mardi 15 décembre 2020

autres scènes de rue

C’est un soir, je ne sais plus trop, sans doute vers 21heures ou 21h30, je suis sorti dans le quartier faire un peu de footing. Je suis en short, tee-shirt et hoodie, avec juste un petit sac banane qui comprend mes papiers d’identité et cette put... d’attestation (des fois qu’un représentant de l’Etat ait besoin de ça pour comprendre que je fais du sport), ainsi qu’une mini bouteille d’eau. Je ne cours jamais très longtemps, entre une demi-heure, une heure, je ne suis clairement pas un vrai sportif. 
Vers la fin de mon parcours, je suis proche de la Gare de l’Est, je cesse de courir et me mets à marcher en sortant de mon sac ma petite bouteille d’eau. C’est à ce moment qu’un homme de haute stature aux cheveux frisés sort de l’ombre, proche des grilles qui enserrent la gare, et surgit près de moi: « Vous êtes très beau », dit-il avec un large sourire.
Sans m’arrêter, je le regarde, remarque son regard embué par la prise de produits illicites qui expliquerait cette affirmation peu objective, et je répond sobrement « Merci ».
« Vous êtes très beau sexe », ajoute-t-il quand il comprend que je vais reprendre ma foulée. 
Précision inutile, j’avais déjà compris l’objectif de son commentaire (mais tout de même, la drogue fait de ces ravages!, j’ai quasiment soixante ans...)

Moins compréhensible pour moi est cette deuxième anecdote. Cette fois c’est pile dans ma rue, je rentre de quelques courses en vélo et m’apprête à le garer contre les structures métalliques prévues à cet effet en face de chez moi. Un homme sur le trottoir me regarde d’un air amusé et me lance en anglais : 
« You’re so amazing! »
Perplexe, je regarde ma bécane et moi-même : que se passe-t-il donc, ai-je fait une bizarrerie, suis-je sorti sans chaussures, sans pantalon?... Non, je ne vois rien. 
Je demande des explications à l’homme qui s’est arrêté pour me regarder attacher la bicyclette. Il s’excuse de ne pas pouvoir expliquer cela en français, et finit par dire, continuellement très rigolard, secouant la tête comme pour montrer qu’on est là en face d’un truc vraiment incroyable :
« It’s amazing, you are multi millionaire and you are all the day toujours avec le bicycle... »
(Il y a peut être des jours où je ressemble à Elizabeth II???)




mercredi 9 décembre 2020

dans la rue

C'était tout à fait sympathique cette manifestation du samedi 28 novembre.
En tout cas, arrivé place de la République, je me suis senti moins seul : je ne suis pas l'unique citoyen qui commence à en avoir marre et qui s'inquiète de la dérive du gouvernement.
Il semble qu'en plus de ma petite personne, 45 999 autres parisiens voulaient dirent non à ce projet de loi pénible et exprimer leur souhait d'une autre police.
Ca faisait longtemps que je n'avais pas manifesté, je crois que la dernière fois c'était contre la loi El Khomri (façon de me rappeler cruellement que, maintenant, le législateur se moque carrément de ce qui s'exprime, faute de mieux, dans la rue). 

Ce qui m'a séduit cette fois, c'est la multitude et la singularité des banderoles et des panneaux. Enormément de pancartes faites à la maison, plus ou moins bien fabriquées, politiques ou ironiques, qui témoignaient d'une volonté de prendre la parole, de s'exprimer dans l'espace public. Certaines ciblant plutôt l'article 24, d'autres le projet de loi en entier, d'autres encore pointant la violence de la police, et son racisme.

"Eduquez vos flics", "Floutage de gueule", "Moins de drones, plus de neurones", "Darmanin est un crétin", "Souriez vous êtes filmés", "Darmacron, démission !", "ACABlées"...
L'une de ces pancartes m'a particulièrement touché : double-face, elle indiquait sur le recto "1985, la haine" et sur le verso "2020, la honte". On avance (tristement) peu.

Bien sûr, depuis, la cacophonie du gouvernement, des parlementaires et de certains syndicats policiers n'aide pas à être optimiste. Le "en même temps" montre ses limites à ceux qui n'avaient pas voulu les voir : on ne peut pas être à la fois pour la démocratie et contre la démocratie, en tout cas pas "en même temps".

Enfin, je me demande si l'indigence gouvernementale a toujours été du même acabit
Quand j'étais jeune, nous étions moins informés, il n'y avait pas Internet et les réseaux sociaux, et les membres des gouvernements étant alors plus âgés que moi, j'imagine que j'étais moins sensible à cet amateurisme, sans doute plus confiant. Depuis que j'ai dépassé la quarantaine, c'est-à-dire que j'ai maintenant l'âge et donc autant d'expérience (voir plus) et d'expertise dans certains domaines que les membres de ces ministères, maintenant que l'on suit en temps réel les bourdes, les reculades, les approximations de ceux qui nous gouvernent, je trouve ce spectacle désolant. Car on ne peut pas non plus être "en même temps" efficace et inefficace, donner confiance et ne pas donner confiance.
Question vocabulaire, dans l'expression la "formation des élites", il y a au moins visiblement deux mots mal employés : "formation" et "élites".



vendredi 27 novembre 2020

immensité 6

« Thésée se tourne maintenant vers les cimes des montagnes, vers le bleu sombre du lac qui reflète le ciel ; il ouvre puis referme les yeux et laisse entrer en lui les cris roulants des guêpiers comme si ces vibrations reliées au monde étaient une part entière de sa peau ; il inspire, expire et, chaque fois, c’est l’intégralité du monde qui entre en lui ; quel sens y a-t-il à rester là, il se demande, dans ce champ de pierres du cimetière? ne faudrait-il pas plutôt délaisser les morts et se replonger dans le flot de la vie? en accueillant cette voix du frère d’outre-tombe, il pense aux autres corps sous les pierres, à cette façon que nous avons de rendre hommage à ceux qui ont été nos proches en oubliant l’immensité des liaisons qui forment le tout du vivant, en nous recroquevillant sur nos deuils humains ; au lieu que nos morts nous relient à la Terre... »

Extrait de Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo, éditions Verdier.

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

jeudi 26 novembre 2020

nos cauchemars contemporains

Jusqu’où ça va aller? La pandémie, les confinements et les couvre-feux, les pro-masques et les anti-masques, les pro-Hold-Up et les anti-Hold-Up, les darmaneries, les violences policières... On n’en peut plus là, n’est-ce pas?
Si c’est un mauvais rêve, faut qu’on se réveille rapidement. Et qu’on redevienne adulte.

Il y a eu cette sensation étrange de vivre dans un film de science-fiction lors du premier confinement, la conscience d’assister à un événement tout de même assez extraordinaire qui faisaient passer les contraintes et les difficultés au second plan. Mais là, on a vraiment envie de cette loi sécurité votée alors que les citoyens sont cloîtrés? Sans blaguer, les parlementaires sont ok pour ça?

J’entends les juristes informés qui me disent : cette loi ne change rien, c’est juste pour faire plaisir à certains. Mais quand je vois comment les journalistes sont traités ces jours-ci, quand je vois ce que se permettent quelques policiers sadiques racistes menteurs décérébrés parjures dangereux (rayer la mention inutile si besoin), j’ai un sérieux doute. 


Au pire, ce sera juste symbolique de dire qu’on n’est pas d’accord, samedi. Mais le symbolique, ça compte.



vendredi 20 novembre 2020

mon platane généalogique

J’ai trouvé dans ma boîte aux lettres une enveloppe longue, imprimée d’un paysage, visiblement publicitaire. Quand je l’ai ouverte par curiosité et que j’ai lu au milieu du courrier : « Aucun remède n’existe malheureusement pour lutter contre le chancre coloré : pour éviter la propagation, la seule solution reste l’abattage des platanes malades... », j’ai éclaté de rire. 
Je me suis dit (bêtement), Ah, c’est fort, toute la planète est préoccupée par une pandémie virale, en complet désastre social, et voilà des gens qui nous sollicitent pour une maladie qui touche des arbres, ce n’est pas le bon timing, ils ne vont pas récolter beaucoup d’argent sûrement. 

Et puis, entre le courrier plié et une enveloppe pour réponse se trouvaient trois cartes postales de format long également, avec des vues du canal du Midi. Ces images m’ont happé d’une façon particulière, comme si elles me parlaient de quelque chose de familier. J’ai cherché quels étaient ces lieux représentés, mais les images n’étaient pas légendées, et je suis allé sur le site replantonslecanaldumidi.fr voir si ces photos y étaient reproduites avec des informations supplémentaires. En vain. 
Cette attraction singulière qu’exercent parfois sur moi les images, souvent des photos anciennes plutôt, je la connais : le sentiment d’être lié avec elles de façon archaïque, inconsciente, quasiment organique, comme une mémoire transmise, moléculaire. Un souvenir qui ne m’appartient pas et qui m’habite, qui s’est créé dans un autre cerveau que le mien mais qui est familier à ma rétine. Avec un agréable sentiment de lassitude (il était tard, il faut dire, et j’étais fatigué d’une longue journée de travail), j’ai comme accepté que c’était mes racines méridionales qui s’exprimaient ici, et que je pouvais m’y soumettre. Une façon inédite d’honorer la mémoire du père de ma mère, et ce qui reste de cette femme modifiée par la folie.

J’ai résolument décidé que sauver des arbres n’était pas moins pertinent que de sauver des vies humaines, et que j’allais payer mon tribut au sauvetage de ce patrimoine végétal.



C’était un ou deux jours avant d’apprendre que, contrairement à ce qui était d’actualité dans le post du 8 novembre, ma mère venait d’être déclarée positive au Covid. Merci aux mesures sanitaires qui nous ont tenus éloignés de la maison de retraite mais n’ont pas empêché que le virus y pénètre et y fasse des dégâts... D’autres jours encore ont passé, pendant lesquels je me suis fort inquiété, avant de recevoir des nouvelles plus rassurantes. J’étais dans l’idée d’une synchronicité magique qui m’inciterait à enraciner des platanes au moment où il faudrait porter ma mère en terre. Il n’est est rien, pour l’instant.

jeudi 12 novembre 2020

à quoi servent les livres...

Grâce à ce deuxième confinement, effet paradoxal, j'ai découvert les librairies de mon quartier. Il faut dire que j'aime beaucoup acheter les livres d'occasion, soit sur un mode "trouver une édition particulière" (j'ai déjà détaillé mon symptôme ici) , soit sur un mode "décroissance". Et que du coup j'en commande beaucoup en ligne, sur les sites de deuxième main.

J'ai donc fait une petite provision d'ouvrages un jour sur parislibrairies.fr, choisissant plusieurs boutiques selon celles qui pouvaient me procurer les articles le jour même, boutiques que j'ai rejointes d'un coup de vélo aussitôt. "Vous avez fait vite", m'a dit le premier libraire chez qui je me suis rendu, interloqué, il venait à peine de préparer mon bouquin à emporter.

Les trois librairies dont j'ai ainsi fait la connaissance limitée m'ont parues très agréables. Pour autant, en entendant l'autre jour (l'insupportable) Emmanuel Carrère défendre (bien mal) sur France Inter l'ouverture de ces commerces, je me suis aperçu que je n'avais pas forcément comme lui l'expérience de la "table du libraire", pleine de savoureuses découvertes ; ou plutôt que je la vis aussi bien sur Internet cette même expérience, découvrant par hasard des auteurs ou des livres au gré de mes recherches. 
Sans compter que "libraire" n'est pas synonyme de "personne imparablement sympathique"; j'ai l'affreux souvenir d'un professionnel de mon quartier qui, un jour, au moment où je réglai en liquide nombre de bouquins, fit envoler maladroitement la pile de billets que j'avais posée sur son comptoir. L'un de ces billets était passé derrière le meuble, du côté où il se tenait, mais il refusa de le chercher au prétexte que vraisemblablement le billet perdu n'existait pas, comprendre : que je mentais. Quelques heures plus tard une de ses employées me téléphonait piteusement pour annoncer avoir retrouver ces pauvres petits cinq euros de papier. Depuis j'évite toujours cet endroit, bien que je pense qu'il ait changé de direction depuis.

Mes commandes de livres du samedi.


Bref, ces courses, c'était ce samedi, le jour où l'élection de Biden a été confirmée, et quelques jours plus tard, après tous ces articles au sujet de Kamala Harris, apprenant que le futur président nommerait sans doute Stacey Abrams au gouvernement (les plus audacieux chuchotent à la justice), j'ai regardé la couverture du bouquin de Toni Morrison avec émotion, voyant dans cet objet le symbole de l'engagement de cette belle artiste qui a produit une oeuvre politique dont on peut penser sans risque d'erreur qu'elle a contribué, en prenant sa place dans la littérature américaine, à faire de la place aux femmes noires dans l'Amérique d'aujourd'hui. Que son fantôme nous accompagne !

dimanche 8 novembre 2020

ma mère lointaine

Ma mère n’est pas morte, elle n’est pas malade (je veux dire elle n’est pas malade du Covid) et elle est toujours bien folle. 
Évidemment, depuis le premier confinement, le rythme de nos rencontres hebdomadaires a été plus que bouleversé : pulverisé! Sans compter les périodes où, le virus réussissant malgré toutes les précautions à pénétrer dans l’établissement, toutes les visites dans la maison de retraite sont provisoirement suspendues. C’est le cas encore cette semaine. 
La dernière fois que je l’ai vue, samedi dernier, elle avait l’air plus perchée que jamais : j’ai pris une photo d’elle où elle regarde le plafond avec béatitude, comme si la Vierge Marie descendait sur elle à parapente, joyeuse et apparemment heureuse comme à son habitude. Moi je n’avais pas pu lui rendre visite depuis plusieurs semaines, les seuls horaires autorisés ne me laissant que le week-end pour cela et j’anime parfois des groupes le samedi et le dimanche, et puis j’ai pris quelques vacances. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu le sentiment d’être un parfait inconnu pour elle, bien qu’elle m’ait prodigué toutes sortes de grâces assorties de compliments. Ne pas s’en formaliser, passer outre et s’intéresser à ce qu’on peut faire ensemble, dans ce temps imparti... Les visites sont, en plus, limitées à une demi-heure, chacun d’un côté d’un bureau surmonté d’une paroi de Plexiglas (le correcteur automatique de l’ordinateur avait proposé paranoïa de Plexiglas, ce qui me paraît approprié). Bref, on tient une longue discussion insensée, sans queue ni tête, toute pleine de phrases absurdes et tendres.
Je n’ai pas non plus le droit de m’approcher d’elle depuis le printemps et donc de lui prodiguer les soins dont nous avions l’habitude. Mon frère prétend qu’elle a beaucoup diminué physiquement, mais je n’ai plus du tout l’occasion d’évaluer cela.


Au mois de septembre, j’ai participé à une formation de quelques jours et, cherchant un cahier qui pourrait me servir à prendre des notes, j’en avais trouvé un que j’utilisais lors de mes visites à ma mère quand elle était encore chez elle (j’y avais dessiné des fruits et des légumes et j’essayais de lui en faire retrouver le nom, et je notais aussi les phrases amusantes qu’elle disait quelquefois) et, ensuite, les premiers temps dans la maison de retraite. Comme il était peu rempli, je m’en suis servi lors de cette formation, et c’était étrange par moment de feuilleter ce calepin et de trouver, datant de fin 2016 début 2017, des sentences délirantes mais différentes encore de ce qu’elle est capable de dire aujourd’hui. Il y a notamment celle-ci, qui me touche beaucoup et représente un temps déjà accompli : « Des fois j’ai envie de te voir mais je ne le fais pas exprès. »
J’ai le sentiment que le coronavirus et les confinements me volent de précieux instants.

samedi 24 octobre 2020

noir, blanc, vert

C’est étrange, c’est la mort de George Floyd qui a entraîné cette longue interruption de mon blog. Il est mort le 25 mai, le dernier post ici date du 23 mai. Dès son meurtre (le mot est sans doute plus juste que décès), sur Facebook circulaient des publications qui expliquaient l’affaire avec des images vidéo de son dernier souffle. Je n’ai pas pu les regarder. Ça m’a étonné car j’avais regardé tellement de vidéos horribles lorsque les djihadistes n’arrêtaient pas de faire de la propagande avec des exécutions en ligne. Mais dans ce cas, c’est le dispositif de la propagande que je regardais, et l’exploitation, en conscience, des images de la mort. Rien à voir avec la fin tragique de George Floyd.

Bol abolitionniste, aux environs de 1810,
photographié au musée d’Histoire de la ville de 
Nantes, un des premiers ports négriers de France

Je crois que ça m’a mis face à la problématique du racisme d’une façon nouvelle : comme si je prenais brusquement conscience de son existence, ce qui n’est évidemment pas le cas, donc plutôt comme si, avec ces images inregardables, quelque chose de la visibilité du racisme était à reconsidérer. Du coup, j’ai pris le temps de m’interroger sur mon propre rapport au racisme, j’ai lu pas mal d’articles, de bouquins, visionné pas mal de trucs variés sur Internet, documentaires ou conférences, écouté des podcasts. Autant de temps passé à cela qui m’a tenu éloigné du blog. Je n’ai d’ailleurs pas tout à fait terminé mon enquête, ou mon auto-enquête, puisque ce sont bien mes propres représentations que je questionnais/questionne. Notamment, je lisais et j’entendais plusieurs personnes qui s’insurgeaient de l’utilisation du mot « Black » à la place du mot « Noir », dénonçant une inconsciente volonté d’invisibiliser la race avec le choix de ce terme (évidemment ces personnes sont des trentenaires...), d’autres qui, avec justesse, utilisaient le concept de blanchité, car il n’est pas toujours nécessaire d'être Blanc pour être Blanc...
Bref, des mois après cette mort violente (et alors que d’autres événements tragiques ont mobilisé l’attention internationale), c’est volontairement avec une allusion futile à la couleur que je reviens ici. Ni Blanc ni Noir, cette fois c’est la couleur verte. 
Mon pull vert... 

J’avais acheté au début de l’été un pull vert en solde, que j’ai porté cette semaine pour mettre crânement en valeur mon bronzage obtenu la semaine encore précédente. Une jeune femme, que je côtoie régulièrement pour des raisons professionnelles, s’approche de moi et me confie cette histoire charmante. 
Quand elle me parle, elle a le visage à demi caché par un masque assez champêtre, joli semis de fleurs sur un fond sombre bleu marine. Elle me raconte l’attirance irrésistible qu’elle éprouve face â ce vert, celui-là, le vert pétant de mon pull. Dans un magasin, sur une brocante, si un objet de cette couleur passe dans son champ de vision, elle ne peut s’empêcher de l’acheter. Sa maison est pleine de touches de vert. Un jour où elle se questionne à propos de cet attrait irrationnel, lui revient en mémoire ce souvenir. 
Elle est toute petite enfant et avance dans la vie en compagnie d’un doudou, un ours blanc qui ne la quitte pas et qui est vêtu d’un petit gilet. Un après-midi, rentrant de promenade avec sa grand-mère, elle s’aperçoit qu’elle a perdu (elle ou son ours) le petit gilet de la peluche. La soirée est pleine de larmes et le lendemain on part à la recherche du gilet dans les prés et les bois, que l’on retrouve, tout trempé mais intègre. Suite à cet événement, la grand-mère décide d’apprendre à sa petite-fille à tricoter afin qu’elle puisse créer elle-même des tenues à son ours. Vous l’aurez compris, ce petit gilet d’origine était vert, un vert qui, ajoute la jeune femme, lui semble étrangement de plus en plus essentiel plus elle vieillit.
Pour finir, Marie, c’est son prénom, me dit joliment : « Donc aujourd’hui, tu es mon ours. »
Ours blanc, évidemment.

samedi 23 mai 2020

les visionnaires

Je termine ces jours-ci le dernier livre d'un auteur que je suis un peu, Alain Blottière, car c'est un ami d'amie. L'écrivain en question a déjà reçu de nombreux prix, et compte dans son fan club Amélie Nothomb, excusez du peu...

Azur noir
, sa dernière publication, tourne autour de la figure d'un adolescent, comme c'est le cas de plusieurs de ses œuvres récentes, et restitue, par un habile voyage dans le temps, le premier séjour parisien de Rimbaud, la cohabitation avec Verlaine, sa femme et ses beaux-parents, le tout avec un luxe de détails qui donne envie de suivre les déambulations du poète sur Google street. Les spécialistes de Rimbaud n'apprendront sans doute rien, les simples amateurs (dont je suis) ne bouderont pas leur plaisir.

Mais c'est pour une toute autre raison que je mentionne aujourd'hui ce livre. Au cours des cent cinquante et quelques pages, l'auteur dépeint une situation climatique qui se dégrade de jour en jour, depuis des images d'incendies spectaculaires à la télévision jusqu'à une tempête de poussière mortelle qui oblige des pays entiers... au confinement. Extraits.

"La tempête de poussière jaune couvrait une partie de l'Europe et s'insinuait dans les bronches avec ses particules toxiques. Il était recommandé de fermer ses fenêtres et de ne pas sortir, mais la nuée entrait partout et l'on commença à compter les morts. Un de ces derniers jours, Léo fit une tournée d'adieu." [...]
"Cette panne d"Internet, disait-on, était due au nuage de poussière brûlante qui s'infiltrait même dans les centres de données, en particuliers leurs climatiseurs, conjugué à la panique qui poussait tous les confinés à se relier les uns aux autres, saturant les réseaux. Sa mère l'appela, mais cette fois il ne décrocha pas puis l'écouta lui dire dans son message que le nuage n'avait pas encore atteint la Finlande mais s'en approchait, qu'elle se demandait si son vol ne serait pas annulé [...]."

Le livre est sorti début janvier 2020, et je crois que c'est la première fois que je lisais dans un roman le mot "confiné". On peut dire que Blottière a le chic de l'air du temps. Ou que c'est lui le voyant...

Azur noir, d'Alain Blottière, est publié chez Gallimard.



dimanche 17 mai 2020

et après ?...

Semis de confinement, jour 40.
Une semaine déjà que nous sommes dans "le monde d'après". Alors, ça vous fait quoi ? 
Non, je blague, là nous ne sommes que dans l'après-confinement. "Le monde d'après", c'est pour plus tard. Ou alors on va passer dans ce monde-là, celui d'après, tout progressivement sans s'en rendre compte ?... Sans même qu'on nous demande notre avis ?...

J'ai retrouvé le plaisir du vélo. Ce n'était pas interdit de faire du vélo, mais il y a eu tellement de couacs et de déclarations contradictoires émanant des différents ministères à ce sujet que le risque était grand de se trouver devant un flic qui, lui, n'aurait pas été au courant que c'était permis. J'avais la flemme d'une prune et d'une contestation de prune.

Côté monde d'après et légalité, je mets ici un lien très utile, clair et précis, sur les dispositions prévues dans le cadre de la gestion de la Covid 19.
Ne pas se laisser influencer par la banalisation ambiante de la délation. On parle ici de santé publique, et c'est justement une raison de ne pas faire n'importe quoi.

Extrêmement docile, j'ai rédigé
une quantité industrielle d'attestations pendant
le confinement. Et ça, c'est vraiment fini!

samedi 9 mai 2020

vive la vie !


J'ai reçu des masques par la poste : le cadeau d'une amie. Avec ces deux créations en tissu, une carte postale du Japon qui reproduit un très beau Picasso.

Le même jour, une voisine m'offre des boutures. Elle ne sait pas me dire le nom de ses plantes quand elle m'en parle dans le hall de l'immeuble, et, plus tard, elle m'apporte un bocal qui doit venir directement de son rebord de fenêtre. Pourtant, l'une de ces espèces aime plutôt la chaleur : le récipient contient en effet un géranium et des boutures de tamaya, fleur que je connais mal mais qui préfère vivre en intérieur.

"Nature morte avec crâne", Pablo Picasso.

Evidemment plus que les plantes, c'est le geste qui me fait plaisir, mais plus encore la résonance de ce cadeau "green" avec le vert de la carte de M. Je la glisse chez moi sous un cadre ancien en verre biseauté olive et noir qui jouxte un crâne de chèvre.

J'établis une analogie soudaine entre le masque et le crâne d'ailleurs. Sans doute par ce que le jeune homme à qui appartenait ce trophée m'avait raconté que, lors de ses études d'art, son professeur de dessin avait l'habitude de montrer un crâne humain aux élèves, et plus spécialement les rangées de dents, en leur disant : "N'oubliez jamais que derrière tout visage il y a ce sourire... éternel!"
Je ne peux m'empêcher de penser à lui d'ailleurs, emporté par l'épidémie du sida il y a plusieurs dizaines d'années, me demandant quel serait son regard sur la situation que nous sommes en train de vivre. Car nous sommes bien vivants, encore (en tout cas ceux qui peuvent lire cette phrase).

Au 50, rue du Faubourg-Saint-Denis, le PNY (des burgers),
aime toujours amuser la galerie avec son enseigne à thème.

vendredi 8 mai 2020

tentation générale


C'est presque la fin du confinement, dans trois jours, et ça frétille de partout. Les voitures sont déjà en nombre, les passants plus décontractés, invincibles avec leurs masques.
En passant devant ce qu'on appelait avant une supérette, qui a pris la place de ce qu'on appelait avant une alimentation, je remarque l'enseigne récente endommagée qui découvre l'ancienne, et je ne peux m'empêcher de lire "Tentation générale". J'ai le sentiment que c'est le ton ambiant.


Autant le dire : le jour d'après, je n'y crois pas. Cette sorte de monde de demain qui par magie prendrait en compte les erreurs du passé pour faire du mieux. Mouaif. Disons que je suis sceptique, plutôt sur la ligne du Nicolas Mathieu du 31 mars.
Faut dire que j'ai remarqué la clameur au balcon, tous ces gens qui applaudissaient les soignants, faisaient du bruit. Eh bien j'ai aussi remarqué que les jours de pluie, plus rien. Même ceux dont la banderole criait à la face de l'univers : "On n'oubliera pas." Secs au soleil, sur le mode apéro, on est solidaires. Par temps gris, plutôt solitaires. Ce n'est pas une critique, je le conçois fort bien : c'est simplement que c'est tellement humain, comme sans doute de stocker des pâtes et du PQ. On y revient toujours.

Tout le monde veut bien faire, mais en s'économisant au maxi. Un peu comme les masques. Tout le monde veut bien en mettre, mais les mettre convenablement, c'est plus compliqué, pas sûr que ça plaise. Par exemple, si l'on voulait être efficace, les barbus devraient se raser pour porter un masque. (Aie ! crise identitaire en vue, même si on autorise toujours les Stan Smith et les claquettes Adidas). C'est dire.

Donc le signal, c'est cela. Je ne vois pas comment on pourrait faire un demain différent, alors qu'à l'avant-veille de la fin du confinement, tout le monde frémit de vouloir déjà tout refaire à l'identique.

mercredi 29 avril 2020

poésie (immensité 5)

Semis de confinement, jour 18.

J'ai tout de même profité du temps de confinement.
1/ J'ai écouté une chanson de Oum Kalsoum, Al Atlal (les ruines) : presque une heure, chose que je ne m'étais pas autorisé depuis des lustres.
2/ J'ai accepté de participer à une chaîne de mails (vous voyez le genre, un truc à envoyer à 20 personnes qui doivent faire de même etc.), ce que je ne fais jamais, mais elle m'était adressée par une amie précieuse, et l'objet en était d'envoyer un poème, et donc d'en recevoir.
A cette occasion j'ai reçu (merci Pascal) un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du mal, que je connaissais pas, et qui, hasard, contient le mot immensité. Voilà le prétexte pour le partager ici.

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Je termine ce billet par une photo pas terrible, qui fait référence à mon billet du 3 avril, où j'avais commencé à parler des plantes du balcon. Nommant les giroflées, que je venais d'identifier, j'ai écrit que j'avais fait cette découverte "avec étonnement". En réalité mon étonnement m'a étonné...
J'ai pris conscience alors, en y repensant, que la giroflée était pour moi une fleur littéraire, du registre des poésies que l'on apprend enfant à l'école, une fleur qu'on retrouverait chez Victor Hugo ou Maurice Carême, mais pas sur mon balcon... Une fleur cours moyen.
Alors que l'année dernière, j'ai commandé sciemment cette fois des ancolies, en référence à Guillaume Apollinaire. Les premières ont fleuri ces jours-ci.

"L'anémone et l'ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie..."

au bal masqué...

Le masque est en train de devenir le nouveau préservatif.

Je m'amuse beaucoup en ce moment à comparer la situation actuelle à celle que "nous" avons vécu avec l'épidémie du sida, ce "nous" englobant les personnes qui, à cette époque, fin 1980 début 1990, ont travaillé dans le milieu de l'information, de la prévention et du soutien aux personnes exposées de près ou de plus loin au VIH.
Malheureusement aujourd'hui – est-ce l'âge de nos gouvernants, est-ce le fantasme que la Covid 19 se transmet par télépathie ou par un regard appuyé ?... – les questions éthiques ont l'air de passer au second plan, le premier plan étant occupé par cette fameuse "guerre contre un ennemi invisible".

Il faut dire qu'entre la banalisation des risques pour que les affaires reprennent, et au contraire les propos alarmistes pour que chacun reste chez soi, les grands écarts de communication n'ont pas favorisé la compréhension des problématiques.
Toujours est-il qu'aujourd'hui je n'ai entendu personne rappeler qu'un test de dépistage devrait être une démarche volontaire et consentie opérée par une personne bien informée. Et personne s'étonner non plus que les personnes séropositives au corona virus puissent être discriminées. Chacun a l'air au contraire tout à fait près à ce que les malades soient identifiés et enfermés, et tiens, pourquoi pas tatoués ?... Vous reprendrez bien un paquet de pâtes et un rouleau de PQ ?

Il a bien fallu quarante jours de confinement avant que des personnalités prennent la parole pour demander que l'on puisse se promener tranquillement dans la nature, alors le temps que les sujets éthiques montent au cerveau du gouvernement, on a de la marge.
De la même façon, je crois que j'ai vu passer sous mes yeux des milliers d'articles concernant les risques et les séquelles du confinement, mais quasiment rien sur ce que vivent les personnes atteintes de cette maladie potentiellement mortelle, dont les symptômes d'insuffisance respiratoire assez flippants, et vivant parfois cela en famille.

Il me semble que le point aveugle en ce moment, ce sont les malades. Cela sont socialement rassurants, déjà étiquetés : inutile d'en parler. Invisibles. Ce qui est intéressant, c'est le nombre de morts et les applaudissements pour les soignants, qui reprennent le double blind : ça fait peur restez chez vous, et la valeur travail héroïque, y'a pas mieux.

Donc nous voilà avec ces masques, passés d'inutiles à indispensables, qui devraient donc être utilisés, comme les préservatifs, lorsque nous sommes en relation avec une personne sérodiscordante ou supposée telle, ou en promiscuité dans une partouze sociale. Inutile de dire que les usages saugrenus du masque sont déjà légion, entre ceux qui les utilisent lorsqu'ils sont seuls dehors à téléphoner sur un banc, ou ceux qui le tripotent, se mouchent, le repositionnent etc.
Rappelons déjà le minimum : comme le préso, il ne doit pas être troué, et ne doit pas avoir servi la veille...


Comme celle en haut du billet, ces photos ont été faites
dans mon quartier.



mardi 21 avril 2020

Christophe etc.

Semis de confinement, jour 6.
Le hasard est une drôle de chose, que d'aucuns prétendent qu'il n'existe pas... Alors que le chanteur Christophe est mort il y a quatre jours, le 16 avril, sans aucun rapport avec cela je consulte un vieil article que j'avais mis de côté concernant des films documentaires sur la folie. 
Il y est question du célèbre film de Depardon, San Clemente (1982), de Titicut Follies, réalisé par Frederick Wiseman en 1967 dans le Massachussetts, dont on trouve quelques extraits sur le Net (ici et là par exemple), et également de Saint-Anne. Hôpital psychiatrique, tourné par le français Ilan Klipper en 2010. Après ce documentaire, ce dernier a réalisé un court-métrage (j'avais tapé "court-métrange") intitulé Juke-Box, dont Christophe joue le héros : un malade mental qui peine à se réintégrer après sa sortie de l'hôpital. On trouve aussi quelques minutes du film sur Internet, mais vraiment, pas sûr que ça vaille le coup de regarder ça.

En revanche, question folie douce, la version d'Aline avec Philippe Katerine , sur l'album Christophe etc est délicieuse... Sur YouTube ici....

Semis de confinement, jour 13.

mardi 14 avril 2020

immensité 4

« En général je ne fais pas de razzias l'hiver, quand la terre est un cadavre. Il serait plus sage de me coucher en rond et dormir comme un ours dans ma caverne. Mon cœur va au ralenti, comme l'eau en train de geler, et je n'arrive plus très bien à me rappeler l'odeur du sang. Et pourtant je ne tiens pas en place. Je me laisserais dégringoler, si je le pouvais, à travers temps et espace, jusqu'à l'antre du dragon. Mais je ne puis. Je marche lentement, essuyant la neige sur mon visage du revers du bras. Pas un bruit sur la terre, que le chuchotement de la neige qui tombe. Je me souviens de quelque chose. Je me souviens de mes tristesses. Un vide sans limites comme un ciel bas. Je suis suspendu aux racines entortillées d'un chêne, le regard plongeant dans l'immensité. Loin, immensément loin, je vois le soleil, noir mais brillant, et autour, qui tournent lentement, des araignées. Si l'on m'avait demandé "qu'est-ce ?...". Je m'arrête sur mes traces, intrigué – quoique sans émotion – par ce que je vois. J'aurais dit " laissez-moi tranquille". Mais voici de nouveau les bois, et la neige qui tombe, et toute la vie qui dort, profondément. Ce n'est rien. Ce n'est qu'une sorte de rêve. Je poursuis mon chemin, mal à l'aise. J'attends. »

Extrait de Grendel, de John Gardner, éditions Denoël, 1974.

Beowulf, écrit probablement au VIIIe siècle, passe en général pour le plus grand poème de la langue anglaise. Le héros éponyme est un tueur de monstres, et il va tuer Grendel, puis la mère de Grendel. Dans ce livre, John Gardner se met à la place de Grendel, raconte l'histoire vécue par le monstre.

Cette série "immensité" présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

vendredi 10 avril 2020

la nature de l'homme

Semis de confinement, jour 1.

En fait, non : ce n'est pas réellement l'érémitisme le fil rouge du bouquin que j'évoquais hier.
L'ouvrage étant placé sous l'ombre réelle ou supposée de Michel Foucault, j'aurais dû m'y attendre. Il faut dire qu'il met un temps à s'infléchir, l'air de rien, comme pour transporter le lecteur ailleurs sans qu'il s'en aperçoive...

Finalement à travers ces portraits de "sauvages", et notamment la figure de Theodore Kaczynski, militant anti-technologique plus connu du grand public sous le nom d'Unabomber, se dessine la grande question de "conduire sa vie".
Un commentaire de l'œuvre de Foucault, cité dans le livre : " La question de la tekhnê, pour Foucault, se situe donc non seulement au croisement du rapport à soi et du rapport aux autres, mais n'est pas dissociable d'une expérience (c'est en ce sens qu'on peut parler de matérialité, y compris quand l'expérience en question est spirituelle : elle engage des manières de conduire sa propre existence, d'en problématiser les modes). Et cette expérience, en ce qu'elle travaille le rapport à soi, produit - invente, modifie, expérimente de manière inédite - précisément ce soi dont elle a fait sa matière. Soi n'est bien entendu pas, dans ce contexte, le nom d'une identité ou d'une position, c'est la matière même de l'expérimentation de la tekhnê - et c'en est également le résultat, le produit sans cesse remis à l'ouvrage, modifié, plié à la logique créative d'un devenir sans terme." (Judith Revel dans la revue Tracé, 2009)

Philippe Artières nous mène aux militances d'aujourd'hui et aux Zones À Défendre, puis quelques pages avant la fin à l'évocation d'Ivan Illich et de son livre, Société sans école. Du coup, j'ai vraiment du mal rétrospectivement à croire à cette fausse ingénuité, en ouverture, concernant Paul Goodman et son bouquin non moins célèbre, Growing up Absurd.

Encore un extrait, sous la plume de Theodore Kaczynski, qui vit reclus dans la nature : "Ce qui est important, c'est que lorsque vous vivez dans les bois plutôt que de leur rendre visite, la beauté fait partie de votre vie plutôt que de la regarder de l'extérieur.
[...] En rapport avec cela, une partie de l'intimité avec la nature que vous acquérez est l'affûtage de vos sens. Non pas que votre audition ou votre vue deviennent plus aiguës, mais vous remarquez davantage les choses. En ville, on a tendance à être tourné vers l'intérieur, d'une certaine manière. Votre environnement est rempli d'images et de sons non pertinents, et vous êtes conditionnés à en bloquer la plupart hors de votre conscience. Dans les bois, vous prenez conscience que votre conscience est tournée vers l'extérieur, vers votre environnement, vous êtes donc beaucoup plus conscient de ce qui se passe autour de vous." 

Une image, pour finir, qui associe l'enfermement et la nature, et qui est citée quelques lignes avant le point final du livre. C'est une image d'Eugene Richards, prise dans un hôpital psychiatrique pénitentiaire. Le chevreuil fait partie d'un programme de zoothérapie.

Le Dossier sauvage, de Philippe Artières, est publié aux éditions verticales.

Lima, Ohio, Hospital for the criminally insane, 1981.
Prise sur le blog journaleuse.com

mercredi 8 avril 2020

l'érémitisme 2.0

Laurent, le Sauvage du Var
Après avoir fait le constat précédent et réjouissant (Je suis un vieil ermite rassis), j'ai commencé un bouquin acheté il y a quelques semaines, pour m'apercevoir que le thème en est, précisément, les ermites !

Le Dossier sauvage, tel est le titre du livre, m'a été conseillé par l'ami qui m'avait, en 2011, incité à lire Ce qu'aimer veut dire, de Mathieu Lindon, et à peu près pour les mêmes raisons : on y parlait de Michel Foucault, mais aussi de Daniel Defert, son compagnon.
Dans son ouvrage, Philippe Artières, l'auteur, enquête sur un dossier ayant été (vrai ou faux ?) réalisé par Foucault. Mais j'ignorais que le fil rouge de cet ensemble de notes était l'érémitisme.

Pour la nostalgie foucaldienne et fétichiste, on reste complètement sur sa faim, même si le livre débute dans l'appartement de la rue de Vaugirard du couple d'intellectuels. Plus étonnant, à la page 16, on y cite Paul Goodman, qu'Artières paraît découvrir et auquel il fait tout de même la grâce d'une page entière qui se clôt par ce verdict définitif : "Dans l'index des Dits et écrits que je consulte, à la lettre G il y a Genet, Goldman, Gramsci mais pas ce Goodman." (Autant dire : cet homme n'existe pas !)
Il faut dire que le bouquin procède archives par archives, citations par citations, plus nombreuses que le texte écrit par l'auteur lui-même. Et que je n'en suis pas encore, comme le Sauvage du Var, à vouloir tisser mes habits avec mes propres poils et cheveux collectés et conservés dans un grand sac.

Un des personnages de Lison Daniel.
Pour preuve, comme chacun a dû l'être, j'ai été saturé d'envois comiques en tout genre sur les réseaux sociaux et via mes outils habituels de communication. Je partage avec vous mon préféré de toute cette masse de choses : les portraits réalisés par Lison Daniel sur son compte instagram Les.caractères. Et voulant me tenir au courant de la situation internationale de l'épidémie, j'ai également regardé tous les épisodes de la série d'Arte Viral. Vue de la place Saint-Marc déserte, la plage de Copa Cabana idem, et quelques infos qui font relativiser : en Inde, 1 médecin pour 11000 habitants...

J'ai encore tenté d'en connaître plus sur les plantes avec lesquelles je cohabite, et parfois je me heurte à des imprécisions entre fleurs cousines : est-ce la dimorphoteca ou l'osteospernum dont les capitules se ferment en l'absence de soleil ? En voilà une question existentielle, non ? Mais présent sur mon balcon à regarder ci et ça, j'entends quelqu'un me héler depuis l'immeuble d'en face. C'est l'homme qui, un jour, dans la rue, m'avait nommé le monsieur des fleurs. Il me crie depuis sa fenêtre, montrant mon balcon "On se croirait à la campagne !" Et il ajoute, reprenant une argumentation qu'il avait déjà déployée ce jour de novembre : " C'est le plus beau du quartier. Les autres sont m'as-tu vu..."

Mais moi je pense secrètement qu'on peut être un ermite et aimer tout de même être vu...

vendredi 3 avril 2020

tropisme misanthropique

Un pied d'anthémis.
Déjà début avril : je n'ai pas vu le temps passer. Cela va peut-être arriver, car j'ai achevé aujourd'hui un certain nombre d'engagements qui me mobilisaient.

Je vois que le 19 mars, je parlais de "savourer les surprises que nous réserve cette crise sanitaire". Mais quelle mouche m'avait donc piqué ! J'ai aujourd'hui le sentiment que la surprise, c'est qu'il y en ait si peu... Sans doute cette épidémie est un révélateur, mais de choses que l'on savait déjà si bien.

Allez, j'avoue que c'est peut-être sur l'intensité des phénomènes que je peux encore écarquiller les yeux. Par exemple, j'ai des collègues que je ne trouvais pas malins : je découvre qu'ils sont stupides. Parfois cela se traduit dans la réalité physique. Dans mon quartier, au début du confinement, personne ne respectait le mètre ou mètre cinquante de distance sanitaire : ils étaient à touche touche dans les magasins pour acheter du PQ, et, soudain, ces derniers jours, les voilà qui s'égrènent sur les trottoirs espacés de deux mètres cinquante ou trois mètres, pas moins. Mystère de la constipation ? (Quel temps on aurait gagné si tous ces gens avaient adopté la scatophagie.)

Allez, j'avoue encore une autre chose. Je déteste les applaudisseurs de balcon. J'éprouve une gêne réelle, qui m'empêche même de m'approcher des fenêtres à 20 heures quand leur spectacle commence.
Dans ma rue, qui est toute petite et absolument pas passante (mais le qualificatif de passante, en plein confinement, est de toute façon obsolète), certaines personnes ont déroulé une grande banderole verticale, sur deux étages. Je ne sais plus ce que ça disait exactement, le vent l'a heureusement déchirée très vite, mais on voit l'idée, avec de gros cœurs rouges. Ça me fait le même effet que les personnes qui sortent un drapeau bleu blanc rouge au moment des finales ou demi-finales de football. Une forme d'opportunisme émotionnel, faussement solidaire et communautaire, qui va s'effacer quelques heures après la fin de l'événement (ou quelques jours après la fin du pic de l'épidémie).
La première fois  que j'y ai assisté, c'était sans le vouloir, j'étais sur mon balcon, et j'ai vu toutes ces personnes s'applaudirent entre elles et se trouver formidables d'applaudir. Oui, une petite gêne, comme de surprendre quelqu'un en train de se masturber (ce qui ne m'est jamais arrivé, mais j'imagine).

Évidemment je m'en veux un peu de tant de misanthropie. Suivant vaguement le fil de mon billet du 27 mars, j'ai, à de très rares moments perdus, commencé à chercher le nom des plantes qui poussent, presque seules, sur le balcon. J'ai découvert que des fleurs au look de petites marguerites se nomment anthémis, que des succulentes un peu rachitiques dû au manque de soleil sont des sedum palmeri. Et avec étonnement, que ces plantes ultravivaces qui se resèment allègrement et colonisent tout sont des giroflées. Ma recherche sur ces dernières m'a cependant mis en face de phrases du genre : "elles sont toujours associées au jardin de curé" ou "très présente dans les jardins de grand-mères ou les jardins de curé" ou encore "que l'on trouvait dans les jardins dits de curé".

Voilà. Trahi par mes plantes. Je dois avoir une âme de vieil ermite ronchon.

lundi 30 mars 2020

covid à l'ehpad

Une photo qui date de février.
Cet après-midi, j'ai eu un rendez-vous Skype avec ma mère. Je ne sais plus depuis combien de semaines je ne l'avais pas vue. 

L'Agence Régionale de Santé avait décidé l'interdiction des visites dans les maisons de retraite plus d'une semaine avant le confinement, et, encore avant, l'établissement dans lequel est "incarcérée" ma mère avait établi des règles sévères sur le nombre de visiteurs par jour, la durée des visites, que je n'ai pas vraiment respectées. 
Rapidement, comme l'ont fait je pense la plupart des Ehpad, la maison a mis en place des possibilités de prises de contact numériques, une application avec laquelle je crois que l'on peut envoyer des photos et des messages, et la possibilité d'une entrevue via Skype.

Cet empêchement d'aller lui rendre visite a été l'élément qui a le plus bouleversé mon agenda perso, plus que le confinement en réalité. D'un coup je me retrouvais avec deux soirées libérées, alors que d'habitude mes visites me faisaient rentrer chez moi vers 21h30, 22h00. Sentiment d'un gain de temps tellement énorme !

Je ne me suis pas du tout mobilisé pour la contacter par Skype pour une raison technique (je ne sais pourquoi ma nouvelle connexion Internet refusait Skype avec ma tablette et mon ordi) et parce que l'état de folie de de ma mère rendait peu plausible sa capacité a interagir avec un écran, et à même comprendre la situation d'une communication virtuelle.

Finalement il y a eu un élément nouveau : un pensionnaire est infecté par le covid-19 dans cette soi-disant forteresse dont nous sommes exclus depuis des semaines. Cataplum ! L'information m'a été livrée par ma soeur, qui n'a pas eu la présence d'esprit de demander à l'établissement si la cause de l'infection avait été identifiée (comment est entré le virus ?). On n'a vraiment pas les mêmes préoccupations.

Ni une ni deux, j'ai donc fait un essai technique avec ma nouvelle tablette pour voir si tout fonctionnait, et j'ai pris rendez-vous pour une entrevue Skype avec ma mère. Maintenant, à cause du pensionnaire infecté, tout le monde est cloîtré dans sa chambre. Je me demande si cela ne va pas favoriser le décrochage complet de ma mère, dont la seule distraction était l'activité qu'elle voyait autour d'elle.

Une soignante, la tablette sous le bras, entre donc dans la chambre de maman. Celle-ci est couchée sur son lit, à moitié ou complètement endormie. La tablette lui est mise sous le nez, elle regarde un peu, commente en disant n'importe quoi comme d'habitude, un peu comateuse puis repart la tête en arrière. Forcément elle est allongée, ce n'est pas très pratique. Je demande à la soignante si on peut la redresser. Oui, les voilà toutes les deux assises sur le lit. Du coup, maman regarde vraiment. Je lui explique qu'on a pas le droit de venir mais que toute la famille l'aime très fort, et qu'on va revenir très vite. Elle a l'air en forme. Elle me regarde en souriant mais je n'ai aucune idée de si elle me reconnaît. "Elle caresse votre visage sur la tablette" me dit la soignante, ce qui me semble une interprétation d'un geste plus mécanique que cela, mais pourquoi pas. C'est pas grand chose, mais ça me fait plaisir de la voir.

L'anecdote amusante (ou pas du tout) est celle-ci. Pour des raisons que je vous passe ici, j'ai donc été mis en communication Skype avec la jeune soignante alors qu'elle était au rez-de-chaussée, et devait donc rejoindre le premier où loge ma mère. C'est une jeune femme que je ne connais pas, et, c'est rassurant, elle porte un masque de papier bleu ciel. Elle prend l'ascenseur qui, chose courante, descend au -1 au lieu de monter à l'étage choisi. Elle me l'explique, et s'excuse de la lenteur de l'ascenseur. À ce moment j'entends une autre voix, c'est la voix d'une pensionnaire que je reconnais, qui ne comprend pas où arrive l'ascenseur. "C'est qu'il est descendu au -1", lui précise aussi la soignante. Mais l'autre est sourde : "Hein ?" Alors pour être entendue, la jeune femme se penche vers la pensionnaire que je ne vois pas, et descend son masque jusqu'au menton pour découvrir sa bouche et répéter plus fort...

J'espère que ce n'était pas la dernière fois où j'aurais vu ma mère en vie.

vendredi 27 mars 2020

le temps qu'il fait, le temps qui fuit


Oui, comme chez Leïla Slimani, chez moi aussi les camélias sont en fleur. Mais je ne vais pas vous faire le coup du journal de confinement, ni de l'anti-journal de confinement.

Ça m'a fait sourire cette polémique sur le quotidien des écrivains et écrivaines reclus, car le vendredi précédant le début du confinement, une jeune femme me disait à propos du coronavirus (on venait d'apprendre que le ministre de la Culture avait été testé positif) : "Avec cette maladie tout le monde est touché.  Il n'y a pas de barrières sociales, il n'y a plus de classes sociales..."
Je m'étais permis de tempérer son ardeur, lui signalant par ailleurs que je doutais que les employeurs payent longtemps leurs employés à ne rien faire, et la tentative récente de Pénicaud d'utiliser une semaine de congés payés à ces fins m'a ravi : on peut toujours compter sur l'opportunisme de Mumu.

Je préfère mes fleurs aux ministres, vraiment. Je m'aperçois que de toutes les espèces qui croissent sur le balcon (et avec cet hiver si doux c'est la folie), il y en a beaucoup dont je ne connais pas le nom. Une lacune à combler, ce qui pourrait être une parfaite activité de confinement. Chez nous (comprendre en Creuse), auparavant, on disait :
"Taille tôt, taille tard
Rien ne vaut la taille de mars." Évidemment cette année c'est impossible.
Je me demande si avec le réchauffement climatique tous ces dictons ne vont pas devenir complètement out.

À dire vrai, je ne me souhaite aucune activité de confinement. Le seul élément que je trouve vraiment changé, c'est que j'ai du mal à savoir quel jour nous sommes aujourd'hui. Et pour que ça m'arrive, ça, ça veut vraiment dire qu'il y a un truc qui a craqué !

vendredi 20 mars 2020

no man is an island

Le premier plaisir, je n'en ai pas parlé dans le billet d'hier, ça a été d'être réveillé le mardi matin, à cinq heures, par un chant d'oiseau inconnu.
Je suis resté un moment incrédule, goûtant ce moment d''entre le sommeil et le réveil, la conscience du poids du corps sur le matelas, une vision un peu réduite, simplifiée, à cause de l'obscurité et des facultés perceptives encore endormies : et puis là-bas, dans cette pochade à la fois lumineuse et sombre du ciel matinal au-dessus des toits, loin derrière la fenêtre sans rideaux, ce chant d'oiseau transparent, tendu comme un ruban, qui semble pourtant se déployer dans tout l'espace, être partout et nulle part. Le confinement n'était annoncé que depuis la veille, mais les rumeurs persistances avaient déjà chassé nombre de citadins au loin. Avant de me rendormir j'ai pensé simplement : "Déjà !"
J'ai dit tout de même mon incrédulité. J'imagine que chacun d'entre nous a vécu de semblables instants, où un tout petit rien nous sommes gorgé de sens, d'esthétique, de plaisir. J'ai le souvenir de la surprise d'être sorti du sommeil par ce chant si léger, l'impression que ce chant m'est destiné tout en sachant qu'il n'en est rien. La conscience de moi dans ce lit et d'un petit quelque chose de vivant, très éloigné, qui me rejoint en me restant inaccessible.

Delphine Horvilleur. Photo Philippe Dobrowolska,
prise sur le site du Républicain Lorrain
J'aime bien les paradoxes, les polarités opposées qui cohabitent. Voilà pourquoi sans doute j'ai été sensible à cette vidéo découverte sur les réseaux sociaux, dont je parlais dans mon post précédent. C'est Delphine Horvilleur qui s'exprime sur la crise d'aujourd'hui. Elle donne une définition de la santé que ceux qui me connaissent savent que je partage : en hébreu, la santé n'est pas un état stable, mais c'est une capacité, celle de faire surgir du neuf. 
Plus loin elle cite Hillel l'ancien ("Si je ne suis pas pour moi, qui est pour moi ? Mais quand je ne suis que pour moi, que suis-je ?"), passe par John Donne ("Aucun homme n'est une île") pour terminer avec Amos Oz ("Chacun d'entre nous est une presqu'île"). Il s'agit, on l'aura compris, d'illustrer le titre de la vidéo qui fait référence au confinement : "Séparés mais ensemble". Le lien de la vidéo est ci-dessous (sinon on peut la trouver sur le site tenoua.org).

jeudi 19 mars 2020

confinement et conneries fines


Voilà, on y est, depuis hier midi. Pour l'instant, à dire vrai, l'effet confinement ne se fait pas sentir de mon côté : je n'ai tout simplement pas arrêté de m'activer. Le plus bizarre pour moi c'est de ne plus avoir mes rendez-vous hebdomadaires avec ma gentille folle dans sa maison de retraite. L'interdiction des visites a été mise en place depuis un moment déjà. C'est vraiment ça qui me donne l'impression d'avoir soudain beaucoup beaucoup de temps de libre. Et j'avoue que c'est plutôt agréable.

Les autres faits marquants, pour moi, ça a commencé par la lecture d'un tweet au sujet du gel hydroalcoolique. Je ne sais plus par quel mystère il m'est passé sous le nez, il disait en substance, avec humour : "Comment, comment, le marché ne se régule pas tout seul ? l'Etat intervient pour le prix du gel hydroalcoolique... Mais c'est du communisme !" Cette petite blague m'a parue très signifiante. Elle m'a mise en alerte et m'a semblé de suite prémonitoire.
Depuis, on a vu le sieur Macron faire avec emphase l'éloge du service public devant la nation ébahie, puis valoriser tous ces salariés qui allaient se mettre en télétravail. Des sala quoi ? Des salariés ? Ces gens de l'ancien monde d'avant les start-up, qui voudraient un droit du travail, des prudhommes et des droits au chômage ? Finalement quand quelqu'un tousse dans la cordée, tout le monde se sent subitement concerné : ça tempère ou diffère les réformes imbéciles et injustes et on a même entendu Bruno Le Maire parler de nationalisation. 

J'aimerais en déduire que, vrai !, le "chacun pour sa gueule", on voit bien que ça ne marche pas. Mais mes quelques passages dans des épiceries aux rayons vides ont fait vaciller cette bisounoursienne hypothèse. Il va encore falloir accepter cette perpétuelle ambivalence de l'être humain, et savourer les surprises que nous réserve cette crise sanitaire. 

Et à propos du mot crise, il faut que je publie ici dans la foulée une intervention de Delphine Horvilleur qui évoque la racine de ce mot et son rapport avec la salle d'accouchement : bref, ça fait mal mais ça fait du nouveau...



mardi 10 mars 2020

Vessel, de Damien Jalet

A la fin du spectacle, on découvre, surpris, les corps des danseurs
et des danseuses que l'on a vus pliés en deux et sans tête pendant une heure.
Vu Vessel, samedi soir, au Palais de Chaillot. Un spectacle de danse tout à fait fascinant, signé de Damien Jalet, danseur chorégraphe qui a collaboré avec Sidi Larbi Cherkaoui, Marina Abramovic ou Madonna, c'est dire...


J'ai cherché une vidéo qui restituerait ce qui m'a impressionné, mais je n'ai pas trouvé. J'ai été saisi d'émotion pendant l'heure entière du spectacle. Certains commentateurs vous diront : on ne voit jamais le visage des danseurs.
C'est plus fort que cela en réalité, on ne voit jamais leur tête, dissimulée derrière leurs bras. Si bien que l'on perd la notion du corps en lui-même, de son orientation, et que, lorsque deux danseurs sont enchevêtrés ou positionnés l'un derrière l'autre, on ne sait plus à qui appartiennent les jambes ou les bras. Les duos deviennent d'inquiétantes compositions de chair mouvante, souvent symétriques, comme de gros insectes ou de gros organes avec appendices s'agitant ça et là. Et c'est malheureusement ce que ne montre pas la bande-annonce officielle (ci-dessus).

La scénographie évoque quelque chose d'avant l'apparition de l'homme. Une étendue d'eau, au milieu de laquelle flotte une sorte d'iceberg, qui bouillonne en son centre. Autour, ces formes vivantes et indéchiffrables, bactéries géantes ou amibes copulant, qui parfois se figent semblant figurer un masque fétiche ou une idole païenne.

C'est troublant et corporellement engagé comme un spectacle de butoh, et d'une beauté délicieusement dérangeante. Dans la troupe presque exclusivement japonaise, on reconnait Aimilios Arapoglou, l'un des danseurs fétiches de Damien Jalet.

Vessel, de Damien Jalet et Kohei Nawa, avec Aimilios Arapoglou, Nobuyoshi Asai, Nicola Leahey, Ruri Mitoh, Jun Morii, Mirai Moriyama et Naoko Tozawa.
Jusqu'au 13 mars.