Les trois hommes sont assis côte à côté, me faisant face, à quelques mètres sur ma gauche. Mon regard est immédiatement capté par le petit bijou d'optique qu'ils manipulent.
Le Leica en question date de 1936, jumeau de ce modèle à gauche, mais il possédait aussi un viseur supérieur comme sur la photo de droite. |
- J'en avais un que j'avais acheté passage Verdeau chez...
- Chez Latour !
- Oui, ce bon Jean Latour.
S'ensuit une conversation sur les objectifs ("il est de 1950, 1951, n'est-ce pas ?"), les numéros de boitiers, les traficotages d'objectifs... bref, je suis bien avec des spécialistes. Je n'arrive pourtant pas à savoir si ces hommes sont des collectionneurs nostalgiques ou réellement des photographes qui utiliseraient leurs appareils pour réaliser des photos. Il y a quelque chose dans leur rapport à l'objet qui m'apparaît comme un entre-deux, qui n'est pas "franc" et notamment celui qui est venu avec l'appareil le range et le ressort régulièrement du sac posé à coté de lui, sac dont il garde la bandoulière sur l'épaule tout en me regardant comme si j'étais susceptible, soudain, de vol à l'arraché.
Mon esprit vogue ici ou là quand je crois entendre l'un d'eux dire
- Vous avez vu en Haïti ils ont élu un chanteur. Ce sont bien des nègres !
Celui qui est le plus proche de moi, qui est donc le plus audible, répond
- Ils auraient pu choisir un joueur de foot!
Je n'arrive pas bien à saisir si c'est du second degré ou non, à nouveau je tends l'oreille mais la conversation est reparti sur les Leica, le nettoyage des objectifs, le prix des réparations etc. Le propriétaire de l'appareil sort une mini brosse rétractable qui ressemble à un tube de rouge à lèvres pour épousseter l'objectif.
Un quatrième larron arrive qui est peut-être quelqu'un du café, je n'ai pas prêté attention à tout aux prises avec le foie de veau le plus coriace de ces cinquante dernières années, et attaché à trouver un peu de fraîcheur dans la salade annoncée qui s'avère une mini-chiffonnade dans une timbale de porcelaine.
Je les entends cette fois marmonner avec acrimonie mais aussi avec le ronronnement des personnes qui se savent en confiance :
- Blablabla... Panthéon... blablabla vont bientôt nous faire croire... blablabla mieux que Victor Hugo.
Le vin est aussi mauvais que la nourriture. Je suis assez bluffé des connaissances techniques de "mes" trois retraités en matière de photo. Le plus silencieux des trois s'avère lui aussi propriétaire d'un Leica et semble tout aussi informé. En fait, chaque fois la conversation revient sur le thème photo et l'appareil refait le tour de leurs mains, qui regardant dans le drôle de petit viseur supérieur, qui commentant les objectifs supplémentaires que l'autre sort de son sac comme des munitions. Au bout d'un moment j'apostrophe le plus proche :
- "Vous vous en servez réellement ou bien juste vous les collectionnez ?"
- "Je m'en sers, il y a du film dedans", me répond le vieux sans perdre son air suspicieux à mon égard et sans engager cependant la conversation.
Ensuite il y a nouveau un quatrième personnage — est-ce celui qui était déjà passé échanger quelques mots ? — venu les rejoindre, qui comme précédemment reste debout entre eux et moi, brisant le flot de leurs paroles puis quand il s'apprête à partir l'un des trois lui lance :
- "Tu connais l'histoire du Pape avec le noir ? Elle est excellente."
Et le voilà racontant une histoire "drôle" du niveau école primaire qui s'avère un "blague" anti-noir.
J'en reste sur le cul de tant d'imbécilité. Tout d'un coup mes trois vieux ont un autre visage et je comprends mieux ce qui m'intriguait dans leur rapport aux appareils photos. En réalité, ils ont avec ces appareils un lien que certains collectionneurs ont avec les armes à feu. Même dans le maniement des boîtiers, la façon de viser, tout sent le meurtrier en puissance.
En rentrant au journal je vérifie : je tape Panthéon mercredi sur google. Oui, c'était bien aujourd'hui l'hommage de la nation à Aimé Césaire.
Putain de planète.
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