vendredi 27 novembre 2020

immensité 6

« Thésée se tourne maintenant vers les cimes des montagnes, vers le bleu sombre du lac qui reflète le ciel ; il ouvre puis referme les yeux et laisse entrer en lui les cris roulants des guêpiers comme si ces vibrations reliées au monde étaient une part entière de sa peau ; il inspire, expire et, chaque fois, c’est l’intégralité du monde qui entre en lui ; quel sens y a-t-il à rester là, il se demande, dans ce champ de pierres du cimetière? ne faudrait-il pas plutôt délaisser les morts et se replonger dans le flot de la vie? en accueillant cette voix du frère d’outre-tombe, il pense aux autres corps sous les pierres, à cette façon que nous avons de rendre hommage à ceux qui ont été nos proches en oubliant l’immensité des liaisons qui forment le tout du vivant, en nous recroquevillant sur nos deuils humains ; au lieu que nos morts nous relient à la Terre... »

Extrait de Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo, éditions Verdier.

Cette série « immensité » présente des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

jeudi 26 novembre 2020

nos cauchemars contemporains

Jusqu’où ça va aller? La pandémie, les confinements et les couvre-feux, les pro-masques et les anti-masques, les pro-Hold-Up et les anti-Hold-Up, les darmaneries, les violences policières... On n’en peut plus là, n’est-ce pas?
Si c’est un mauvais rêve, faut qu’on se réveille rapidement. Et qu’on redevienne adulte.

Il y a eu cette sensation étrange de vivre dans un film de science-fiction lors du premier confinement, la conscience d’assister à un événement tout de même assez extraordinaire qui faisaient passer les contraintes et les difficultés au second plan. Mais là, on a vraiment envie de cette loi sécurité votée alors que les citoyens sont cloîtrés? Sans blaguer, les parlementaires sont ok pour ça?

J’entends les juristes informés qui me disent : cette loi ne change rien, c’est juste pour faire plaisir à certains. Mais quand je vois comment les journalistes sont traités ces jours-ci, quand je vois ce que se permettent quelques policiers sadiques racistes menteurs décérébrés parjures dangereux (rayer la mention inutile si besoin), j’ai un sérieux doute. 


Au pire, ce sera juste symbolique de dire qu’on n’est pas d’accord, samedi. Mais le symbolique, ça compte.



vendredi 20 novembre 2020

mon platane généalogique

J’ai trouvé dans ma boîte aux lettres une enveloppe longue, imprimée d’un paysage, visiblement publicitaire. Quand je l’ai ouverte par curiosité et que j’ai lu au milieu du courrier : « Aucun remède n’existe malheureusement pour lutter contre le chancre coloré : pour éviter la propagation, la seule solution reste l’abattage des platanes malades... », j’ai éclaté de rire. 
Je me suis dit (bêtement), Ah, c’est fort, toute la planète est préoccupée par une pandémie virale, en complet désastre social, et voilà des gens qui nous sollicitent pour une maladie qui touche des arbres, ce n’est pas le bon timing, ils ne vont pas récolter beaucoup d’argent sûrement. 

Et puis, entre le courrier plié et une enveloppe pour réponse se trouvaient trois cartes postales de format long également, avec des vues du canal du Midi. Ces images m’ont happé d’une façon particulière, comme si elles me parlaient de quelque chose de familier. J’ai cherché quels étaient ces lieux représentés, mais les images n’étaient pas légendées, et je suis allé sur le site replantonslecanaldumidi.fr voir si ces photos y étaient reproduites avec des informations supplémentaires. En vain. 
Cette attraction singulière qu’exercent parfois sur moi les images, souvent des photos anciennes plutôt, je la connais : le sentiment d’être lié avec elles de façon archaïque, inconsciente, quasiment organique, comme une mémoire transmise, moléculaire. Un souvenir qui ne m’appartient pas et qui m’habite, qui s’est créé dans un autre cerveau que le mien mais qui est familier à ma rétine. Avec un agréable sentiment de lassitude (il était tard, il faut dire, et j’étais fatigué d’une longue journée de travail), j’ai comme accepté que c’était mes racines méridionales qui s’exprimaient ici, et que je pouvais m’y soumettre. Une façon inédite d’honorer la mémoire du père de ma mère, et ce qui reste de cette femme modifiée par la folie.

J’ai résolument décidé que sauver des arbres n’était pas moins pertinent que de sauver des vies humaines, et que j’allais payer mon tribut au sauvetage de ce patrimoine végétal.



C’était un ou deux jours avant d’apprendre que, contrairement à ce qui était d’actualité dans le post du 8 novembre, ma mère venait d’être déclarée positive au Covid. Merci aux mesures sanitaires qui nous ont tenus éloignés de la maison de retraite mais n’ont pas empêché que le virus y pénètre et y fasse des dégâts... D’autres jours encore ont passé, pendant lesquels je me suis fort inquiété, avant de recevoir des nouvelles plus rassurantes. J’étais dans l’idée d’une synchronicité magique qui m’inciterait à enraciner des platanes au moment où il faudrait porter ma mère en terre. Il n’est est rien, pour l’instant.

jeudi 12 novembre 2020

à quoi servent les livres...

Grâce à ce deuxième confinement, effet paradoxal, j'ai découvert les librairies de mon quartier. Il faut dire que j'aime beaucoup acheter les livres d'occasion, soit sur un mode "trouver une édition particulière" (j'ai déjà détaillé mon symptôme ici) , soit sur un mode "décroissance". Et que du coup j'en commande beaucoup en ligne, sur les sites de deuxième main.

J'ai donc fait une petite provision d'ouvrages un jour sur parislibrairies.fr, choisissant plusieurs boutiques selon celles qui pouvaient me procurer les articles le jour même, boutiques que j'ai rejointes d'un coup de vélo aussitôt. "Vous avez fait vite", m'a dit le premier libraire chez qui je me suis rendu, interloqué, il venait à peine de préparer mon bouquin à emporter.

Les trois librairies dont j'ai ainsi fait la connaissance limitée m'ont parues très agréables. Pour autant, en entendant l'autre jour (l'insupportable) Emmanuel Carrère défendre (bien mal) sur France Inter l'ouverture de ces commerces, je me suis aperçu que je n'avais pas forcément comme lui l'expérience de la "table du libraire", pleine de savoureuses découvertes ; ou plutôt que je la vis aussi bien sur Internet cette même expérience, découvrant par hasard des auteurs ou des livres au gré de mes recherches. 
Sans compter que "libraire" n'est pas synonyme de "personne imparablement sympathique"; j'ai l'affreux souvenir d'un professionnel de mon quartier qui, un jour, au moment où je réglai en liquide nombre de bouquins, fit envoler maladroitement la pile de billets que j'avais posée sur son comptoir. L'un de ces billets était passé derrière le meuble, du côté où il se tenait, mais il refusa de le chercher au prétexte que vraisemblablement le billet perdu n'existait pas, comprendre : que je mentais. Quelques heures plus tard une de ses employées me téléphonait piteusement pour annoncer avoir retrouver ces pauvres petits cinq euros de papier. Depuis j'évite toujours cet endroit, bien que je pense qu'il ait changé de direction depuis.

Mes commandes de livres du samedi.


Bref, ces courses, c'était ce samedi, le jour où l'élection de Biden a été confirmée, et quelques jours plus tard, après tous ces articles au sujet de Kamala Harris, apprenant que le futur président nommerait sans doute Stacey Abrams au gouvernement (les plus audacieux chuchotent à la justice), j'ai regardé la couverture du bouquin de Toni Morrison avec émotion, voyant dans cet objet le symbole de l'engagement de cette belle artiste qui a produit une oeuvre politique dont on peut penser sans risque d'erreur qu'elle a contribué, en prenant sa place dans la littérature américaine, à faire de la place aux femmes noires dans l'Amérique d'aujourd'hui. Que son fantôme nous accompagne !

dimanche 8 novembre 2020

ma mère lointaine

Ma mère n’est pas morte, elle n’est pas malade (je veux dire elle n’est pas malade du Covid) et elle est toujours bien folle. 
Évidemment, depuis le premier confinement, le rythme de nos rencontres hebdomadaires a été plus que bouleversé : pulverisé! Sans compter les périodes où, le virus réussissant malgré toutes les précautions à pénétrer dans l’établissement, toutes les visites dans la maison de retraite sont provisoirement suspendues. C’est le cas encore cette semaine. 
La dernière fois que je l’ai vue, samedi dernier, elle avait l’air plus perchée que jamais : j’ai pris une photo d’elle où elle regarde le plafond avec béatitude, comme si la Vierge Marie descendait sur elle à parapente, joyeuse et apparemment heureuse comme à son habitude. Moi je n’avais pas pu lui rendre visite depuis plusieurs semaines, les seuls horaires autorisés ne me laissant que le week-end pour cela et j’anime parfois des groupes le samedi et le dimanche, et puis j’ai pris quelques vacances. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu le sentiment d’être un parfait inconnu pour elle, bien qu’elle m’ait prodigué toutes sortes de grâces assorties de compliments. Ne pas s’en formaliser, passer outre et s’intéresser à ce qu’on peut faire ensemble, dans ce temps imparti... Les visites sont, en plus, limitées à une demi-heure, chacun d’un côté d’un bureau surmonté d’une paroi de Plexiglas (le correcteur automatique de l’ordinateur avait proposé paranoïa de Plexiglas, ce qui me paraît approprié). Bref, on tient une longue discussion insensée, sans queue ni tête, toute pleine de phrases absurdes et tendres.
Je n’ai pas non plus le droit de m’approcher d’elle depuis le printemps et donc de lui prodiguer les soins dont nous avions l’habitude. Mon frère prétend qu’elle a beaucoup diminué physiquement, mais je n’ai plus du tout l’occasion d’évaluer cela.


Au mois de septembre, j’ai participé à une formation de quelques jours et, cherchant un cahier qui pourrait me servir à prendre des notes, j’en avais trouvé un que j’utilisais lors de mes visites à ma mère quand elle était encore chez elle (j’y avais dessiné des fruits et des légumes et j’essayais de lui en faire retrouver le nom, et je notais aussi les phrases amusantes qu’elle disait quelquefois) et, ensuite, les premiers temps dans la maison de retraite. Comme il était peu rempli, je m’en suis servi lors de cette formation, et c’était étrange par moment de feuilleter ce calepin et de trouver, datant de fin 2016 début 2017, des sentences délirantes mais différentes encore de ce qu’elle est capable de dire aujourd’hui. Il y a notamment celle-ci, qui me touche beaucoup et représente un temps déjà accompli : « Des fois j’ai envie de te voir mais je ne le fais pas exprès. »
J’ai le sentiment que le coronavirus et les confinements me volent de précieux instants.