Une image du confort moderne au Caire, 2006. |
"... Le mausolée ne brillait pas par sa magnificence, aussi éloignait-il la médisance et la suspicion envers son locataire. Il aurait déplu à Karamallah de séjourner dans un édifice trop somptueux et il rendait hommage à l'architecte qui avait conçu ce monument funèbre avec l'imagination bornée d'un fonctionnaire de police. Debout sur le seuil de la pièce qui servait normalement de salon de réception aux familles éplorées, Karamallah, tout en fumant une cigarette, regardait dans le lointain le mont Mokatam dont les contreforts noyés dans une brume de chaleur semblaient l'ultime horizon proposé à sa vue. Un jour songeait-il, il irait vivre là-haut, dans une cabane, tel un ermite qui observerait l'humanité avec sérénité et compassion. Mais ce n'était qu'un projet idéaliste, car il savait qu'il ne pouvait s'éloigner des hommes et de leurs turpitudes. Sans cesse il avait médité sur la lâcheté des peuples et leur soumission à l'impudence de gouvernants iniques. Cette obligeance consentie aux tyrans, laquelle confinait souvent à la dévotion, provoquait en lui un perpétuel étonnement. Il en était arrivé à croire que la majorité des humains n'aspirait qu'à l'esclavage. Longtemps il s'était demandé par quel stratagème cette énorme entreprise de mystification organisée par les possédants avait pu s'étendre et prospérer sur tous les continents. Il faut dire que Karamallah appartenait à cette catégorie de vrais aristocrates qui ont rejeté comme des habits crasseux toutes les valeurs et tous les dogmes institués par ces infâmes personnages le long des siècles pour perpétuer leur domination. Ainsi la persistance du pouvoir de ces chiens puants sur la planète n'altérait en rien sa joie d'exister. Bien au contraire, leurs actions stupides et criminelles étaient pour lui une source inépuisable de sujets divertissants. Au point de s'avouer parfois qu'il regretterait pour sa satisfaction personnelle la disparition de cette engeance, par crainte de l'ennui que dégagerait une humanité débarrassée de sa vermine."
Extrait de Les Couleurs de l'infamie, de Albert Cossery, aux édition Joelle Losfeld.