Hier soir j'arrive un peu trop tôt devant le mini théâtre du XVe arrondissement où j'ai rendez-vous et j'en profite pour me balader dans ce quartier je ne connais pas. Je fais la même constatation que lorsque j'étais allé dîner chez un cousin dans le bas du XIVe, autre territoire où mes pas me portent peu : ce sont des lieux où cohabitent les styles d'habitats les plus variés, sans homogénéité. Presque une forme d'urbanisme cacophonique. Ici des ensembles des années 60 laissent devant eux un drôle de grand parc à qui l'hiver donne des allures de zone inhabitée et hostile. Là un immeuble des années 70 affiche sa façade de métal blanc devant des bâtisses de pierre de taille ou de béton blanchi. Je continue ma déambulation quand soudain des cris d'oiseaux emplissent la rue. Cest que j'arrive proche d'un terrain ceint de palissades qui cachent au regard un immense terrain rasé où deux grues, perchoirs démesurés, accueillent des nuées de moineaux. Le ciel a déjà pris les teintes du soir, légèrement rosées.
Finalement j'entre dans un café tabac, tout en longueur, large couloir où le comptoir laisse peu de place à quelques tables à la queue leu leu. Je commande un café au zinc. À ma droite, deux hommes que j'identifie rapidement comme des habitués, le plus éloigné de moi paraissant tanguer sur ses jambes. L'âge ou l'alcool ?
Il n'y a pas plus de six ou sept consommateurs. Ayant reçu mon café je prends soudain conscience du volume sonore de la télévision qui diffuse plus fortement que n'importe qui dans cet endroit. J'entends qu'on nous décrit par le menu une affaire de pédophilie, un grand-père ayant imposé une fellation à sa petite-fille.
Je ne vois pas l'écran qui est assurément derrière moi puisque les autres consommateurs ont l'œil rivé dans cette direction. Un court instant j'ai le vertige du temps qui passe et de la mutation de la société : moi qui ai connu la télévision noir et blanc de l'Ortf, je m'étonne presque qu'aujourd'hui on puisse discuter fellation à l'écran, et que cela puisse être hurlé ainsi dans un lieu public (Dutroux et DSK sont passés par là).
- "Eh ben tu sais, dit le consommateur titubant à son voisin, Momo m'a promis de me faire une cuisse de lapin à la moutarde. ça va être un grand moment dans ma vie."
-"Et il va te l'envoyer par l'Internet, c'est ça ?", répond l'autre avec un fort accent.
-"Non non, en vrai. Mais t'es sûr que tu veux pas reboire un truc ?"
Pendant ce temps-là "la voix" ne nous a pas épargné les détails de l'enquête. Le grand-père dit que la fillette était consentante. Elle a approché sa bouche de son pénis quand il lui a demandé.
-"Mais pourquoi l'a-t-il demandé ?, s'enquiert le policier chargé de taper le compte rendu. "C'est sous le coup d'une pulsion, c'est comme ça que ça s'appelle : une pulsion?", ajoute-t-il désesperément.
Des détails crus continuent d'être braillés dans le café, où maintenant tout le monde, même le couple de tenanciers, tend le cou vers l'écran.
-"... fumier! sa fille" s'exclame mon voisin.
-"Non, c'est sa petite-fille" rétorque un autre consommateur.
-"Qu'est-ce qu'il dit ?" braille subitement le buveur-tangueur.
Bon prince, mon voisin à l'accent explique :
-"Que sa fille a approché sa bouche".
-"Non, sa petite-fille", répète à nouveau notre généalogiste improvisé. Puis comprenant que pour mon voisin "petite-fille" semble signifier "fille petite" il insiste : "Lui, c'est le grand-père".
-"Il faut se méfier avec les enfants parce que parfois, ils mentent" (c'est encore le buveur tangueur, Outreau et Iacono aussi sont passés par là).
-"Oui mais c'est pas pareil, là il a avoué", informe encore mon voisin.
J'ai terminé mon café. Je paye. Je ne sais toujours pas ce qu'affiche la télévision derrière moi, sûrement une succession de plans américains d'un homme au visage flouté, alternés de plans américains d'une fillette au visage flouté. Et des gros plans sur les mains, sur les ordinateurs de la police. Enfin à coup sûr, rien à voir, mais tous les consommateurs regardent vers là-bas, vers "la voix". L'un a même quitté le comptoir pour s'approcher, pour voir ce qu'il n'y a pas à voir.
"La voix " précise que la police a suffisamment d'éléments pour inculper le grand-père mais qu'elle préfère réaliser une confrontation. Ainsi, toujours selon les policiers qui parlent d'un ton très docte, commentant l'affaire comme s'ils étaient des experts psychologues, la fillette verra qu'on la croit.
Pour bien montrer qu'on peut écouter sans comprendre, l'un des hommes du café crie dans mon dos, à la cantonade :
-" Ah elle est vraiment pourrie la loi française, la petite est obligée d'être confrontée à son grand-père, elle n'osera plus rien dire..."
-"Elle est obligée de fréquenter son grand-père ??!!" s'indigne mon voisin dont, décidément, le français n'est pas la langue maternelle.
-"Non, pas fréquenter, confronter".
L'un des consommateurs parie que le grand-père, ce salop, ne va rien regretter.
Je m'absente pour aller aux toilettes. En retournant dans la salle, je ne vois que les dos des consommateurs, le visage tourné vers ce soleil rectangulaire, extra plat, qui diffuse une lumière blafarde dans la salle. Je n'avais pas imaginé un écran si large : les êtres y apparaissent deux fois plus grands qu'en réalité. Il est accroché au dessus de la porte. Voulant quitter les lieux, je dois contourner le patron du café qui, en sortant pour descendre ses volets, s'est arrêté dans le passage, happé lui aussi par la grande bouche. Pour voir.
Finalement j'entre dans un café tabac, tout en longueur, large couloir où le comptoir laisse peu de place à quelques tables à la queue leu leu. Je commande un café au zinc. À ma droite, deux hommes que j'identifie rapidement comme des habitués, le plus éloigné de moi paraissant tanguer sur ses jambes. L'âge ou l'alcool ?
Il n'y a pas plus de six ou sept consommateurs. Ayant reçu mon café je prends soudain conscience du volume sonore de la télévision qui diffuse plus fortement que n'importe qui dans cet endroit. J'entends qu'on nous décrit par le menu une affaire de pédophilie, un grand-père ayant imposé une fellation à sa petite-fille.
Je ne vois pas l'écran qui est assurément derrière moi puisque les autres consommateurs ont l'œil rivé dans cette direction. Un court instant j'ai le vertige du temps qui passe et de la mutation de la société : moi qui ai connu la télévision noir et blanc de l'Ortf, je m'étonne presque qu'aujourd'hui on puisse discuter fellation à l'écran, et que cela puisse être hurlé ainsi dans un lieu public (Dutroux et DSK sont passés par là).
- "Eh ben tu sais, dit le consommateur titubant à son voisin, Momo m'a promis de me faire une cuisse de lapin à la moutarde. ça va être un grand moment dans ma vie."
-"Et il va te l'envoyer par l'Internet, c'est ça ?", répond l'autre avec un fort accent.
-"Non non, en vrai. Mais t'es sûr que tu veux pas reboire un truc ?"
Pendant ce temps-là "la voix" ne nous a pas épargné les détails de l'enquête. Le grand-père dit que la fillette était consentante. Elle a approché sa bouche de son pénis quand il lui a demandé.
-"Mais pourquoi l'a-t-il demandé ?, s'enquiert le policier chargé de taper le compte rendu. "C'est sous le coup d'une pulsion, c'est comme ça que ça s'appelle : une pulsion?", ajoute-t-il désesperément.
Des détails crus continuent d'être braillés dans le café, où maintenant tout le monde, même le couple de tenanciers, tend le cou vers l'écran.
-"... fumier! sa fille" s'exclame mon voisin.
-"Non, c'est sa petite-fille" rétorque un autre consommateur.
-"Qu'est-ce qu'il dit ?" braille subitement le buveur-tangueur.
Bon prince, mon voisin à l'accent explique :
-"Que sa fille a approché sa bouche".
-"Non, sa petite-fille", répète à nouveau notre généalogiste improvisé. Puis comprenant que pour mon voisin "petite-fille" semble signifier "fille petite" il insiste : "Lui, c'est le grand-père".
-"Il faut se méfier avec les enfants parce que parfois, ils mentent" (c'est encore le buveur tangueur, Outreau et Iacono aussi sont passés par là).
-"Oui mais c'est pas pareil, là il a avoué", informe encore mon voisin.
J'ai terminé mon café. Je paye. Je ne sais toujours pas ce qu'affiche la télévision derrière moi, sûrement une succession de plans américains d'un homme au visage flouté, alternés de plans américains d'une fillette au visage flouté. Et des gros plans sur les mains, sur les ordinateurs de la police. Enfin à coup sûr, rien à voir, mais tous les consommateurs regardent vers là-bas, vers "la voix". L'un a même quitté le comptoir pour s'approcher, pour voir ce qu'il n'y a pas à voir.
"La voix " précise que la police a suffisamment d'éléments pour inculper le grand-père mais qu'elle préfère réaliser une confrontation. Ainsi, toujours selon les policiers qui parlent d'un ton très docte, commentant l'affaire comme s'ils étaient des experts psychologues, la fillette verra qu'on la croit.
Pour bien montrer qu'on peut écouter sans comprendre, l'un des hommes du café crie dans mon dos, à la cantonade :
-" Ah elle est vraiment pourrie la loi française, la petite est obligée d'être confrontée à son grand-père, elle n'osera plus rien dire..."
-"Elle est obligée de fréquenter son grand-père ??!!" s'indigne mon voisin dont, décidément, le français n'est pas la langue maternelle.
-"Non, pas fréquenter, confronter".
L'un des consommateurs parie que le grand-père, ce salop, ne va rien regretter.
Je m'absente pour aller aux toilettes. En retournant dans la salle, je ne vois que les dos des consommateurs, le visage tourné vers ce soleil rectangulaire, extra plat, qui diffuse une lumière blafarde dans la salle. Je n'avais pas imaginé un écran si large : les êtres y apparaissent deux fois plus grands qu'en réalité. Il est accroché au dessus de la porte. Voulant quitter les lieux, je dois contourner le patron du café qui, en sortant pour descendre ses volets, s'est arrêté dans le passage, happé lui aussi par la grande bouche. Pour voir.
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