plutôt d'une arrestation. Deux ou trois hommes appréhendés, au moins une dizaine de policiers... Je vois la scène de loin sans être sûr de rien, continuant mon chemin, je me questionne : ce bruit, serait-ce la détonation d'un flash ball ? Du coup, je lève les yeux vers les immeubles alentour : certains ont-ils entendu le bruit, y a-t-il des gens qui regardent l'arrestation depuis leur fenêtre ?
Rien. Personne (ou alors 38 témoins ?). Il fait presque nuit. Est-ce la fatigue, la luminosité particulière de la ville à cette heure ? Impression de marcher dans un film coloré où tout est banalité, indifférenciation, impression d'être dans le film et spectateur moi-même.
Mon regard s'arrête sur une fenêtre éclairée de rouge.
Je me souviens qu'enfant, mon lit était collé contre une large fenêtre à trois battants coulissants qui donnait sur une cour immense, plus exactement un espace grand comme un stade, une succession de cours arborées enserrées ensemble dans une couronne d'immeubles. Quand l'heure était venue de dormir, que dans ma chambre la lumière avait été éteinte, mon regard errait sur toutes les façades assombries et leurs fenêtres illuminées, et elles étaient nombreuses. Je collectionnais les couleurs : une fenêtre éclairée de rouge, une plus orangée, une très bleu, une violemment blanche... Combien de différentes en aurais-je ce soir ? J'associais cette collection de lumière à d'autres carreaux de couleur : les petits papiers translucides qui emballaient les bonbons et que je conservais.
Quelques jours auparavant j'ai rendu visite à ma mère.
Subitement, en sa présence, je me souviens que, lors de ma visite précédente, je l'avais vue avec un livre que j'aurais eu plaisir à lire. Je lui avais alors demandé de me le garder.
Ma mère, en effet, une fois qu'elle a terminé la lecture d'un ouvrage, l'expédie par la poste pour en faire profiter une de ses sœurs.
Cette fois c'est ma mémoire qui fait défaut.
- Tu te souviens, maman, quel livre tu étais en train de lire la dernière fois et qui m'avait fait envie ? Tu as pensé à me le mettre de côté ?
- Oui, bien sûr, il est là, dit-elle en quittant la pièce précipitamment et en revenant quelques secondes plus tard avec La carte et le territoire en main.
- Ah oui, le Houellebecq, c'est bien ça. C'est gentil, merci.
Je m'étonne intérieurement qu'elle ait pensé à me le réserver. Avant de comprendre ce qui s'est passé. Comme elle se sait oublieuse, ma mère développe des stratégies pour compenser ce symptôme. Elle a donc cessé la lecture du livre immédiatement après ma demande pour le mettre de côté. Sinon, le temps de finir sa lecture elle aurait bien entendu oublié ma requête et posté ce bouquin avec d'autres. Et elle le sait.
- Mais prends le temps de le terminer puisque tu l'avais commencé (je viens de trouver un marque page à la page 81). Regarde, tu avais déjà lu quatre-vingt pages.
-Mais non, ça ne fait rien, je le reprendrais après.
Je la regarde avec surprise prendre un petit bout de papier sur lequel elle note le numéro 81, papier qu'elle glisse au hasard dans un programme télé qui traîne sur sa table. Je sais qu'elle a pris l'habitude de noter les choses pour parer l'incapacité de les mémoriser. Je me demande si bientôt nous allons trouver ici et là, autour d'elle, des petits papiers cachés n'importe où, avec des mots et des chiffres sibyllins, censés lui rappeler on ne saura quoi, si ce n'est autant d'oublis, cette fois matérialisés.
Arrivé dans la rue, je constate que, de l'autre côté du carrefour, se déroule une intervention de police "musclée". Il ne semble pas s'agir d'un simple contrôle de papier, plutôt d'une arrestation. Deux ou trois hommes appréhendés, au moins une dizaine de policiers... Je vois la scène de loin sans être sûr de rien, continuant mon chemin, je me questionne : ce bruit, serait-ce la détonation d'un flash ball ? Du coup, je lève les yeux vers les immeubles alentour : certains ont-ils entendu le bruit, y a-t-il des gens qui regardent l'arrestation depuis leur fenêtre ?
Rien. Personne (ou alors 38 témoins ?). Il fait presque nuit. Est-ce la fatigue, la luminosité particulière de la ville à cette heure ? Impression de marcher dans un film coloré où tout est banalité, indifférenciation, impression d'être dans le film et spectateur moi-même.
Mon regard s'arrête sur une fenêtre éclairée de rouge.
Je me souviens qu'enfant, mon lit était collé contre une large fenêtre à trois battants coulissants qui donnait sur une cour immense, plus exactement un espace grand comme un stade, une succession de cours arborées enserrées ensemble dans une couronne d'immeubles. Quand l'heure était venue de dormir, que dans ma chambre la lumière avait été éteinte, mon regard errait sur toutes les façades assombries et leurs fenêtres illuminées, et elles étaient nombreuses. Je collectionnais les couleurs : une fenêtre éclairée de rouge, une plus orangée, une très bleu, une violemment blanche... Combien de différentes en aurais-je ce soir ? J'associais cette collection de lumière à d'autres carreaux de couleur : les petits papiers translucides qui emballaient les bonbons et que je conservais.
Les petits plaisirs de ma mère : s'amuser avec la couleur de ses ongles. |
Subitement, en sa présence, je me souviens que, lors de ma visite précédente, je l'avais vue avec un livre que j'aurais eu plaisir à lire. Je lui avais alors demandé de me le garder.
Ma mère, en effet, une fois qu'elle a terminé la lecture d'un ouvrage, l'expédie par la poste pour en faire profiter une de ses sœurs.
Cette fois c'est ma mémoire qui fait défaut.
- Tu te souviens, maman, quel livre tu étais en train de lire la dernière fois et qui m'avait fait envie ? Tu as pensé à me le mettre de côté ?
- Oui, bien sûr, il est là, dit-elle en quittant la pièce précipitamment et en revenant quelques secondes plus tard avec La carte et le territoire en main.
- Ah oui, le Houellebecq, c'est bien ça. C'est gentil, merci.
Je m'étonne intérieurement qu'elle ait pensé à me le réserver. Avant de comprendre ce qui s'est passé. Comme elle se sait oublieuse, ma mère développe des stratégies pour compenser ce symptôme. Elle a donc cessé la lecture du livre immédiatement après ma demande pour le mettre de côté. Sinon, le temps de finir sa lecture elle aurait bien entendu oublié ma requête et posté ce bouquin avec d'autres. Et elle le sait.
- Mais prends le temps de le terminer puisque tu l'avais commencé (je viens de trouver un marque page à la page 81). Regarde, tu avais déjà lu quatre-vingt pages.
-Mais non, ça ne fait rien, je le reprendrais après.
Je la regarde avec surprise prendre un petit bout de papier sur lequel elle note le numéro 81, papier qu'elle glisse au hasard dans un programme télé qui traîne sur sa table. Je sais qu'elle a pris l'habitude de noter les choses pour parer l'incapacité de les mémoriser. Je me demande si bientôt nous allons trouver ici et là, autour d'elle, des petits papiers cachés n'importe où, avec des mots et des chiffres sibyllins, censés lui rappeler on ne saura quoi, si ce n'est autant d'oublis, cette fois matérialisés.
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