jeudi 30 mars 2023

après Daniel Defert

J’ai parfois expliqué que ce qui rendait la tenue de ce blog de plus en plus hasardeuse était le manque de temps chronique qui configure mon quotidien. Pour être toujours vrai, c’est pourtant beaucoup moins déterminant. 
Ce qui me retient d’écrire ici est tout simplement la complexité de mes sentiments, que je peine à mettre en forme et à restituer, assortie de la violence du réel, dont la description me paraît souvent illusoire.

J’ai plusieurs fois relaté sur ce blog des événements qui me mettaient en contact avec le monde médical et hospitalier, et je dois reconnaître qu’une bonne partie de ma représentation de l’état de la société passe pour moi par ce prisme, sans doute car il conjugue des questions de pouvoir et de vulnérabilité avec le souci de prendre soin, de soi comme des autres.

Déjà la crise du Covid m’avait à plusieurs reprises alerté sur des leçons qui, à mon sens, auraient pu être tirées de l’expérience de l’épidémie du VIH (les thèmes de la prévention, du dépistage, de l’ostracisation des malades etc.) et visiblement ne l’étaient pas.

Puis, l’année dernière, j’ai eu à être en contact avec deux médecins, l’un dans un service de cardiologie, l’autre dans une clinique privée, qui après m’avoir fait d’abord très bonne impression se sont révélés tous deux de fort vilaines personnes. 
Sans me lancer dans des détails fastidieux, mais pour éclairer mon propos : le premier, au patronyme de dessert glacé, est entré dans une fureur noire un jour où j’ai commenté le parcours de soins que je venais d’effectuer, il n’a tout simplement pas supporté que j’ai un avis sur les examens que j’avais eu à subir et est parti dans une diatribe enflammée sur « l’hôpital n’est pas un self-service » ; l’autre, qui porte le nom d’une pièce de réception, est une chirurgienne qui, averti du ratage relatif de son intervention, a multiplié les stratégies pour éviter de me recevoir, depuis l’annulation du rendez-vous jusqu’au lapin pur et simple, allant jusqu’à me proposer par e-mail de faire réaliser une intervention d’infiltration tout à fait inutile si possible par quelqu’un d’autre qu’elle.



Évidemment, rien de grave dans tout cela. Y’a pas mort d’homme. Mais tout l’acquis de la place du malade dans le système de soin, conceptualisé notamment par Daniel Defert, m’a paru et me paraît décidément fort loin.
J’en étais là de mes considérations sur l’héritage (perdu?) de l’épidémie du VIH, tout en observant ici ou là cependant des livres ou des émissions de radio qui s’en faisaient l’écho, quand Daniel est mort (le 7 février). 
Ça m’a fait un coup, je dois bien l’avouer. J’avais commencé un billet de blog à son sujet, mais j’ai renoncé pour les raisons exposées plus haut. Le plus efficace sans doute pour approcher le personnage, c’est de réécouter la série d’émission À voix nue qui lui a été consacrée.

mardi 31 janvier 2023

La dernière année de Sylvia Plath imaginée par Elin Cullhed (immensité 16)

«   J’ai appelé la femme des chevaux. j’allais prendre des cours d’équitation, nom d’un chien, qu’est-ce que j’allais être libre ! J’avais besoin de me précipiter à travers les étendues immenses, de laisser un animal plus grand que moi, plus grand que Ted et plus grand que MOI prendre les commandes de la réalité. Pour cela j’allais me servir du Devon, j’allais sortir du tombeau, grimper sur le dos d’un cheval et voir les immensités s’ouvrir devant moi, elles qui avaient voulu me jouer un mauvais tour et m’enfermer dans leur labyrinthe. J’allais voir les collines du Devon d’en haut, à dos de cheval.
    La fille qui m’a accueillie aux écuries était jeune et pas commode. Parfait, moi qui avais déjà annoncé mes cours d’équitation à Ted, ils devenaient réalité.
– Vous pouvez prendre cette jument-là, a dit la fille.
J’avais peur des chevaux.
Les chevaux me rappelaient que j’étais une fille.
    J’avais le cœur qui battait la chamade, j’étais fatiguée, j’étais mère de deux enfants, mais quand même, quand même : avais-je le droit d’être une fille? Même moi?
    L’animal s’est retourné, deux yeux bruns, une mère jument, un dos pour moi.
– Comment s’appelle-t-elle? ai-je demandé en plongeant dans son œil de velours.
– Ariel, a dit la fille.
    J’ai posé ma paume sur son ventre chaud. Sa robe était lisse et muette.
    La fille m’a montré comment la seller, comment grimper dessus et m’asseoir.
– Vous n’avez pas peur des chevaux, ça va?
– Je n’ai peur de rien. »

Extrait de Euphorie, de Elin Cullhed, traduit du suédois par Anna Gibson, aux Éditions de l’Observatoire.

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

dimanche 22 janvier 2023

le Velvet Underground chez les psys




En photo, fragment d’un drôle de bouquin intitulé Warhol, vies multiples (éditions du CNRS).
Dans l’extrait photographié, Jonas Mekas raconte qu’Andy Warhol a organisé la première représentation du Velvet Underground… à un congrès de psys.
Il s’agit effectivement du 43e dîner annuel de la New York Society for Clinical Psychiatry, qui se tient à l’hôtel Delmonico le 13 janvier 1966. Il y a la projection du film Eat, un de ces films warholiens où il ne se passe rien : on y voit Robert Indiana (artiste qui sera plus tard l’auteur de la sculpture Love, en 1970) manger un champignon pendant 45 minutes. La Barbara qui est citée est Barbara Rubin, une jeune femme qui travaillait avec Mekas à la coopérative des réalisateurs, et qui, très active, avait déjà emmené Lou Reed à la cinémathèque pour qu’il puisse jouer de la musique sur des images filmées. C’est par son intermédiaire que Lou Reed et John Cale rencontrent Malanga, puis Warhol et Nico.
C’est Andy Warhol qui a eu l’idée que Nico chante avec les musiciens, qu’on appelle aussi les Velvets à cette époque. Et ce soir-la, c’est effectivement la première apparition publique du groupe avec la chanteuse. Au cours de ce happening cinématographico-musical, Gerard Malanga et Edie Sedgwick (mal orthographié dans le livre, bravo les éditions du CNRS!) dansent.
Comme le rapporte Gerard Malanga, Jonas Mekas a filmé la soirée, avec Barbara Rubin. On retrouve ces images en cherchant un peu sur Internet, mais il n’y a pas grand chose à voir à part des lumières blanches floues sur fond noir. Malanga ne se souvient plus trop de la soirée, mais il note qu’elle était chaotique, électrique, amusante… 
Amusante, sans doute pas pour tout le monde, si l’on en croit un article du New York Times le lendemain, où l’un des psys interviewés déclare «  It was ridiculous, outrageous, painful », quand un autre déplore, concernant la musique, « a short-lived torture of cacophony » et qu’un troisième interroge « Why are they exposing us to these nuts? »
Contrairement à Gerard Malanga, Andy Warhol se souvient bien de la soirée, et la relate dans Popism. Il avait été invité, vraisemblablement en tant qu’artiste, à y intervenir sous la forme d’un speech, mais il avait proposé que soit également montré des films. En revanche, tout le reste a été une surprise pour l’auditoire, notamment Jonas Mekas et Barbara Rubin avec leur caméra et leurs questions aux psys et à leurs épouses: 
« How does her vagina feel like? Is his penis big enough? Do you eat her out?… » Le lendemain, le 14 janvier 1966, si le New York Times titre Syndromes Pop at Delmonico’s, le Tribune, lui, propose Shock Treatment for Psychiatrists

jeudi 19 janvier 2023

ma mère magique

Ça fait longtemps que je n’ai pas, ici, chroniqué les visites que je rends à ma mère dans sa maison de retraite.

Évidemment, souvenez-vous, le Covid est passé par là, interdisant dans un premier temps les visites, puis les autorisant de façon raréfiée avec des modalités « sanitaires » plus ou moins absurdes : dans un local dédié, derrière une vitre en Plexiglas qui ne servait à rien, et après avoir rempli chaque fois un questionnaire stupide sur l’état de santé du visiteur, le tout minuté dans des créneaux horaires restreints et réservables à l’avance. 
Tout cela n’a d’ailleurs pas empêché que ma mère soit contaminée plusieurs fois par le personnel.

Bref. Depuis tout ce temps, la vieille dame se porte bien, sourit, babille et rigole, bien que l’on ne comprenne plus rien de ce qu’elle dit, à part quelques bribes ici et là, et que vraisemblablement elle ne comprenne, en miroir, rien de ce qu’on lui raconte. Qu’importe, puisque interaction il y a, qui semble la mettre en joie et la distraire un peu. Avec le port du masque, on a de toute façon appris à communiquer avec les yeux, de la bille toute ronde au plissement extrême, on parle aussi avec les paupières.
J’ai coutume de dire quand on me demande des nouvelles d’elle : « Elle est toujours sur son tapis volant, elle va bien. » Elle a cependant pas mal diminué physiquement, mais sa gaité et sa malice semblaient demeurer jusqu’ici.

L’autre jour une amie cherche à me joindre alors que je suis dans le rer me dirigeant vers la maison de retraite. En sortant, je dicte un sms, selon mon habitude, pour lui indiquer : «  Je vais chez ma mère, là, je te rappelle plus tard. » La fonction dictée du smartphone comprend et inscrit : « Je vais chez Merlin… »
J’en souris. Entre le tapis volant et Merlin, oui, il y a bien quelque chose de magique, en tout cas quelque chose qui se fout de la réalité et va tenter de faire autre chose avec. 
Cependant aussi vite quelque chose tempère mon sourire : sans me rappeler bien du Merlin l’enchanteur de Walt Disney, j’ai souvenir d’images plutôt sombres, grises ou marron, d’un petit Moustique vulnérable et d’une épée figée dans une enclume. J’y vois cette fois non plus de la magie mais de l’empêchement, de la lourdeur, de l’impossible.

Ce vilain pressentiment prend corps avec ma mère, que je trouve bizarrement absente ce jour-là, qui met beaucoup de temps à entrer en contact avec moi cette fois. Puis les fois suivantes, en tout cas ce mois-ci, j’ai l’impression qu’elle s’absente, qu’elle se dissout. Est-elle fatiguée? Est-ce le poids des ans? Entre-t-elle dans une nouvelle phase comportementale? C’est difficile à dire aujourd’hui, je n’ai pas assez de recul.
Mais parfois la magie fait disparaître des lapins, ou transforme des foulards en colombe…
Ma mère rieuse va peut être se transformer en mère morne (j’évite, on comprendra, le jeu de mot mère morte).

mercredi 18 janvier 2023

janvier 2023

Voici ma carte de vœux de cette année, réalisée en linogravure, avec un travail sur les encres un peu trash. Certaines cartes sont multicolores, d’autres sombres et monochromes, d’autres plus ou moins lisibles.

C’est toujours un plaisir, à l’heure du numérique, de glisser une carte dans une enveloppe dont on aura choisi le timbre avec attention, à destination d’un ou d’une amie.

mardi 20 décembre 2022

une drôle de famille (immensité 15)

« Françoise n’aimait pas son prénom, trop daté, choisi de surcroît par une mère inconnue et qui l’avait abandonnée, même si celle-ci avait des raisons qu’elle découvrit plus tard. Lorsqu’elle commença la photographie, elle décida de signer son travail sous une nouvelle identité : Anne Franski. Un mixte, évidemment, de Boltanski et d’Anne Franck. […] Anne saisit des corps souffrants recouverts de linceuls et reliés, comme elle, à des machines. Des êtres hybrides, mi-humains, mi-robots. Elle ne prend pas les visages et ne dévoile que des détails. Une chevelure qui dépasse d’un drap, des poignets gonflés pendus dans le vide, des membres tuyautés de toute part à de gros appareils blancs d’un autre âge, sortis d’un roman futuriste à la Jules Verne. Elle filme aussi des êtres perdus face à l’immensité de la nature ou de la ville, aux contours toujours flous, des ombres noires que personne ne remarque, appuyés contre des colonnes de pierre et dont on n’aperçoit encore une fois que des mains tendues ou offertes. Ses images montrent toutes l’intimité et la fragilité de la personne humaine. »

Extrait de La Cache, Christophe Boltanski, éditions Stock.

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.