Je suis passé voir ma mère dimanche en fin d'après-midi, après une journée de travail avec des collègues qui s'était déroulée non loin de chez elle. J'achète quantité de gâteaux avec l'idée de prendre le thé avec elle, il est environ 17h30 quand j'arrive à son appartement.
La dernière fois que je lui ai rendu visite, je n'étais pas très fier : j'ai senti qu'elle m'énervait et que mes réponses s'en ressentaient. Je me suis souvenu d'une amie qui, lorsque sa propre mère a commencé à devenir sourde, s'en avouait extrêmement agacée.
La gentille dinguerie de maman transforme la communication en un exercice fatiguant : percevoir, interpréter, faire répéter, répéter soi-même, évaluer ce qui est important ou non de comprendre (ou de lui expliquer) et ce sur quoi on peut glisser... Le tout avec une petite dame qui passe du coq-à-l'âne, oublie instantanément ou au contraire insiste sur les mêmes phrases et les mêmes questions plusieurs fois, sans assimiler les réponses pour autant.
Quand j'arrive donc, je retrouve cette femme qui diminue, un peu maigre et tordue, qui ouvre la porte en disant : "je suis contente." Ce ne sont jamais des retrouvailles pourtant : l'inquiétude est là, à guetter ce qui va être pire, ce qui va être nouveau, quel nouveau talent lui aura donné la folie.
Ce qui se retrouve : la robe noire qu'elle ne quitte pratiquement plus, et quelques anecdotes qu'elle relate sans cesse. Pour le reste, faire avec.
Je m'aperçois que je ne sais pas si elle possède du thé chez elle. Elle-même n'en sait rien. Je cherche dans les placards et tombe rapidement sur deux boîtes. Nous mettons de l'eau à chauffer. Maman me demande s'il faut mettre du sel dans l'eau.
-"Non maman, pour le thé on n'en met pas."
-"Oh, il y en a qui en mette", répond-elle avec un aplomb tranquille. Elle se voit devenir folle dans ces petits détails et s'en défend toujours, bec et ongles.
Après elle confesse qu'elle ne va pas bien, qu'elle a regardé des photos, qu'elle n'aurait pas dû. Sur la table traîne un album que j'ai déjà mentionné ici, un recueil de photos d'amoureux.
-"je l'ai encore engueulé de m'avoir quitté trop tôt, ça fait longtemps".
Elle fait évidemment allusion à mon père, mort en fin d'année 2000. Ce sont des photos qu'elle regarde souvent mais cette fois elle a les larmes au yeux : cela ne lui arrive que très rarement, elle adopte plus volontiers un mode défensif, vaguement agressif ou blagueur. Elle dit :
-"Je me suis prise en photo", puis s'arrête, bloquée par l'émotion.
-"C'est papa qui a pris les photos". Je n'ai plus de repères concernant l'intérêt de lui restituer la réalité. Elle fait une moue qui signifie aussi bien qu'elle sait, ou que cela n'a pas d'importance, et sans doute cela n'en a plus.
-"Qu'est-ce qui te fait de la peine dans ces photos ? C'est de voir papa ou de te revoir toi ?"
-"C'est de nous voir ensemble."
Cette humeur maussade s'efface comme le reste, le vent de l'oubli balaye tout dans la pièce.
-"Tu veux du vin ?" propose-t-elle.
-"Mais non maman, on va prendre le thé maintenant."
-"Oui. Tu veux du café ?"
J'accepte qu'elle m'accompagne jusqu'au métro. Elle se montre toujours très heureuse de marcher dans la rue avec moi, maintenant elle m'agrippe la main comme le ferait un enfant. Je sais qu'elle connaît le chemin pour y aller, et pour revenir chez elle.
Elle redit comme elle est contente de me voir puis que c'est dommage que je mange trop. Je comprends assez vite ce qu'elle tente de signifier, j'essaye de lui faire trouver le bon mot mais quand elle fait trop d'efforts, parfois cela la rend plus dingue encore et je n'ai pas envie qu'elle panique alors qu'elle doit rentrer seule ensuite.
-"Tu veux dire que tu trouves que je travaille trop ?"
-"Oui, c'est ça. Arrhh, j'ai vraiment l'impression d'avoir cent ans!"
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