vendredi 14 novembre 2014

mon portrait

Elle a retrouvé le goût des vernis à ongles...
C'est un dimanche, j'arrive un peu plus tôt que d'habitude avec, dans mon sac, un carnet de croquis, des crayons noirs et une gomme. J'avais dans l'idée de proposer à ma mère : je fais ton portrait, puis tu fais mon portrait, puis on recommence, et encore. Comme je n'ai pas pratiqué le dessin depuis longtemps, j'étais assuré de faire aussi mal qu'elle, et que cela pourrait être l'occasion de franches rigolades devant les crobards disgracieux.

Finalement, cette fin d'après-midi se passe autrement, ma mère est dans une phase de lucidité et de capacité d'expression très intense, elle raconte son ressenti, plutôt négatif, à voir autour d'elle tous les intervenants extérieurs (toilette, déjeuner, ménage etc). 

C'est troublant  de l'entendre se prononcer aussi clairement, même si d'expérience je sais que dans une demi-heure, elle pourrait tenir un discours très différent. Ce n'est pas que l'un annule l'autre, au contraire, le bon et le mauvais se superposent. C'est qu'elle vit - et nous fait vivre par la même occasion - cette ambiguité : il y a des choses détestables dont on ne peut, ni ne veut, se passer.

Donc il est un peu tard pour se mettre au dessin, mais je le lui propose tout de même, pour voir comment elle réagit. On essaye. Elle a un peu de mal à prendre en compte qu'elle ne doit pas bouger pendant que je la dessine, du coup je recommence, puis esquisse un portrait qui ne lui ressemble pas et paraît la phase médiane d'un morphing de Michel Galabru à Simone Veil (vieille).

Quand son tour arrive de me dessiner, l'expression "une poule qui a trouvé un couteau " me vient à l'esprit. Elle dit "je n'y arriverai pas", regarde la feuille en écarquillant grand les yeux, l'incline pour voir la lumière jouer à sa surface, me scrute puis fixe des points derrière moi, assez en hauteur, que j'imagine des détails de l'armoire devant laquelle je me tiens. Cela dure ainsi un moment, elle semble lire des messages dans les reflets de la lumière sur la page, grimace beaucoup et redit : "je n'y arriverai pas".
Pour l'aider, je trace rapidement un ovale sur le papier, un cou, l'amorce de deux épaules : "tu vois, tu peux continuer, faire les bras, les cheveux..."
Elle crayonne des traits pour les bras sans lever la tête vers moi puis recommence son manège : mimiques étranges, regard qui se pose sur moi puis loin plus haut, elle semble tout de même griffoner quelque chose avec difficulté. J'abrège ce moment que j'imagine pas très agréable pour elle, la mettant en échec et, qui sait ?, en inconfort physique (elle a peut être des problèmes de vision que nous n'avons pas identifiés ?). 

Alors, je découvre son dessin, plus élaboré que je ne le pensais, et qui m'étonne profondément (la face comme un masque africain et les deux points au-dessus à gauche, très noirs, sur lesquels elle est revenue plusieurs fois). 
Au même moment je l'entends dire :
"Je ne sais pas ce que je pourrais rajouter. Des dents, peut-être ?"


2 commentaires:

  1. Cher Frédéric
    Ces textes m'incitent davantage à me taire et à accueillir qu'à commenter.
    Mais voilà, j'ai envie juste de te dire que ça me touche et que j'aime ton portrait. C'est comme un oiseau qui s'envole...
    Elisabeth

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de ton message. C'est amusant, je n'avais pas remarqué cet oiseau qui maintenant m'apparaît "comme le nez au milieu de la figure"...

      Supprimer