Je déjeune souvent dans un petit restaurant asiatique proche des Galeries Lafayette. Les clients en sont principalement Chinois, ou d'origine chinoise, touristes ou vendeurs salariés des stands de luxe du proche grand magasin. C'est donc un public d'habitués pour la plupart, s'apostrophant de table en table (l'endroit est minuscule), et la sympathie de la patronne fait qu'elle est souvent sollicitée dans les conversations. Rapidement le petit espace se trouve traversé de la musique particulière de la langue chinoise, ce qui rend le déjeuner fort dépaysant.
L'autre jour se faisaient face deux jeunes hommes en costume, l'un visiblement asiatique, silencieux, l'autre visiblement européen,volubile et animé. Celui-ci racontait avec force mimiques quelque chose relatif aux premiers hommes qui aurait conduit, selon son interprétation, à ce que, des milliers d'années avant ce déjeuner dans le neuvième arrondissement, des ancêtres poilus migrent, qui en Europe, qui en Asie, pour ne plus jamais se rencontrer et donner ainsi naissance à des types d'hommes différents.
Je ne sais si ce jeune homme connaissait la bagarre scientifique qui opposa (ou qui oppose encore ?) les partisans de l'homo sapiens et ceux de l'homo erectus comme origine du type asiatique. Ni s'il savait comment cette question de l'origine fut vive dans la construction identitaire chinoise (on peut voir ici une intéressante émission sur ce point). Toujours est-il que, poursuivant avec fougue la description de son scénario, il imaginait la drôle de situation qu'eut pu être cette rencontre entre ces deux êtres devenus si différents, si elle avait eu lieu, un truc de dingue à l'entendre, comme se retrouver "devant quelqu'un de tout bleu, ou tout vert par exemple", et le rire le faisait se plier sur la table.
L'autre jeune garçon, à la peau plus ocrée, droit comme un i, conservait son visage sans expression. Enfin il lâcha froidement : "euh, bleu, pour la couleur, je ne crois pas que ce soit possible."
La scène me fit sourire, d'autant que j'étais tout particulièrement, cette semaine là, sensible à la question de la différence. Une amie m'avait indiqué avoir vu le triptyque de documentaires Noirs de France (de Pascal Blanchard et Juan Gélas) et je m'en voulais car j'avais loupé leur diffusion sur le Net. Trop de choses en tête ces derniers jours. Je pus cependant regarder le troisième volet encore diffusé en "replay", qui me parut restituer avec mesure et intelligence les enjeux contenus dans son titre.
Ce fut aussi l'occasion pour moi d'apprendre que Audrey Pulvar est noire. Oui, je sais, cela peut paraître étrange mais pour moi Audrey Pulvar est journaliste. Et si je fais abstraction de cette image sociale, Audrey Pulvar me paraît plutôt... indonésienne ? Non, je ne sais pas, mais en tout cas je ne pourrais pas la décrire, comme elle le fait elle-même, comme noire : "ce n'est tout de même pas facile d'être noire en France" dit-elle, je cite de mémoire. Et, à ces mots-là il n'y a rien à objecter : juste à constater que, à certains moments, pour elle, c'était la réalité.
C'est sans doute habitué par les motifs de l'Autre que je me suis décidé à aller voir l'exposition Exhibitions au quai Branly, dont j'attendais une ou deux choses que finalement je n'y trouvai pas. L'expo porte comme sur-titre l'invention du sauvage, et de ce côté-là je pense qu'elle remplit son contrat. Pour ma part je ne venais pas y chercher un discours du style "les zoos humains, c'est mal" mais plutôt une analyse plus subtile qui aurait décortiqué comment on passa de la monstration de l'autre pour ce qu'il est, à l'autre pour ce qu'il fait. En effet les "sauvages" au début exhibés par des scientifiques deviennent bien vite des troupes importées par de véritables imprésarios du spectacle qui ne scénographient pas seulement des danses et des scènes de chasse mais aussi jongleries et autres prouesses dignes du cirque. Et si aucune confusion n'est faite entre tout cela au cours de l'expo, peu de matériel offre au visiteur de la matière à penser.
De la même façon j'aurais goûté une intelligente réflexion sur la tension entre la réelle curiosité suscitée par l'autre – voir aussi la curiosité sexuelle – et les conditions de son assouvissement qui détruisent l'objet-sujet de désir.
Dans cette mise en abyme, j'observais moi-même, du coin de l'œil, les visiteurs regarder les diaporamas qui affichaient ces êtres différents que l'on avaient jadis montrés en spectacle : l'homme lion, l'homme chien, le géant, le soi-disant aztèque, etc.
La pulsion voyeuriste n'était-elle pas à l'œuvre au quai Branly ?
Le petit restaurant dont il est question s'appelle Opérasie, et se trouve rue du Helder.
Le documentaire en trois volets "Noirs de France" est édité en double DVD facile à trouver.
L'exposition "L'Invention du sauvage, Exhibitions" se tient au musée du Quai Branly jusqu'au 3 juin.
L'autre jour se faisaient face deux jeunes hommes en costume, l'un visiblement asiatique, silencieux, l'autre visiblement européen,volubile et animé. Celui-ci racontait avec force mimiques quelque chose relatif aux premiers hommes qui aurait conduit, selon son interprétation, à ce que, des milliers d'années avant ce déjeuner dans le neuvième arrondissement, des ancêtres poilus migrent, qui en Europe, qui en Asie, pour ne plus jamais se rencontrer et donner ainsi naissance à des types d'hommes différents.
Homo erectus est la star du site archéologique de Zhoukoudian, en Chine. C'est aussi le fantasme de l'origine autre, de la lignée singulière, à l'œuvre dans la construction identitaire chinoise. |
Je ne sais si ce jeune homme connaissait la bagarre scientifique qui opposa (ou qui oppose encore ?) les partisans de l'homo sapiens et ceux de l'homo erectus comme origine du type asiatique. Ni s'il savait comment cette question de l'origine fut vive dans la construction identitaire chinoise (on peut voir ici une intéressante émission sur ce point). Toujours est-il que, poursuivant avec fougue la description de son scénario, il imaginait la drôle de situation qu'eut pu être cette rencontre entre ces deux êtres devenus si différents, si elle avait eu lieu, un truc de dingue à l'entendre, comme se retrouver "devant quelqu'un de tout bleu, ou tout vert par exemple", et le rire le faisait se plier sur la table.
L'autre jeune garçon, à la peau plus ocrée, droit comme un i, conservait son visage sans expression. Enfin il lâcha froidement : "euh, bleu, pour la couleur, je ne crois pas que ce soit possible."
La couleur de la peau : la différence s'exprime sur toute la superficie du corps. |
La scène me fit sourire, d'autant que j'étais tout particulièrement, cette semaine là, sensible à la question de la différence. Une amie m'avait indiqué avoir vu le triptyque de documentaires Noirs de France (de Pascal Blanchard et Juan Gélas) et je m'en voulais car j'avais loupé leur diffusion sur le Net. Trop de choses en tête ces derniers jours. Je pus cependant regarder le troisième volet encore diffusé en "replay", qui me parut restituer avec mesure et intelligence les enjeux contenus dans son titre.
Ce fut aussi l'occasion pour moi d'apprendre que Audrey Pulvar est noire. Oui, je sais, cela peut paraître étrange mais pour moi Audrey Pulvar est journaliste. Et si je fais abstraction de cette image sociale, Audrey Pulvar me paraît plutôt... indonésienne ? Non, je ne sais pas, mais en tout cas je ne pourrais pas la décrire, comme elle le fait elle-même, comme noire : "ce n'est tout de même pas facile d'être noire en France" dit-elle, je cite de mémoire. Et, à ces mots-là il n'y a rien à objecter : juste à constater que, à certains moments, pour elle, c'était la réalité.
C'est sans doute habitué par les motifs de l'Autre que je me suis décidé à aller voir l'exposition Exhibitions au quai Branly, dont j'attendais une ou deux choses que finalement je n'y trouvai pas. L'expo porte comme sur-titre l'invention du sauvage, et de ce côté-là je pense qu'elle remplit son contrat. Pour ma part je ne venais pas y chercher un discours du style "les zoos humains, c'est mal" mais plutôt une analyse plus subtile qui aurait décortiqué comment on passa de la monstration de l'autre pour ce qu'il est, à l'autre pour ce qu'il fait. En effet les "sauvages" au début exhibés par des scientifiques deviennent bien vite des troupes importées par de véritables imprésarios du spectacle qui ne scénographient pas seulement des danses et des scènes de chasse mais aussi jongleries et autres prouesses dignes du cirque. Et si aucune confusion n'est faite entre tout cela au cours de l'expo, peu de matériel offre au visiteur de la matière à penser.
De la même façon j'aurais goûté une intelligente réflexion sur la tension entre la réelle curiosité suscitée par l'autre – voir aussi la curiosité sexuelle – et les conditions de son assouvissement qui détruisent l'objet-sujet de désir.
Antonia Gonsalvus, demoiselle atteinte d'hypertrichose. |
Dans cette mise en abyme, j'observais moi-même, du coin de l'œil, les visiteurs regarder les diaporamas qui affichaient ces êtres différents que l'on avaient jadis montrés en spectacle : l'homme lion, l'homme chien, le géant, le soi-disant aztèque, etc.
La pulsion voyeuriste n'était-elle pas à l'œuvre au quai Branly ?
Le petit restaurant dont il est question s'appelle Opérasie, et se trouve rue du Helder.
Le documentaire en trois volets "Noirs de France" est édité en double DVD facile à trouver.
L'exposition "L'Invention du sauvage, Exhibitions" se tient au musée du Quai Branly jusqu'au 3 juin.
Merci pour toutes ces pistes de réflexion, d'intérêt, de curiosité, voire de sortie. Ne manque que l'adresse du petit restau chinois, introuvable sur Google (!) et savoir s'ils accepent les belges comme client ?
RépondreSupprimerClaude
En effet, il manque pas mal d'infos précises, je vais remédier à cela à la fin du billet. Merci de ce rappel à l'ordre !
RépondreSupprimerY'a qu'à demander, c'est top, merci !
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