Quel est le lien entre la psyché et le cerveau ?
Comme il est troublant ce voyage auquel ma mère nous convie. Faut avoir le coeur bien accroché : le relief est russe, pour ce qui est des montages.
La maladie, qui la rend déficiente pour tout ce qui est de l'ordre de la logique, ne l'empêche pas de connaître une vie intérieure intense où elle se montre parfois d'une acuité inédite.
Assemblage de pièces de puzzle par ma mère : elle en est satisfaite. "je crois que c'est plutôt pas mal", dit-elle. |
Souvent elle me questionne de façon évasive sur mon travail ("Y'a du monde ? Tu es content ?") et je sais qu'elle ignore ce que je fais. Contrairement à ce qu'on peut lire ici et là ( Par exemple sur le Huffington Post, Les 5 choses à ne jamais dire à une personne atteinte d'alzheimer : ne pas lui demander s'il se souvient de telle ou telle chose), je la considère comme un interlocuteur à part entière, capable d'assumer ses oublis ou de vouloir les dissimuler, à sa guise. Elle reconnaît son ignorance et je lui propose de deviner mon métier.
-" Tu dois pouvoir trouver, tu sais bien ce que j'aime ..."
Elle se méprend sur la dernière phrase, et la saisit pour elle-même.
"Ce que j'aime ? Oh non, je n'ai jamais rien dit de ce que j'aimais, de peur que l'on se moque de moi. J'ai toujours... (elle ne trouve pas les mots, fait de la main le geste sinueux du poisson slalomant entre les joncs). On ne sait jamais, sinon c'est trop facile."
Cet aveu me sidère, tant il décrit son essence même, son refoulement structurel. Je l'ai vu, enfant, dès que j'ai été en âge de comprendre ces fonctionnements-là : sa double contrainte (honte), vis-à-vis de sa belle famille et de sa famille d'origine, tentant d'intégrer celle-ci (bourgeoise) et trahissant de ce fait l'autre (populaire). Et l'entendre toujours affirmer, des choses difficiles de son passé : "Non, ça, je ne peux pas en parler."
Plus tard dans la soirée, après avoir évoqué des souvenirs d'enfance, elle dit doucement, tendrement :
- "Je ne les supportais pas mes parents. J'ai beaucoup culpabilisé parce que je ne les supportais pas."
Je m'interroge encore : comment son cerveau peut fonctionner sur ce mode là et hoqueter pour d'autres tâches ? Il y a quelque jours je lui ai offert un puzzle pour voir si cela pouvait meubler un peu son ennui. Elle était tellement "idiote" devant les pièces que j'ai dû vérifier qu'elle percevait bien les couleurs. Disons que en théorie elle les distingue, mais que la théorie et la pratique sont deux choses différentes. Idem pour les formes. J'étais vraiment stupéfait de son incapacité, même deux pièces que je lui donnais à emboîter, elle n'y arrivait pas, essayait l'assemblage de façon absurde puis décrétait "non, ça ne va pas". Elle serait aujourd'hui incapable de ranger triangle bleu, carré jaune et rond rouge dans une boîte à formes pour bébé.
Ce soir, je tente à nouveau de l'intéresser au puzzle, pour identifier si son incapacité est permanente ou fluctuante. Je ne me souviens plus exactement du déroulé de notre conversation autour du jeu en mille morceaux, nous parlons des déjeuners du midi que nous lui préparons puis j'essaye de la faire parler sur comment elle voit sa vie.
-"J'ai envie d'autre chose", affirme-t-elle clairement et volontairement.
-"D'autre chose ? Mais pourquoi pas! Simplement il faut que tu nous aides si tu veux autre chose, que tu dises ce que tu veux. Il faut que tu dises ce dont tu as envie, ce qu'il te faut."
-"Mais ce n'est pas facile, ça vient de loin."
(Elle fait des moulinets avec ses mains pour montrer : loin derrière. Je pense à son enfance, sans savoir si c'est à cela qu'elle fait allusion. Elle a l'air songeur et agité, et pourrait aussi bien poursuivre posément que partir dans un délire narratif.)
-"Même avant, à chaque fois que je faisais quelque chose de bien, ce n'était jamais pour moi, quand j'étais l'aînée." (Elle était l'aînée de huit enfants)
J'enchaîne :
-"Mais maintenant tu es grande, tu peux dire ce que tu veux."
-"Mais j'ai toujours... (Elle s'interrompt, secoue la tête, grimace). Avec toi je peux le dire parce que j'ai confiance. Les autres je n'ai pas confiance."
-"Mais qu'est-ce que tu risques ? Il n'y a pas de risque à dire ce que tu veux."
-"Mhumm, peut-être."
"Ce que j'aime ? Oh non, je n'ai jamais rien dit de ce que j'aimais, de peur que l'on se moque de moi. J'ai toujours... (elle ne trouve pas les mots, fait de la main le geste sinueux du poisson slalomant entre les joncs). On ne sait jamais, sinon c'est trop facile."
Cet aveu me sidère, tant il décrit son essence même, son refoulement structurel. Je l'ai vu, enfant, dès que j'ai été en âge de comprendre ces fonctionnements-là : sa double contrainte (honte), vis-à-vis de sa belle famille et de sa famille d'origine, tentant d'intégrer celle-ci (bourgeoise) et trahissant de ce fait l'autre (populaire). Et l'entendre toujours affirmer, des choses difficiles de son passé : "Non, ça, je ne peux pas en parler."
Plus tard dans la soirée, après avoir évoqué des souvenirs d'enfance, elle dit doucement, tendrement :
- "Je ne les supportais pas mes parents. J'ai beaucoup culpabilisé parce que je ne les supportais pas."
Je m'interroge encore : comment son cerveau peut fonctionner sur ce mode là et hoqueter pour d'autres tâches ? Il y a quelque jours je lui ai offert un puzzle pour voir si cela pouvait meubler un peu son ennui. Elle était tellement "idiote" devant les pièces que j'ai dû vérifier qu'elle percevait bien les couleurs. Disons que en théorie elle les distingue, mais que la théorie et la pratique sont deux choses différentes. Idem pour les formes. J'étais vraiment stupéfait de son incapacité, même deux pièces que je lui donnais à emboîter, elle n'y arrivait pas, essayait l'assemblage de façon absurde puis décrétait "non, ça ne va pas". Elle serait aujourd'hui incapable de ranger triangle bleu, carré jaune et rond rouge dans une boîte à formes pour bébé.
Ce soir, je tente à nouveau de l'intéresser au puzzle, pour identifier si son incapacité est permanente ou fluctuante. Je ne me souviens plus exactement du déroulé de notre conversation autour du jeu en mille morceaux, nous parlons des déjeuners du midi que nous lui préparons puis j'essaye de la faire parler sur comment elle voit sa vie.
-"J'ai envie d'autre chose", affirme-t-elle clairement et volontairement.
-"D'autre chose ? Mais pourquoi pas! Simplement il faut que tu nous aides si tu veux autre chose, que tu dises ce que tu veux. Il faut que tu dises ce dont tu as envie, ce qu'il te faut."
-"Mais ce n'est pas facile, ça vient de loin."
(Elle fait des moulinets avec ses mains pour montrer : loin derrière. Je pense à son enfance, sans savoir si c'est à cela qu'elle fait allusion. Elle a l'air songeur et agité, et pourrait aussi bien poursuivre posément que partir dans un délire narratif.)
-"Même avant, à chaque fois que je faisais quelque chose de bien, ce n'était jamais pour moi, quand j'étais l'aînée." (Elle était l'aînée de huit enfants)
J'enchaîne :
-"Mais maintenant tu es grande, tu peux dire ce que tu veux."
-"Mais j'ai toujours... (Elle s'interrompt, secoue la tête, grimace). Avec toi je peux le dire parce que j'ai confiance. Les autres je n'ai pas confiance."
-"Mais qu'est-ce que tu risques ? Il n'y a pas de risque à dire ce que tu veux."
-"Mhumm, peut-être."
Je lis et plonge dans des pensées aussi éparses que le puzzle en morceaux. Est-ce lassant pour toi de le lire, pesant de ma part de le répéter (?) j'attends ces textes tant ils explorent. M'explorent, ...va savoir.
RépondreSupprimerN.
Lassant de te lire ? Comment non, au contraire, c'est toujours très agréable pour moi que tu partages ici tes sentiments. Besos...
RépondreSupprimerPour rebondir sur le message de N., j'étais concomitamment à la lecture de ces billets au sujet de ta mère, dans des discussions philosophiques avec mon fils de 18 ans. En ce moment, son sujet d'étude avec son prof de philo de terminale est la conscience...Nous parlions de ce qu'était la mémoire, la conscience si l'une existait sans l'autre, ce qu'était une perte de conscience, l'inconscient et l'inconscience, si la perte de mémoire est aussi une perte de conscience, si elle ne l'est pas alors peut-on ne vivre qu'au présent et qu'est-ce qui nous distinguerait de l'animal s'il n'y a plus de conscience réflexive etc, etc... . Bref, je m'étais servie des épisodes décrits ci-avant pour regarder concrètement l'illustration de nos croyances respectives et finalement de comment nous voyions aussi la vie: une bonne vie au sens "philosophique" du terme. J'ai fait un raccourcis pour ne pas dire un ramassis, tant le sujet pourrait remplir des "copies doubles d'écolier" parce que, chez moi, ce sujet m'invite à une multitudes d'associations et de questions auxquelles je n'ai jamais pu donner que des réponses extrêmement provisoires. Merci Frédéric de donner vie à toutes ses questions sous la forme très concrète de petits épisodes de la vie quotidienne qui sont si beaux, vus par tes yeux. Beaux au sens de l'esthétique de la vie, de la vie comme une oeuvre d'art.J'ai vu dans tes libellés en référence "art brut", je ne suis pas sûre d'être tout à fait d'accord sur ce terme...
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