mardi 29 décembre 2015

jambon beur

Le 24 au soir, j'ai dîné avec ma mère dans sa maison de retraite. 

Ayant prévenu à l'avance, une table est réservée à notre tête-à-tête, alors que d'habitude elle dîne auprès d'autres pensionnaires, exclusivement des hommes d'après ce que j'ai remarqué, ce qui doit correspondre aux observations faites par le personnel : ma mère n'a que peu d'intérêt pour les personnes de son sexe.

Informé préalablement du menu, je ne m'offusque pas de ce potage-jambon-purée pas très festif. "Le repas de Noël, c'était ce midi" me glisse, un peu gênée, la jeune femme qui fait ce soir -là le service. De toute façon, pour ma mère maintenant, Noël ou Pâques ou un autre jour, tout cela se vaut.


Une pensionnaire que je n'ai jamais vu encore, à la table d'à côté, commente : "Ah, Mireille a de la visite". Puis : "Moi mon fils il ne veut pas venir ici. Il m'emmène déjeuner dehors, mais il ne veut pas venir ici".
Quelqu'un du "dehors" attablé ici, c'est rare. D'ailleurs, cette pensionnaire me mettrait bien le grappin dessus pour me raconter sa vie, mais je coupe court à ses tentatives. Autour d'elle, se trouve une femme en fauteuil roulant qui a une drôle de toute petite voix aiguë, comme une petite fille qui mimerait un oiseau ; et un homme de grande stature, à la voix au contraire très grave et qui, surdité oblige, parle très fort.
-"J'ai bon appétit mais je mange très peu" crie-t-il sur un ton sentencieux.
-"Sur la trois il y a des chants de Noël à Monaco (sic), dit la première, son programme télé en main. C'est un très bon chanteur".
-"Mais c'est qui ?" demande le géant à grosse voix.
-"Roberto...". Elle prend son magazine. "Roberto Al, Alemania, Alamama..., je n'ai pas mes lunettes."
-"Donnez-moi votre journal"
-"Ah non, je ne vous le donne pas, j'ai gardé ma page. C'est Roberto Al..."
-"Donnez-le moi!"
-"Non!"
J'interviens : "C'est sûrement Roberto Alagna, C'est un chanteur très connu, un ténor, Roberto Alagna."
- "Ah, reprend la femme à l'adresse du presque sourd. C'est Roberto Al Alagna, monsieur le connaît. Roberto Al Alagna."

Je souris. Les arabes sont partout.





dimanche 27 décembre 2015

l'or d'hiver

Voulant vous faire un nouveau présent de Noël via Internet - ce bouquet -, je fais l'expérience de la limite de l'appareil photo de mon iPhone : difficile pour la machine de faire la mise au point sur les nuageuses boules jaunes du mimosa.
Enfin l'idée est là, et les fleurs aussi. Joyeux soleil à tous.

mardi 22 décembre 2015

les migrants, le chômage, le Medef, les syndicats, etc

“[...] En 1532, le Parlement de Paris avait décidé de faire arrêter les mendiants et de les contraindre à travailler dans les égouts de la ville, attachés, deux à deux, par des chaînes. La crise s'accentue vite puisque, le 23 mars 1534, ordre est donné "aux pauvres écoliers et indigents" de sortir de la ville, cependant que défense est faite "de non plus chanter dorénavant devant les images des rues aucuns saluts". Les guerres de religion multiplient cette foule douteuse, où se mêlent des paysans chassés de leur terre, des soldats licenciés ou déserteurs, des ouvriers sans travail, des étudiants pauvres, des malades. Au moment au Henri IV entreprend le siège de Paris, la ville, qui a moins de 100 000 habitants, compte plus de 30 000 mendiants. Une reprise économique s'amorce au début du XVIIe siècle ; on décide de résorber par la force les chômeurs qui n'ont pas repris place dans la société : un arrêt du Parlement daté de 1606 décide que les mendiants de Paris seront fouettés en place publique, marqués à l'épaule, la tête rasée, puis chassés de la ville ; pour les empêcher de revenir une ordonnance de 1607 établit aux portes de l'enceinte des compagnies d'archers qui doivent interdire l'entrée à tous les indigents. Dès que disparaissent, avec la guerre de Trente ans, les effets de la renaissance économique, les problèmes de la mendicité et de l'oisiveté se posent à nouveau ; jusqu'au milieu du siècle, l'augmentation régulière des taxe gêne les manufactures et augmente le chômage. Ce sont les émeutes de Paris (1621), de Lyon (1652), de Rouen (1639). En même temps le monde ouvrier est désorganisé par l'apparition de nouvelles structures économiques ; à mesure que se développent les grandes manufactures, les compagnonnages perdent leurs pouvoirs et leurs droits, les "Règlements généraux" interdisant toute assemblée d'ouvriers, toutes ligues, tout "associage". Dans beaucoup de professions pourtant, les compagnonnages se reconstituent. On les poursuit ; mais il semble que les Parlements montrent une certaine tiédeur [...]”

Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972 (p.75-76)

jeudi 17 décembre 2015

hotte Otte

C'est bientôt Noël. Voici un cadeau que j'aurais aimé offrir à certains d'entre vous mais, malheureusement, le CD est épuisé. Par bonheur, Internet me permet de vous l'offrir à tous, via ce billet.

Brigitte Cornand, vidéaste et photographe, a réalisé un documentaire sur Louise Bourgeois en 1995. Elle se lie d'amitié avec l'artiste et l'incite à enregistrer ce morceau.
Musique de Ramuntcho Matta, texte de Brigitte Cornand.
On ne se s'en lasse pas, ça s'appelle Otte. Louise Bourgeois a alors 84 ans.


mercredi 16 décembre 2015

élections, les boules

"Monsieur recycle sa carte d'électeur", dit, enjoué, le préposé au gavage de l'urne dans le bureau de vote où je me trouve dimanche dernier, en notant le nombre de tampons qui l'estampillent. La remarque m'amuse un peu et m'agace aussi : elle souligne un aspect conservateur que je me reconnais, enclin à utiliser les objets, les vêtements, jusqu'à l'usure. Mon côté écolo poussiéreux.



En rentrant chez moi je jette un coup d'oeil sur Google actualité, comme je le fais plusieurs fois par jour.
Au signet "Culture", la première info en ligne c'est " L'arbre de Noël de l'Elysée est arrivé!"
Il doit s'agir de sylviculture donc. Je lis les premières lignes de l'article : les dimensions de l'arbre (11 mètres de haut) et la précision, "il a fallu trois jours de transport". 
Evidemment l'info ne me paraît pas très écolo, pas très post COP 21. Mais plus tard je lis d'autres articles : je m'aperçois que cette histoire de sapin est très documentée, une vraie story telling, on a même des images de la coupe de l'arbre et de son acheminement par bateau, chiffres à l'appui pour affirmer son moindre coût en CO2 par rapport au transport routier. Ok.
Pour le reste, c'est raison d'Etat : l'arbre, qui avait 23 ans, a été sacrifié pour la grandeur (du Noël) de la nation. A l'Elysée, ça sent le sapin.


lundi 7 décembre 2015

Londres

Un matin rose, prologue de deux journées au ciel gris, mais douces et sans pluie. Le soleil est intérieur.










Retour en France bleu marine.
Ce matin, à la boulangerie, j'ai l'air bête : je ne trouve que des livres anglaises dans mon portefeuille. La serveuse, que je ne connais pas, me fait pourtant crédit : je note son accent prononcé, d'un pays de l'Est sûrement. Verra-t-on le jour noir de la préférence nationale, et du retour à un franc national au profil de Marine ?...

jeudi 3 décembre 2015

multi mère

La folie de ma mère est une solitude qu'elle peuple d'êtres imaginaires.
Elle s'appelle elle-même, s'interpelle "Mireille ! Mireille !" faisant dialoguer une partie d'elle qui serait violemment critique avec une autre qui, au contraire, se défendrait de ces remontrances. Par exemple, parce que l'arthrose de son genou la fait souffrir quand elle se lève d'un fauteuil :
- "Mireille! Mireille, tu nous emmerdes!" (C'est destiné à celle qui dysfonctionne, qui ralentit, qui fait mal. Et qui est immédiatement soutenue par l'autre voix qui prend son parti) "Oui, eh bien c'est comme ça, Mireille elle fait ce qu'elle veut, c'est ce qui fait son charme."

Ces derniers temps, - est-ce que j'arrive à la maison de retraite vraiment beaucoup plus tard qu'avant, ou bien est-ce que le service du dîner se tiendrait plus tôt en hiver ?- je ne la trouve que rarement au rez-de-chaussée, elle est souvent déjà montée dans sa chambre (aidée, vraisemblablement, car elle ne sait plus prendre l'ascenseur, ni ne connaît maintenant l'étage où elle habite).
Je frappe à sa porte qu'elle a fermé à clef. Derrière, cela déclenche de suite un conciliabule,  un mélange de phrases destinées à l'extérieur "Oui, oui, j'arrive" et de phrases à son attention "Mireille, ma pauvre Mireille"...


Le moment où le dialogue avec elle-même s'affirme le plus étrange, quoique sur un mode légèrement différent, c'est lorsqu'elle parle à ses pieds. Chaque fois, j'enlève ses chaussures et ses chaussettes avant d'aller dans le cabinet de toilette emplir une cuvette d'eau tiède. Je la laisse en grande conversation avec ses pieds.
- "Mireille! Mireille ! Alors mes tout beaux!" (Elle produit des onomatopées pour attirer l'attention de ses pieds, fait des petits bruits, siffle.) "Alors qu'est-ce que tu fais là? "
Elle discute avec ses orteils, comparant le pied gauche et le droit, et les capacités différentes des orteils à se courber, à s'écarter les uns des autres, à se relever. Elle les désigne par des numéros, selon leur position : le un, le deux etc.
-"Alors qu'est-ce que tu fais, hein mon beau? Tu restes collé là? Là, le un et le deux, c'est bien. Mais là, bof, ce n'est pas terrible. Pourquoi tu ne viens pas ?"
On croirait un théâtre de poupées, elle, assise dans son fauteuil, les jambes tendues, agitant ses pieds comme deux marionnettes, et spectatrice à la fois, comme oubliant être à l'origine de ces mouvements.
Quand elle va aux toilettes, la situation se complexifie. Les acteurs se multiplient : le siège des toilettes, le corps, la culotte, le rouleau de papier, les quelques feuilles qu'elle va plier en quatre et glisser au fond de son sous-vêtement au cas où..., tout cela converse. Le monologue est polyphonique. Are you talking to me?

Plus elle s'absente, plus elle est nombreuse.

Un jour je lui demande pourquoi elle se parle tant à elle-même.
Elle me répond en toute simplicité, avec une évidence confondante : "Pour me faire du bien."

vendredi 27 novembre 2015

vendredi 13, 14 jours plus tard

Dans le quartier, je ne pourrais pas dire que ça "pavoise", mais tout de même : il y a ça et là quelques drapeaux bleu blanc rouge, et ces touches de couleur me font penser aux toiles de Dufy sur le 14 juillet. 


Ce sont plutôt les commerces qui affichent des fanions, les cafés beaucoup mieux pourvus que les autres, grâce à leur culture de supporters sportifs. Certains inventent des astuces tricolores, comme ici avec ballons ou écran plat. Et comme dans le quartier les boutiques sont plutôt tenues par des français issus de l'immigration, Nadine Morano a de quoi enrichir sa palette chromatique française...

Merguez bleu blanc rouge, alimentation exotique bleu blanc rouge,
Bombay Palace bleu blanc rouge : cours d'instruction civique à l'intention de certains...

voyage en pédophilie

J'avais promis de parler de cet ouvrage (dans ce billet-là) et, il est temps que j'en livre ici quelques extraits afin de pouvoir le prêter à des amis que mes quelques bavardages à son sujet ont mis en appétit.

L'enfant interdit, comment la pédophilie est devenue scandaleuse, de Pierre Verdrager, est un livre qui est heureusement arrivé chez moi par une amie : je dis heureusement car, ayant appris son existence, j'en étais très curieux, mais je n'aurais peut-être pas été jusqu'à l'acquérir.
Réserve que je signale en écho aux préoccupations que citent l'auteur du livre et son préfacier, François de Singly : "Ecrire un livre sur la pédophilie, c'est prendre le risque d'être soupçonné d'avoir un penchant pour ce type de conduite." "Celui qui travaille sur la pédophilie fait l'expérience du fait que tous les sujets, en sociologie, ne sont pas 'égaux'. Certains sont plus rentables que d'autres, certains plus dangereux, et il ne fait nul doute que la question pédophile est, sous ce rapport, la pire qu'on puisse imaginer. Si cette rentabilité est faible c'est, soit parce qu'on ne comprend pas qu'on puisse travailler sur un sujet aussi répugnant, soit parce qu'on soupçonne le sociologue - n'y a-t-il pas de fumée sans feu ? -  d'être un peu pédophile sur les bords," détaille Pierre Verdrager.
Le lecteur que je fus, affalé en maillot de bain sur le sable avec cet ouvrage en mains, se sera aussi interrogé sur le regard porté sur lui.

Répugnant, le livre ne l'est pourtant pas, il est même plutôt réjouissant. Comme l'indique le sous-titre explicite, il est question de reprendre, appuyé sur une posture la plus objective possible, les arguments avec lesquels ses partisans ont tenter de légitimer la pédophilie, et de regarder pourquoi ces mêmes arguments n'ont pas pris, et ce que la société, petit à petit, a dressé devant eux.
La surprise pour ceux qui, comme moi, n'étaient clairement pas impliqués dans le sujet, est de constater que cette militance pédophile ne se résout pas à un simple mouvement libertaire d'après 68, mais que les partisans de la pédophilie ont tenté d'imposer leurs vues jusque dans les années quatre-vingt. Avec notre grille de lecture d'aujourd'hui, ce voyage dans le temps est stupéfiant.
Au fil des années le livre relate aussi les grandes affaires de pédophilie, leurs traitements juridique et médiatique et leur influence sur l'opinion. On voit une société passer de la peur d'accuser à tord un adulte devant une parole d'enfant peu valorisée à son contraire : la préférence donnée à la suspicion face à l'adulte devant une parole d'enfant prise au sérieux. Jusqu'au paroxysme d'Outreau.

Après que l'on a échangé autour du livre, un ami me donne  Le bon sexe illustré, de Tony Duvert, qu'il possède en double dans sa bibliothèque (!). On lit sur la quatrième de couverture : "Il faut reconnaître aux mineurs, enfants et adolescents, le droit de faire l'amour. De le faire et non d'entendre les adultes en parler. Ce n'est pas une simple nécessité de liberté et de justice ; c'est le seul remède possible aux fléaux de l'Ordre sexuel"... : un livre d'époque, 1974.

Finalement la seule chose qui m'a paru plutôt dégueulasse dans l'ouvrage, c'est la parole complaisante et fanfaronne du gratin pédophile. Comme toute pratique clandestine, la pédophilie favorise les réseaux et la création de communautés où l'on partage, où l'on échange. Les élites auto-proclamés de la pédophilie, qui y voient un désir d'exception réservé aux personnes cultivées, fonctionnent de même et font parfois dans leurs écrits preuve d'une vulgarité infinie, invisible seulement à leurs yeux.
Témoin ce texte de Gabriel Matzneff évoquant Alain de Benoist, de la Nouvelle Droite : "[...] Lorsque nous vidons ensemble une bonne bouteille, nous parlons peu de Heidegger et beaucoup des jeunes filles. Voilà quelques années nous fûmes (successivement) aimés de la même : à l'armée comme au pieu, avoir servi dans le même corps, cela crée des liens." Difficile de faire plus blaireau.
Il y a aussi, page 189, des extraits de la correspondance codée entre Henry de Montherlant et Roger Peyrefitte assez gratinés... Cette dernière phrase est évidemment un "teasing" pour vous donner envie d'acheter le bouquin.

Pour finir sur le sujet, on peut s'amuser à revoir le fameux extrait d'Apostrophe avec l'infatué Matzneff et l'explosive Bombardier... La vidéo est de mauvaise qualité mais ça vaut le coup d'oeil.


Le livre de Verdrager, L'enfant interdit, est édité chez Armand Colin.

vendredi 20 novembre 2015

explosifs

Ce qui est fascinant lorsque l'on a déjà eu un cancer, c'est que l'on ne peut plus jamais avoir le moindre problème sans que, dans l'esprit du professionnel de santé, la suspicion soit là : vous avez mal au ventre, on suspecte un cancer du ventre, mal à la tête, c'est sans doute un cancer de la tête, vague à l'ame, à coup sûr un cancer de l'âme, etc.

Voilà pourquoi je me retrouve ce jeudi à l'hôpital Georges Pompidou, dans un service de néphrologie, ayant bêtement accepté de subir une scintigraphie. A peine arrivé, je le regrette déjà. 
Une jeune et charmante infirmière tente de me poser un cathéter sur la main droite. Sans succès. Sur la main gauche. Sans succès. Elle annonce qu'elle fait tout de même le prélèvement sanguin demandé, mais qu'elle va chercher quelqu'un pour le cathéter. Je reste stoïque, il faut bien apprendre son métier.
- Appuyez bien sur le pansement, parce que là, ça va sûrement faire un bleu, dit-elle en partant.
J'ai déjà un pansement sur les deux mains. 

Plus tard, arrive une autre infirmière, une douceur à la Laurence Boccolini période Maillon faible. Le genre qui, après vous avoir fait hurler de douleur, vous demande : "Vous avez mal ?"
Elle plante le cathéter dans ma main droite. J'apprends que la première infirmière n'a, en fait, pas réalisé tous les prélèvements demandés (il y a une quantité de tubes très impressionnante). De toute façon Laurence va refaire aussi les tubes déjà prélevés, qui sont sûrement "hémolysés" (j'enrichis mon vocabulaire), ce pourquoi elle pique aussi dans le bras et dans la foulée, tiens comme c'est drôle, on a rempli un tube en trop.
- Mieux vaut ça que l'inverse, lance Laurence à la cantonade.

Vient ensuite un jeune interne, charmant lui aussi, qui me demande de lui restituer tout ce que contient mon dossier médical que visiblement il n'a pas consulté. J'en suis partiellement incapable, n'ayant pas mémorisé les dates précises de mes affres médicaux, ni les noms des médecins consultés. Je me demande à quel moment quelqu'un va m'informer sur la scintigraphie, son déroulement, les précautions à prendre après l'exposition radioactive etc

Ensuite, comme j'ai été convoqué à huit heures du mat pour un examen programmé à midi, je m'endors. Un moment, l'infirmière qui m'avait accueilli passe la tête dans la chambre pour savoir si j'ai rempli d'urine le petit flacon qu'elle m'avait confié. À moitié endormi je réponds que non, sans m'en préoccuper plus. 
Cinq minutes après, l'adjudant Laurence entre dans la chambre en fanfare et me demande si je ne pourrais pas le faire avant l'examen de la scintigraphie. De bonne volonté, je lui réponds, que bien sûr, oui, pourquoi pas, je me lève et saisit le flacon de plastique posé sur un meuble.
-Ben oui, ajoute Laurence, parce qu'après la scintigraphie, vos urines seront irradiées, alors pour nous c'est pas terrible de les manipuler.
J'ai un petit rire, je me demande si elle se rend compte de ce qu'elle délivre comme message.
-Pourquoi vous riez? lance-t-elle, agressive.
Je n'essaye pas de lui expliquer, évidemment.

L'écran de protection derrière lequel le praticien m'injecte
le liquide radioactif. Puis les panneaux qui vous font vous sentir pestiférés.
Plus tard, les manifestations agressives de Laurence prennent un autre tour. Je pense que mon rire spontané a déclenché une poussée paranoïaque chez elle. Des phrases du genre "Pas la peine de m'envoyer la table dessus!" quand, en prenant mes affaires sur la table roulante pour me rendre à la scintigraphie, je déplace le meuble qui la touche, ou "Mais tout le monde comprend à part vous" quand j'hésite dans le couloir sur la direction à prendre. 
Évidemment, dès que je le peux, une fois la scintigraphie opérée et la confirmation que les images sont bien réalisées, je me dépêche de quitter l'hôpital, ne repassant dans le service néphrologie que pour reprendre mes affaires.

Personne, ni en hospitalisation de jour, ni dans le service radio, n'aura donc pris cinq minutes pour m'informer sur l'examen.

En fin d'après-midi je reçois un coup de fil de l'hôpital. Une infirmière (encore une autre) s'interroge que je sois parti. J'explique gentiment que j'ai attendu le ok du radiologue, et que l'attitude de l'infirmière du service néphro m'a inquiété au point que j'ai préféré m'éloigner au plus vite. Je m'aperçois alors que cette info n'intéresse pas mon interlocutrice, qu'elle n'appelle pas pour prendre soin de moi mais juste pour cocher des cases dans son dossier (est-ce que j'ai fait la scintigraphie, à quelle heure, est-ce qu'on m'a enlevé le cathéter etc,) alors même qu'elle refuse de me donner le nom de l'infirmière Boccolini. J'interromps sèchement la conversation.

Le soir, lassé de cette violence sourde, je fais le plein de grenades. Explosion de saveur programmée. Désoxydation. Douceur.




mardi 17 novembre 2015

vendredi 13

Ce midi je vais déjeuner d'un bobun dans un petit restau asiatique que j'aime bien. Je me surprends à me réjouir quand je vois le patron, m'émerveillant sur le mode "ah, il n'est pas mort". Je l'embrasserais presque, alors que je ne sais rien de lui.

La salle est minuscule : quatre ou cinq tables seulement. A l'une d'elles, forcément proche de moi, des jeunes filles parlent des événements de vendredi soir. "Quand je pense que lorsque j'ai acheté mon appartement à Boulogne, certains me disaient de m'installer vers République..." Le quartier vivant est devenu le quartier de la mort.
Devant moi un homme à la stature de GI, dos gigantesque s'évasant vers des épaules de géant, cou de taureau et, comme tous les hipsters et les jihadistes, une barbe. Avec ses deux amies, il échange, en costume bleu foncé et chemise blanche, des avis définitifs sur la guerre et le terrorisme. Tout le monde, soudain, semble avoir un avis d'expert sur le renseignement, la géopolitique etc.


C'est que soudain, tout le monde se trouve concerné. Le 7 janvier 2015, pour beaucoup, les victimes sont suspectes : des dessinateurs qui l'auraient "bien cherché", des juifs qui sont de toute façon responsables de la politique d'Israel (et puis, enfin, le juif n'est-il pas forcément toujours un peu coupable de quelque chose, comme la femme de ce cafetier qui affiche au-dessus du comptoir un faux parchemin en résine qui proclame : "Frappe ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait" ?).

Ceux qui moquaient les panneaux "je suis Charlie", qui voulaient s'en distinguer, font l'expérience que tuer la liberté d'expression, c'est la première étape avant de tuer tout le monde, sans distinction : ils refusaient l'étiquette "je suis Charlie", ils s'aperçoivent après coup que Charlie, c'est eux, qu'ils le veuillent ou non.


Jusqu'ici les avis étaient partagés sur le vendredi 13 : porte-malheur ou porte-bonheur ?
Massacre à Crystal Lake ou corne d'abondance ? La Française des Jeux a trusté la seconde proposition. De son point de vue, c'est jour faste. C'est jour d'Euromillions. 
Croiser les doigts, conseille-t-elle. La chance sera-t-elle avec vous ? Et si votre vie devenait infiniment plus riche ?, questionne-t-elle.
Le slogan fait grincer des dents ce vendredi 13 novembre 2015. Le samedi matin pourtant, en me réveillant, je me dis que j'ai de la chance, je suis heureux d'être en vie, comme je le serai plus tard pour mon vendeur de bobun. Comme une des boules de Loto numérotées brassées avec d'autres, je n'ai pas été choisi, je n'ai pas été tiré. Je suis heureux que mes amis soient sains et saufs, touché des messages des uns et des autres, notamment des non-parisiens qui m'ont cru en proximité des explosions et des tirs. Ce sont les numéros des arrondissements annoncés, X et XI, qui les ont inquiétés.

C'est bien malgré moi que je m'accroche aussi à la question des chiffres. 7, 11, et 13 ne sont-ils pas des nombres premiers ? C'est sans doute la lecture de Daniel Tammet qui m'influence* ! Je me souviens du plaisir amusé et éberlué que j'avais eu en découvrant les théories du "miracle mathématique du Coran", qui s'organisent autour du nombre 19 si je me souviens bien. Mais il y a aussi d'autres suggestions mathématiques sur les rapports entre les nombres premiers et le nom d'Allah, toutes "démonstrations" farfelues qui laissent sans voix ou font ricaner.

Pourtant que l'on puisse trouver, sans en rire, une vérité dans une suite de chiffres ou dans une série de textes tombés du ciel, et que l'on veuille imposer cette vérité-là au monde entier, c'est une réalité bien étrange avec laquelle nous vivons. Cela s'appelle du fanatisme et il faut maintenant s'en défendre, sur cette planète ronde et petite comme une bille de Loto.

*L'éternité dans une heure, Daniel Tammet, édition Les Arènes.


mardi 3 novembre 2015

un clown

J'ai rêvé, longtemps, plusieurs fois.
Dans la nuit il y eut une séquence, en noir et blanc. J'étais dans l'appartement de C., dont j'avais les clés quand nous étions jeunes, car j'allais y arroser les plantes lors de ses absences. 
Le lieu du rêve ne ressemblait pourtant pas à cet appartement. Ce n'est que plus tard, me demandant pourquoi je l'avais fait revivre en noir et blanc, que m'est apparu que j'avais réalisé une synthèse entre cet endroit et l'atelier que j'avais occupé un temps, au bord du bassin de la Villette, espace que les matériaux et les finitions, notamment le revêtement du sol gris, apparentaient à une photo argentique.

C'est dans un autre rêve de la même nuit, plus tard, que je rencontre C. à nouveau. Le cadre est celui d'un dîner entre amis, ou plutôt entre gens de bon esprit qui se cooptent et se retrouvent sans jamais savoir à l'avance qui sera là ou non autour de la table.
L'ambiance est chaleureuse, les images apparaissent d'une tonalité d'or, d'ambre et de doux clair obscur. 
Je retrouve donc C. dans ce petit groupe, il annonce qu'il cède à qui la voudra une statue qu'il possède. Dans la réalité une grande statue d'église en plâtre ornait son appartement, mais dans le rêve cela devient, sans que rien ne soit dit, un personnage de papier mâché blanc. C. précise qu'il s'en sépare car il est tombé amoureux d'un ensemble du XVIe siècle qu'il va acquérir, trois bois sculptés, issus eux aussi d'une église, et qui représentent trois clowns : un clown blanc, un Auguste et un Zavatta.
Je visualise le premier comme un Gilles, les bras légèrement ouverts, paumes tournées vers le spectateur en signe d'accueil. Je l'associe à Marie l'Égyptienne, qui porte ses miches de pain en Saint-Germain L'Auxerrois.

Toute la journée j'ai vécu avec ce clown mystérieux et mystique en tête, et sa douceur solennelle.

Marie l'Egyptienne, église
Saint-Germain L'Auxerrois.
 

mardi 20 octobre 2015

être et ne pas être

Ce qui rend difficile d'écrire sur ma mère maintenant : il y a la répétition qu'oblige le cadre de la maison de retraite, simulacre de chez soi où l'absurde de la condition humaine se matérialise entre quatre murs et quelques pathétiques éléments de décor ;
il y a la répétition engendrée par l'effacement mémoriel, la conversation qui reprend comme si un farceur avait appuyé sur la touche "replay", les mêmes questions posées, les mêmes émerveillements renouvelés ("Mais qu'est-ce que tu es grand, tu as encore grandi !") ;
il y a surtout un sentiment de solitude désagréable que je ne m'autorise pas à détailler ici car il est coloré du regard que je porte sur les incapacités de ma famille.

Globalement ma mère est assez gaie. En compagnie de personnes de sa famille, elle rayonne. Elle blague. Elle chante. Elle raconte des sornettes. Elle dit qu'elle est heureuse. Elle continue à faire bonne figure.

Les membres du personnel sont persuadés qu'elle les adore. Elle leur fait des sourires, des baisers, des "coucou" avec la main. Puis vers moi, elle se retourne et dit :
-"Celle-là, je la déteste."
Après que j'ai salué l'une des femmes de l'équipe du soir :
-"Et tu as choisie la plus moche," conclut-elle en riant beaucoup et en mimant avec ses bras le tour de taille de cette grosse femme.
-"Qu'est-ce que tu penses qu'elles diraient si elles entendaient ce que tu dis dans leur dos ?", lui demandé-je.
Elle rit encore et ajoute : 
- "Tu en veux aussi?"
-"De quoi ?"
-"Des verres d'eau." En plus de son cerveau qui dysfonctionne, sa mauvaise audition produit des effets Professeur Tournesol.
-" Je n'ai pas dit verre d'eau. J'ai dit qu'est-ce que tu penses qu'elles diraient si elles entendaient ce que tu dis dans leur dos ?"
Pour toute réponse elle éclate de rire et pointe quelque chose derrière moi, par dessus mon épaule :
-" Et en plus, c'est marqué attention !" 
Ravie que se matérialise là un avertissement qui semble planer dans mes questions : effectivement on distingue, de l'autre côté de la baie vitrée, un panneau qui met en garde à cause du sol glissant. Maintenant c'est le fou rire pour elle.


Plus tard - on est revenus dans sa chambre -, elle montre encore les veines de ses mains : elle se plaint toujours de leur visibilité, mais surtout de leur couleur verte. C'est dégoûtant selon elle. Je lui explique que c'est normal, que ça arrive à tout le monde, c'est l'âge, et moi aussi je vieillis. Mais elle, a-t-elle conscience de vieillir ?
-"Et toi, est-ce que tu vieillis ?"
-"Moi ? C'est plus que ça. Je crois même que je n'existe plus. Mais (une mine résignée, la tête qui se secoue de droite et de gauche) je ne cherche même plus à chercher..."



lundi 12 octobre 2015

balade numérique de Serge Daney à Aylan Kurdi

Cela commence par une balade tout ce qu'il y a de plus réelle.

Prenant le RER direction Orly pour me rendre à Ibiza dernièrement, je passe à la Croix de Berny devant cet ensemble dont l'architecture m'a toujours ému, la résidence universitaire Jean Zay (architecte Eugène Beaudouin). 
Je vois les bâtiments vidés de tout, se réduisant à des carcasses de planchers et de murs. Réhabilitation, ou démolition ?
Résidence universitaire Jean Zay, Antony.

Avant même de chercher des informations autre part, je me rue sur le blog architectures de cartes postales persuadé d'y trouver les informations correspondantes. Ce n'est curieusement pas le cas, mais j'échange avec David Liaudet, qui tient ce blog indispensable.
(J'apprends par la suite que le projet de réaménagement a été confié en 2011 à Jean Nouvel, qui indique sur son site, sans rire : "ce projet rend un hommage discret (sic) à Eugène Beaudouin, non dans la lettre comme pourrait le faire un vestige archéologique ou un édifice de notre passé lointain (re-sic), mais dans son esprit, incurablement moderne." Une discrétion qui confine à l'effacement, donc.)

C'est toujours sur le blog de Liaudet que je remarque que l'un des livres mis en vedette sur ses pages est signé de son nom (Royan, l'image absolue, cartes postales de la ville moderne, éditions Le Festin). Il date d'il y a plus d'un an déjà (mars 2014). 

Je reprends le billet posté à l'occasion de sa publication, que j'avais loupé, et j'y trouve mention de Serge Daney. 
Un lien renvoie à un autre billet posté précédemment à propos de la notion d'image absolue, où Daney est décrit avec "la silhouette amaigrie, la casquette trop grande et ce pull-over improbable.". Ceux qui ont déjà vu L'Itinéraire d'un "ciné-fils" ne peuvent que reconnaître dans ces notations l'accoutrement fixé par la pellicule à cette occasion. Nous sommes en 1992, Daney meurt la même année.

Serge Daney dans L'Itinéraire d'un "ciné-fils",
de Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin.
Trois heures d'entretien avec Régis debray. 
Envie me prend de revoir cette interview fleuve, de retrouver le fil cette pensée claire, incisive, qui s'autorise tous les détours. Un sujet, jamais d'ego. Quelques heures de pur bonheur (que j'ai retrouvées sur Internet ici.)

Et voilà ce que j'entend, qui me ramène à la photo insignifiante d'Aylan Kurdi.
Serge Daney s'exprime à propos des clips "solidaires", où des chanteurs s'affichent au bénéfice d'une cause, par exemple la faim dans le monde, et où l'image des chanteurs se substitue à celle des mourants :

"On pourrait appeler temporairement "visuel" la somme des images de remplacement, pour des raisons très précises [...]. Sur tous les événements qui se passent dans le monde, il y a une image qui vient très très vite couvrir toutes les autres et empêcher les autres : ce qui se passe pour les informations télévisées où tout d'un coup l'image..., même la plus belle image qu'on ait vue récemment qui est le petit bonhomme devant les chars en Chine qui, moi, me fait pleurer - pour une fois il y a une image de la liberté, de la liberté !- mais même cette image, elle a fini par empêcher toutes les autres de la Chine. Maintenant, la Chine, c'est ça [...].  
Quand on ne comprend plus rien, quand plus aucune conception de où est l'autre, et de où je suis moi comme autre - car je suis l'autre de l'autre évidemment - quand la question de l'autre a sauté, toutes les images ont sauté et il n'y a plus que du "visuel", n'importe quoi [...] On zoome, c'est-à-dire, c'est le zoom quoi : le zoom, c'est la masturbation."

mercredi 7 octobre 2015

Chantal Akerman

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !


Ce poème de Baudelaire, déclamé par Jan Decote dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, revêt une résonnance particulière quand on apprend le suicide de la cinéaste Chantal Akerman.
J'aime cette petite interview que l'on peut voir ici, qui restitue sa vivacité inquiète et son anticonformisme.


1975. Delphine Seyrig dans
Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.

dimanche 4 octobre 2015

exercices de style 8

Il aurait été bien étonnant qu'Ibiza ne fournisse pas une image de la série "exercices de style", série que je délaisse, non pas par manque de modèles, mais malheureusement par manque de temps. Car curieusement, une fois une tenue immortalisée dans mon iPhone, si je ne la publie pas dans les jours qui suivent, c'est comme si elle perdait de la saveur. Le goût de l'instantané.





Ici c'est un jeune homme qui, alors que le bus est arrivé à sa destination (las Salinas) et s'apprête à accueillir les plagistes de retour vers la ville, ne descend pas du véhicule. 
Il téléphone à son amie, en français :
- Mais tu ne sais pas où tu es ? Ben demande autour de toi parce que là, genre, tu vois, j'suis dans un bus près de repartir en ville.
Il raccroche. Je me demande si son amie s'est lassée de lui, si elle va faire un effort où se laisser emmener par cette vague de nonchalance qui la porte elle ne sait pas où mais assurément loin de lui. 

Le bus s'emplit, il parait résigné à repartir et se tasse pour laisser un voyageur s'installer à ses côtés.
Soudain il se dresse, le portable à l'oreille, et sort du bus en gesticulant, puis file à grandes enjambées en direction des plages. Il semble content. Moi je râle intérieurement de n'avoir pu le prendre en photo. Puis finalement, alors que les derniers passagers s'avancent revoici mon "clownito" qui revient en courant et reprend sa place in extremis. Là je ne le rate pas, ravi de capturer une tenue de style dans un autobus, comme le veut l'anecdote matrice des 99 versions du livre de Raymond Queneau.

"Dans l'ensemble, c'est vert avec un toit blanc, allongé, avec des vitres. C'est pas le premier venu qui pourrait faire ça, des vitres. La plate-forme, c'est sans couleur, c'est moitié gris moitié marron si l'on veut. [...] on t'y foutrait une tache caca d'oie pour représenter la rage, un triangle rouge pour exprimer la colère, et une pissée de vert pour rendre la bile rentrée et la trouille foreuse. [...]"

Extrait du chapitre Visuel, Exercices de style, Raymond Queneau, , éditions Gallimard.

jeudi 1 octobre 2015

variations

Les orages bouleversent les journées prévues sur le sable, les coupent de moitié. Telle journée, la matinée sera bonne, telle autre sera clémente l'après-midi. Qu'importe, il est urgent de ne rien faire, à la plage ou ailleurs. En ville, un après-midi, j'assiste de loin à une manifestation locale : les taxis "réguliers" protestent contre les taxis clandestins. Banderoles, slogans, mais surtout véhicules qui bloquent la circulation pendant deux heures environ : une communauté est plus ou moins désignée responsable, les hors-la-loi seraient des roumains. Chacun son bouc émissaire.

A Figueretas, la pluie offre un cadeau imprévu, elle exalte le parfum des lauriers qui bordent les escaliers qui gravissent la colline. L'odeur est si forte que l'on croirait du jasmin.

Sur la petite plage éboulée ou sur la grande plage d'es cavallet, je traîne un drôle de livre, L'enfant interdit, comment la pédophilie est devenue scandaleuse, de Pierre Verdrager. C'est très étonnant de voir comment les militants pédophiles ont tenté longtemps de faire porter leur voix dans des années, les années quatre-vingt, où je lisais régulièrement la presse mais sans vraiment prendre conscience de cela. J'en reparlerai, c'est vraiment intéressant, et ça vaut quelques extraits choisis.

Finalement il doit pleuvoir aussi la nuit car, alors que la journée d'hier était plutôt belle, en arrivant aujourd'hui à la plage, le parking était inondé (hier il étincelait de toutes les voitures garées) et le chemin dans la pinède s'avère presque impraticable. Au retour, après des heures au soleil et dans la mer, je lambine sur le sentier pour profiter au maximum de cette nature préservée. C'est mon dernier jour ici pour cette fois (sniff).>


Une des petites criques après la très vilaine plage de Sa Trinxa :
celle-ci n'est pas la plus tranquille, il faut compter avec les touristes qui
viennent se "selfiser" devant le rocher scupté.



Le parking de las Salinas après la pluie.



Vu du bus, le paysage des salines en fin d'après-midi.

lundi 28 septembre 2015

éclipses...

Finalement j'ai assisté à cette éclipse.
Réveillé par hasard au cœur de la nuit, troublé par la vive luminosité des étoiles, je suis descendu sur la plage de Figueretas alors que la Lune était déjà au quart masquée de noir. Je pensais trouver sur mon chemin de nombreux spectateurs, dans les rues ou sur les balcons : une île de noctambules, pour le coup, c'était l'occasion, non?
Arrivé sur le sable, dans cette baie que la nuit rend magique, j'étais presque seul. Quatre ou cinq observateurs, pas plus, alors que plus loin sur la promenade, d'un groupe apparemment éméché, une jeune fille hurlait :" Whou! I want to show you my dick!" Une proposition qu'elle refera peut être en 2033, qui sait?

L'astre lunaire est devenu plus doré que rouge, brunissant en son centre, et au moment où on l'espérait de braise, un voile de nuages blancs l'a couvert.
J'ai pensé brièvement que ces nuages allaient sans doute mettre en péril ma journée plage du lendemain mais l'heure n'était pas aux anticipations mais à goûter cet instant là, cette nuit douce et d'or. J'ai gravi la colline en direction de mon hôtel, le nez toujours en l'air. De blanche, la nappe nuageuse est devenue rose, ajoutant encore à la magie de l'événement. 
En haut du dernier escalier qui me ramenait "chez  moi", j'ai attendu à nouveau. Entre deux hampes d'agave se détachant sur le ciel et ses nuages barbe-à-papa, la Lune a daigné se montrer à nouveau.

Me retournant, j'aperçois alors, à un balcon de l'hôtel, trois jeunes hommes totalement nus, profitant du spectacle céleste. Deux se tiennent à la rambarde dont l'un, courbé, les jambes écartées, se fait sodomiser par le troisième. La nuit est silencieuse, je perçois le bruit des chairs qui se cognent. Pleine Lune et lune pleine, voilà une amusante façon de célébrer le cosmos, avec sans doute plus d'esprit que le triste monsieur On dans son livre du même nom.

Il faut dire : ayant regardé sur Arte Replay le joli documentaire sur Barthes (Le théâtre du langage, signé Chantal Thomas et Thierry Thomas), ayant écouté Les Murray et Daniel Tammet à la maison de la poésie avant de partir, je me demande par quelle malédiction les médias et l'opinion publique (?) ont fait de monsieur On, ce prof de philo, la figure d'un intellectuel français, grenouille enflée qui nous emboeuf le paysage (qu'on excuse ce néologisme animalier).
Éclipse de la pensée, vraiment, à voir rouge.


Sachant que mon iPhone ne me permettrait pas
d'immortaliser la Lune rouge, et ayant eu une subite
envie de gyoza, j'ai imaginé que ce lustre ferait l'affaire...

dimanche 27 septembre 2015

ibizarre

Depuis le temps qu'on évoquait cette éventualité : la falaise s'est effondrée sur la playa de las mujeres (platja de ses dones), mini plage de cailloux qui a l'avantage d'être quasiment située en ville et se voit donc fréquentée plus par les locaux que par les touristes, qui en ignorent parfois l'existence.

Je le découvre hier après-midi. Double éboulis même, puisque l'amorce du chemin escarpé qui mène à la crique s'est écroulé aussi. Un panneau interdit la descente : je le vois comme une divine chance que la plage soit encore plus tranquille qu'avant! 
Un des graffitis superposé à cet avertissement nomme la petite anse "cala minga" : pour ma part, je ne l'ai jamais entendue appelée de cette façon.

L'eau est merveilleuse. Aujourd'hui, avant l'orage, je m'amuse avec les poissons et leur donne des morceaux de mon empanada. C'est la ruée autour de moi, tant et si bien que l'un d'eux me mord par deux fois le téton. Aie, ça fait mal. Comme, une fois n'est pas coutume, je me baigne sans maillot, j'écourte ma baignade. Je ne suis pas doté d'un micro pénis susceptible d'être confondu avec une miette d'empanada mais je me méfie de leur voracité...




mardi 22 septembre 2015

Maud Molyneux le multiple

J'ignorais, quand j'ai revu Jeux d'artifices, de Virginie Thévenet, au début de l'été, que Maud Molyneux était mort(e). C'est en cherchant des infos sur lui/elle à cette occasion que j'ai appris la nouvelle (pas très nouvelle, décès en septembre 2008 d'après sa fiche Wiki).

J'avais acheté aux puces, il y a bien longtemps, en pensant à lui, un ensemble de porte-couteaux désuets dont je ne me suis jamais séparé malgré son inutilité et plusieurs déménagements. Clin d'oeil à une collection de vaisselle et d'objets du même vert qui trônait dans une vitrine au coin de la pièce où nous avions dîné ensemble pour la première fois ce soir de l'année... 84, je pense. A cette date, Maud avait quitté le journal Libération et travaillait pour le magazine Joyce. Nous nous sommes revus quelquefois ensuite, toujours dans cet appartement du mythique immeuble de la rue Vavin signé Henri Sauvage.

On trouve sur le Net quelques articles publiés au moment de sa mort et des témoignages sur le site de la cinémathèque, ici. 

Il existe aussi un livre, paru en 2011, qui compile des écrits de Maud sur le cinéma (signé Louella Interim), sur la mode et sur la littérature (signés Dora Forbes), ainsi que des propos recueillis auprès de quelques uns de ses proches : une cousine, Gérard Lefort, Farid Chenoune, Hélène Hazéra, Adeline André, Serge Toubiana etc. (Monsieur Maud, parcours d'un journaliste esthète, éditions Rue Fromentin.)

L'immeuble iconique de Henri Sauvage, rue Vavin, où furent tournées les scènes
de salle de bains et d'ascenseur du Dernier Tango à Paris. La cousine de Maud explique :
" Nos arrière-grands-parents étaient de grands bourgeois, des mécènes importants
à la fin du XIXe siècle. Ils ont, par exemple, financé la construction par Henri Sauvage,
l'architecte de la Samaritaine, de l'immeuble de la rue Vavin
où Marc a longtemps vécu avec sa mère. Un lieu capital dans son existence."
Nulle part pourtant je ne trouve l'anecdote amusante que Maud m'avait confiée sur son prénom (il s'appelait en réalité Marc). Hélène Hazéra indique : "Une serveuse d'un restaurant de Saint-Germain l'a baptisé ainsi, et c'est resté." Lui m'avait glissé malicieusement (mais les deux versions de l'histoire ne s'excluent pas, au contraire) : "C'est tout de même le prénom de la femme de mon psychanalyste..."

Je me souviens chez lui d'un mélange très singulier de rigueur (qui pouvait frôler la rigidité, des choses qui se font et d'autres qui ne se font pas) et d'ouverture d'esprit la plus large, la plus loufoque. Je l'avais rencontré pour ma part par l'intermédiaire d'un photographe très très fantasque qui officiait sous le pseudonyme de Roméo (et que je devais revoir une ultime fois dans la nuit parisienne : il me racontait s'être tout juste échappé d'un hôpital psychiatrique où on l'aurait placé de force).


(Pour ceux qui ne pourrait visionner la vidéo ci-dessus, il s'agit d'un extrait du film Tam tam, de Adolfo Arrieta. Maud apparaît à 1:44. Ceux qui l'ont connu goûteront à nouveau sa diction particulière, un peu sifflante par moment.)
Photo du tournage de Tam tam, par Catherine Faux :
Hélène Hazéra et Maud Molyneux.

Maud avait l'élégance d'accueillir les gens et les choses alors même que ses jugements pouvaient être des plus tranchants. Son acuité sur la création était celle de son regard : déjà il annonçait la pérennité de Jean Paul Gaultier quand d'autres s'interrogeaient encore sur le succès du jeune couturier, et il déplorait que l'apparition du magnétoscope n'ait pas incité chacun (et les critiques de cinéma en premier) à regarder mieux les films, usant de la possibilité de revenir sur une scène, de s'arrêter sur un plan...
Tous n'avaient évidemment pas sa capacité à, au cours d'un article, restituer dialogues ou mouvements de caméra, comme son aptitude d'esthète à voir dieu ou diable dans un détail. Les costumes étaient pour lui, à ce titre, cette partie de l'ensemble qui peut être parfois le tout.

Maud Molyneux est aussi, à sa manière, une partie de l'histoire de notre cinéma.

lundi 14 septembre 2015

sodomie, fellation, cunnilingus...

Relisant avec un brin de perplexité la liste des maux qui gangrènent notre société d'après Daech ("fornication, sodomy, drugs and alcohol", demandez le programme !), j'avais envie d'y ajouter "danse, musique, littérature, cinéma...", et envie de publier une vidéo de Matthew Mallia, gogo boy musclé qui se produit façon danse orientale dans un bar gay de Mykonos. 
Mais, malgré ses efforts de diaphragme, il danse vraiment trop mal ce genre que j'apprécie.

J'ai donc opté pour un intermède cinématographique que les gens de ma génération connaissent bien, tiré de Hair (Milos Forman, 1979). Ah, exquise décadence...


dimanche 13 septembre 2015

très chair business


Tiens, revoilà Aylan Kurdi, le petit bambin dont toute la planète connaît le nom. 
Ou plutôt, tiens, revoilà son image qui, puisqu'elle est une coquille vide, peut être utilisée indéfiniment par n'importe qui. 

Après que sa photo a servi d'argumentaire à Robert Ménard (instrumentalisant l'instrumentalisation précédente), Aylan "pose" involontairement pour Daech cette fois, dans le numéro 11 du magazine Dabiq (p. 22), organe de propagande anglophone du groupe terroriste islamique.
L'argumentaire est simple : c'est mal de s'éloigner d'une terre aussi accueillante que le Khalifat, et de se diriger vers des pays d'incroyance où règnent "fornication, sodomy, drugs and alcohol". C'est mal et c'est dangereux. La preuve : on en meurt.

C'est dans ce même numéro que sont mis en vente deux prisonniers, l'un norvégien, l'autre chinois, avec la mention "This is a limited time offer". Chacun bénéficie d'une pleine page, p. 64 et 65. Ils sont curieusement vêtus de jaune, peut-être car, produits commerciaux à rentabilité espérée, ils ne sont pas encore condamnés à mort comme leurs compagnons d'infortune ordinairement vêtus d'orange ? 
Daech a des subtilités chromatiques singulières.

Mais en tout cas, l'image fait vendre.

vendredi 4 septembre 2015

un cadavre trop trop mignon

La vertu de l'image de presse, de reportage, c'est souvent de nous montrer ce qu'on ignorait, où de matérialiser ce qu'on n'avait pas imaginé, ou ce qu'on arrivait pas à imaginer. Alors elle prend place dans notre imaginaire, elle fait sa place et, par là, nous enseigne sur la difficulté que l'on avait à la construire nous-même, cette image. Dans tous les cas, elle devient témoin : d'une réalité (extérieure), et/ou d'une difficulté (intérieure).

Parfois elle acquiert un statut d'icône : telle photo évoquera pour la grande majorité le débarquement, la libération de Paris, la guerre du Vietnam, les manifestations sur la place Tian'anmen, etc.

Je m'interroge sur l'engouement que suscite la vision du cadavre d'un enfant ces derniers jours, autant dans les rédactions, sur les plateaux télé, chez les hommes politiques, sur les réseaux sociaux, etc

Illustration de Kichka, piquée sur son blog :
http://fr.kichka.com/2015/09/03/aylan-kurdi/

Je ne crois pas que les professionnels de l'information, ni même le grand public ignorent :
- que le déplacement de populations concerne aussi les familles (il me semble que l'on a même beaucoup parlé du problème des réfugiés récemment, et à quoi elle sert, alors, notre dernière Palme d'or du Festival de Cannes ??)
- que la mort touche aussi les enfants (oui, la mort n'est pas réservée aux plus de dix-huit ans, beaucoup de familles peuvent en témoigner)
- qu'un être humain plongé de façon prolongée dans l'eau, de telle façon qu'il ne puisse respirer, meurt : cela s'appelle la noyade (et de cela aussi, il me semble que l'actualité en a fait mention plusieurs fois ces dernières semaines).

Alors ? "Un enfant qui semble dormir, comme notre fils ou notre petit fils", décrit le directeur de La Stampa (Mario Calabresi). "Je ne pensais pas un jour vivre cela. L'horreur n'a pas de limite. Ma colère me mobilise, je n'ai pas le droit de baisser les bras." écrit sur son compte Facebook un collègue, qui publie aussi la photo de l'enfant associée à un poème plutôt discutable, et qui n'explique pas en quoi consisterait sa mobilisation et ses bras levés. C'est "atroce" commente BHL sur BFM, alors même qu'il est habitué aux zones de guerre où il prend généralement la pose. "Il faut avoir un coeur de glace pour ne pas s’émouvoir aux larmes", note Kichka, l'illustrateur à qui j'ai emprunté l'image ci-dessus (sans avoir pour l'instant reçu son accord pour l'utiliser).
Ai-je un coeur de glace ? C'est possible. Il n'empêche qu'à l'évidence, si cette image est publiée, republiée, bloguée, twitttée, c'est que l'enfant est mignon. Si elle ne suscite aucune analyse pertinente, si elle ne contient aucune informations et s'accompagne simplement de commentaires émotifs, c'est qu'elle est "trop chou". 
Habillé comme Oui-Oui, avec une pose à la Winnie l'ourson qui aurait trop mangé de miel, ce corps sans vie ressemble aux photos et vidéos "trop mignonnes" que s'échangent les internautes (des bébés, des chatons, des animaux de toutes sortes), version 2.0 des images des calendriers postaux de nos ancêtres. Maculé de sang ou d'algues, démembré ou éventré, le bambin serait resté dans la case des inmontrables.

C'est un cadavre photogénique. Prêt à l'emploi (pas besoin de Photoshop). Une image consensuelle. Qui fait plaisir à tout le monde.

lundi 31 août 2015

la mort d'Oliver Sacks

A chacune de mes visites à ma mère, je l'ai déjà écrit ici, je m'occupe de ses pieds : bain de pieds, lotion anti-mycose pour les ongles puis crème nourrissante pour éviter les cals et les cors. Chaque fois les mêmes gestes.
Ce soir quand j'enfile une paire de gants en latex jetable, elle les regarde avec surprise :
- Ah, tu as des mains?! dit-elle. 
Elle m'observe enfiler l'un puis l'autre gant.
- D'un seul coup, comme ça, tout blanc, ajoute-t-elle avec une mimique d'approbation.
- Tu m'as déjà vu les mettre, j'en mets à chaque fois maman. Ce sont des gants.
- Des vents?
- Non maman, des gants.
Le mot, apparemment, ne lui dit rien. Cela me rappelle L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

« En venant, je m'étais arrêté chez un fleuriste et avais acheté une extravagante rose rouge pour ma boutonnière. Je l'enlevai et la lui tendis. Il la prit comme un botaniste ou un morphologiste s'empare d'un spécimen et non comme une personne reçoit une fleur.
- Environ quinze centimètres de long, commenta-t-il. Une forme rouge enroulée avec une attache linéaire verte.
- Oui, dis-je, encourageant. Et que pensez-vous que ce soit, docteur P.?
- Pas facile à dire. Il semblait perplexe. Ça manque de la simple symétrie des corps platoniques, bien que ça puisse avoir une symétrie propre... Je pense que ce pourrait être une inflorescence ou une fleur.
[...]
J'essayai un dernier test. Il faisait encore froid, en ce début de printemps, et j'avais jeté mon manteau et mes gants sur le sofa.
- Qu'est-ce que c'est? lui demandai-je en lui tendant un gant.
- Puis-je l'examiner? me demanda-t-il alors et, me le prenant, il procéda à son examen comme s'il s'agissait d'une forme géométrique.
- Une surface continue, annonça-t-il enfin, repliée sur elle-même. Elle a l'air d'avoir [il hesita] cinq excroissances si l'on peut dire.
- Oui, dis-je prudemment, vous m'avez fait une description, maintenant dites-moi ce que c'est.
- Une sorte de récipient?
- Oui, dis-je, et que contient-il?
- Il contient son contenu ! dit le docteur P. en riant. Il y a beaucoup de possibilités. Ça pourrait être un porte monnaie, par exemple, destiné à des pièces de cinq tailles différentes. Ce pourrait...
J'interrompis ce discours absurde.
- Est-ce que ceci ne vous est pas familier? Pensez-vous qu'il pourrait convenir à une partie de votre corps, ou la contenir?
Aucune lueur de reconnaissance n'apparut dans ses yeux.»

Oliver Sacks est mort aujourd'hui, le 30 août. 
L'extrait ci-dessus est tiré de L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, éditions du Seuil, collection Points.

vendredi 28 août 2015

quand Tammet nous offre Murray

J'aime beaucoup Daniel Tammet, pour ce qu'il livre de lui dans son autobiographie, Je suis né un jour bleu.

Malheureusement, ayant donné cet ouvrage à une amie, et je ne peux plus en partager ici quelques extraits significatifs qui rendraient compte, avec ses mots (donc mieux que moi), de sa personnalité attachante. (Mais tout cela n'est que passager car je viens juste d'en commander un nouvel exemplaire sur le Web)
On trouve ça et là sur Internet quelques vidéos de ses participations à des émissions de télévision où, souvent, il est confronté à des demandes, plutôt déplaisantes, de démonstration de ses capacités. Autiste asperger, Daniel Tammet est en effet doté de pouvoirs de mémoire et de calcul hors du commun, entre autres, ce qui lui a valu également d'être le sujet/héros d'un (très) mauvais documentaire (très) bêtement intitulé L'homme ordinateur. Dans ces interventions télévisées, et en contraste avec cet environnement, se perçoivent sa délicatesse et sa sincérité.



Bref, tout cela pour dire que Daniel Tammet est tout autre chose qu'un "phénomène" et que ce qu'il écrit de lui, de ses parents, de son apprentissage du monde des autres, de l'amour, de sa construction, mérite grandement le détour. Sans omettre la description des merveilles rimbaldiennes qui naissent dans son cerveau sujet à la synesthesie, exprimée avec une simplicité qui fait de lui un auteur singulier.
Toutes ces lignes pour introduire, non pas Daniel Tammet ou un de ces nouveaux récits, mais un recueil de quarante poèmes qu'il a traduits, regroupés et présentés. Une forme d'anthologie de textes de Les Murray, issus d'une douzaine d'ouvrages de l'immense poète australien (j'avoue que j'en ignorais même l'existence avant cette traduction salutaire) : C'est une chose sérieuse que d'être parmi les hommes. Le titre du recueil est tiré de l'un de ces poèmes.

On pourra s'étonner d'une traduction qui s'opère d'une langue maternelle, l'anglais, vers une langue d'adoption, le français. Mais pour Daniel Tammet, isolé au cours de ses jeunes années dans ses émotions autistiques, la langue maternelle fut aussi étrangère. Il dit tout cela et d'autres belles choses dans l'émission À quoi ça rime, que l'on peut réécouter ici et qui nous permet de l'entendre lire ces poèmes dans les deux langues.
Le livre est sorti fin 2014 aux éditions L'Iconoclaste. A offrir à tous ceux qui aiment les paroles singulières. 
Extrait :

Le sucre haut

Le miel a donné de la douceur
À Athènes et à Rome, 
Et plus tard, lorsque la splendeur
A pu atteindre d'autres hommes,

La douceur resta le miel
Puisque, pieu ou peu sincère,
Chaque cloître avait son rucher
Pour le miel et la cire

Mais quand les rois et les nouveaux dogmes
Ont vidé les ruches de leur miel
Des millions de gens, mis dans les cales
Ont été séparés de leur vie

Pour faire pousser du sucre
Duquel on a raffiné patiemment
Des frégates, des perruques, des races 
Et des bons sentiments.